Dissection de la relation entre Gülen et Erdoğan
TORONTO, Canada – Suite à la tentative de coup d’État le 15 juillet dernier en Turquie, le président Recep Tayyip Erdoğan a rapidement dénoncé la personne qu’il croyait être derrière l’insurrection.
Le président turc a déclaré à plusieurs reprises que les putschistes recevaient leurs ordres « de Pennsylvanie », allusion au rival du leader du parti de la Justice et du Développement (AKP), le religieux turc vivant aux États-Unis Fethullah Gülen.
Dans les jours suivant le coup d’État manqué, Ankara a officiellement demandé au gouvernement américain d’extrader Gülen, qui vit en exil auto-imposé en Pennsylvanie depuis 1999.
« Lorsqu’ils nous remettront cette tête pensante terroriste vivant en Pennsylvanie, tout sera clair », a déclaré Erdoğan à la foule à Istanbul le samedi suivant le putsch.
Gülen a, quant à lui, nié toute implication dans la tentative de coup d’État, accusant Erdoğan de s’en servir comme prétexte pour les attaquer, lui et ses partisans. « Il est ridicule, irresponsable et faux de prétendre que j’ai quelque chose à voir avec cet horrible coup d’État manqué », a déclaré le religieux dans un communiqué publié mardi.
« Je demande instamment au gouvernement américain de rejeter toute tentative d’abuser de la procédure d’extradition dans le but de mener des vendettas politiques. »
Cependant, des questions majeures subsistent sur l’implication de Gülen et du rôle des membres du mouvement güleniste, aussi connu sous le nom de mouvement Hizmet (service), dans les récents événements.
Qui est Gülen ?
Fethullah Gülen est né en 1941 près d’Erzurum, dans le nord-est de la Turquie. Il s’est fait connaître comme prédicateur musulman et intellectuel dans les années 1970, plaidant pour le dialogue interreligieux, l’éducation moderne et l’activisme basé sur la foi.
« Le mouvement Gülen se différencie des autres mouvements islamiques par son accent sur l’importance de l’éthique dans l’éducation, les médias, les affaires et la vie publique », a écrit Gürkan Çelik, auteur de The Gülen Movement: Building Social Cohesion through Dialogue and Education, ouvrage qui présente un bilan très positif de l’idéologie et des activités de Gülen.
Le mouvement Gülen dit s’opposer à l’utilisation de l’islam comme idéologie politique et se présente comme une force modérée préconisant la coopération et le dialogue.
Il est actif dans les domaines de l’éducation, du dialogue, de l’humanitaire et des médias dans plus de 160 pays à travers le monde, selon le Centre d’études sur le Hizmet, une organisation sans but lucratif basée à Londres et affiliée à Gülen.
Plusieurs organisations sans but lucratif affiliées à Gülen, notamment la Fondation des Journalistes et des Écrivains turcs et l’Alliance pour les valeurs communes, ont été créées, et le mouvement organise également des séminaires et des conférences. Gülen aurait des millions d’adeptes dans le monde entier, bien que le nombre exact reste inconnu.
Mais au-delà de la création d’écoles, des organismes de bienfaisance et des organisations non-gouvernementales, les sympathisants de Gülen ont aussi un « côté obscur », a récemment écrit le chroniqueur turc Mustafa Akyol.
Les reportages et les enquêtes des médias ont montré que les gülenistes étaient derrière une « organisation secrète au sein de l’État, un projet qui se poursuit depuis des décennies afin d’établir un contrôle bureaucratique sur l’État », a écrit Akyol.
L’an dernier, Ankara a embauché le cabinet d’avocats Amsterdam & Partners LLP pour enquêter sur les activités mondiales du mouvement Gülen et exposer ses présumés actes illicites.
« Les activités du réseau Gülen, notamment son infiltration de la justice et de la police turcs ainsi que son lobbying politique à l’étranger, devraient inquiéter tous ceux qui se soucient de l’avenir de la démocratie en Turquie », avait déclaré à l’époque l’associé fondateur Robert Amsterdam.
La Turquie a officiellement inscrit le mouvement Gülen comme organisation terroriste en mai.
« Nous ne laisserons pas tranquilles dans ce pays ceux qui divisent la nation », avait déclaré Erdoğan à l’époque. « Ils seront amenés à rendre des comptes. Certains ont fui, certains sont en prison et jugés actuellement. Ce processus se poursuivra. »
« Un divorce très amer »
Toutefois, les relations entre Erdoğan et Gülen n’ont pas toujours été aussi explosives.
Erdoğan a été proche de Gülen pendant des dizaines d’années et les deux dirigeants s’opposaient aux forces kémalistes laïques en Turquie.
Ils partageaient également l’objectif de transformer la Turquie en un état dont l’essence serait un « nationalisme turc avec une très forte religiosité conservatrice », a déclaré Ariel Salzmann, professeure agrégée d’histoire islamique et internationale à la Queen’s University au Canada.
Erdoğan et Gülen furent des « partenaires cherchant à prendre le pouvoir pendant des décennies », a indiqué Salzmann.
Ces dirigeants partageaient la même opposition aux forces kémalistes en Turquie depuis de nombreuses années et, même s’il ne s’est pas lancé lui-même en politique, Gülen soutenait l’AKP – et a donc mobilisé ses partisans – lorsque le parti a été fondé et plus tard est arrivé au pouvoir.
Les membres du mouvement Gülen ont également été liés à deux affaires notables en Turquie : les enquêtes Ergenekon et Sledgehammer, qui portaient sur des tentatives présumées de renverser le gouvernement de l’AKP et Erdoğan.
L’affaire Ergenekon a conduit à l’arrestation d’Ahmet Sik, un journaliste qui a écrit un livre sur le mouvement Gülen et l’influence alléguée qu’il exerçait dans les forces de sécurité turques. Les critiques affirment que l’affaire Ergenekon n’était qu’un prétexte pour cibler les dissidents.
« C’est une confrérie islamique moderne », a déclaré Salzmann à Middle East Eye concernant les débuts de la relation entre Gülen et Erdoğan.
« Ils avaient des intérêts communs et ils étaient complémentaires à bien des égards », a ajouté Salzmann.
Les liens entre Erdoğan et Gülen ont commencé à s’effilocher lorsque des partisans de Gülen au sein de la police et de la justice « sont devenus un peu trop indépendants », selon Salzmann, et ils se sont aggravés lorsque Gülen lui-même a critiqué Erdoğan pour sa gestion des manifestations du parc Gezi en 2013.
Plus tard cette année-là, Erdoğan a affirmé que Gülen et ses partisans avaient essayé de faire tomber son gouvernement par le biais d’une enquête pour corruption mettant en cause plusieurs responsables et chefs d’entreprise ayant des liens avec l’AKP et qui a conduit à la démission de ministres de l’AKP.
Le gouvernement a également accusé des membres du mouvement Gülen d’avoir mis sur écoute des responsables du gouvernement.
Depuis, Erdoğan a déclaré à plusieurs reprises que Gülen dirige un « état parallèle » en Turquie et son gouvernement a réprimé les institutions affiliées à Gülen, notamment le journal populaire Zaman et Bank Asya.
« Je pense que l’idée qu’il y aurait quelqu’un qui remettrait en cause [Erdoğan], qui était légèrement en désaccord avec lui, avec ses idées et ses méthodes, a conduit à cette confrontation, laquelle a abouti à la prise de contrôle par l’État de toutes les entités liées à Gülen », a estimé Salzmann.
« C’est vraiment un divorce très amer », a-t-elle ajouté.
Réseau d’éducation güleniste
Gülen a étendu son influence de façon importante en créant des écoles en Turquie et en mettant en place progressivement des institutions universitaires publiques et privées dans d’autres pays.
Selon l’universitaire Bayram Balci, ces écoles ont toutes le même objectif : « créer de nouvelles élites modernes capables de moderniser les sociétés musulmanes ».
« Le mouvement est très moderne. Ils fournissent une éducation moderne et généralement très laïque, mais en même temps conservatrice », a déclaré Balci à MEE, comparant les partisans de l’éducation liée à Gülen à l’étranger aux jésuites, connus pour leur travail missionnaire.
« Ils sont élitistes, modernes, mystérieux et ils voyagent dans le monde entier pour diffuser leurs valeurs », a-t-il précisé.
Balci, expert sur l’influence des institutions gülenistes en Asie centrale et dans le Caucase, a déclaré à MEE que Gülen avait choisi de se concentrer sur l’expansion de son mouvement dans cette région après la chute de l’Union soviétique au début des années 1990.
À l’époque, des pays comme l’Albanie, la Bosnie, la Macédoine, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizistan et d’autres pays d’Asie centrale étaient plus ouverts à l’influence étrangère – et en particulier, turque », a-t-il expliqué.
Le mouvement est également lié à environ 150 écoles sous contrat – des écoles publiques qui sont gérées par le secteur privé – aux États-Unis, bien que beaucoup de ces écoles contestent tout lien allégué avec Gülen ou toute influence güleniste sur leurs opérations.
« Ce refus d’affiliation n’est pas unique à ces écoles sous contrat », a déclaré Joshua Hendrick, professeur à l’Université Loyola dans le Maryland et auteur de Gülen: The Ambiguous Politics of Market Islam in Turkey and the World.
« Ce qui est et n’est pas une organisation affiliée […] avec le mouvement Gülen a toujours été quelque chose sans réponse directe de la part de ceux à qui on a posé cette question. »
Hendrick a déclaré à MEE que, puisque ces écoles sont techniquement publiques, elles doivent proposer les programmes établis par les districts dans lesquels elles opèrent. Les écoles ne se livrent pas à des enseignements religieux directs, mais proposent toutes une option de langue turque et donnent aux étudiants et aux parents une chance de faire un voyage subventionné en Turquie.
« Ils sont beaucoup plus turcs dans ce qu’ils essaient de présenter comme une alternative. Cela relève moins de leur musulmanité et plus de leur identité turque », a déclaré Hendrick.
Le mouvement Gülen vise à accumuler et exercer une influence, a expliqué Hendrick, dans le but de créer un changement social en Turquie sur le long terme. Cependant, les gülenistes préfèrent user de leur influence pour soutenir les acteurs politiques plutôt que de participer eux-mêmes directement à la politique.
Aux États-Unis, les individus affiliés à Gülen s’étendent également bien au-delà des écoles sous contrat, et on peut les trouver dans les médias, la finance, la vente au détail, la restauration, le droit, la comptabilité, les entreprises et même les élevages, a ajouté Hendrick.
« Les écoles ne sont que l’élément le plus flagrant et une sorte d’ancrage de la communauté, mais en aucun cas [cette influence] ne se limite aux écoles », selon lui.
Derrière le coup d’État ?
Alors qu’Erdoğan a systématiquement congédié les présumés sympathisants de Gülen dans la police, la justice et les médias, l’armée turque « était le dernier bastion restant des gülenistes en Turquie », a récemment écrit Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à l’Université de Harvard.
Selon lui, Erdoğan se préparait à purger l’armée des officiers gülenistes, ce qui signifie qu’ils « avaient un motif, et le moment de la tentative [de coup d’État] accrédite leur implication ».
Cependant, un coup d’État violent n’est pas une tactique habituelle des gülenistes, d’après Hendrick.
« Quoi que l’on veuille dire sur le mouvement Gülen, il n’est pas incompétent sur le plan organisationnel. Ils ont les capacités nécessaires pour jouer la partie à long terme, faire preuve de patience, être clairs sur leurs objectifs pour leurs électeurs… Et la désorganisation et la fragmentation de tout cela, la mauvaise planification et la vitesse avec laquelle le putsch a été écrasé me semblent curieux », a-t-il déclaré.
« Cela ne ressemble pas du tout à leur mode opératoire. »
Dans le même temps, Salzmann explique que Gülen est devenu un « leurre », qu’Erdoğan utilise pour justifier la répression sur toute opposition perçue en Turquie et limiter considérablement les libertés.
Depuis la tentative de coup d’État, le gouvernement turc a instauré l’état d’urgence pour trois mois, au cours duquel il va suspendre la Convention européenne des droits de l’homme.
La Turquie a interdit aux universitaires de quitter le pays, fermé des centaines d’écoles, suspendu le congé annuel de trois millions de fonctionnaires et arrêté, licencié ou suspendu au moins 50 000 policiers, soldats, juges, enseignants et autres professionnels.
Impact « cataclysmique »
Alors qu’Erdoğan a réprimé tout ce qui est lié à Gülen en Turquie, il lui a été jusqu’à présent difficile de fermer les structures similaires en dehors du pays, d’après Balci.
« Il est difficile de déclarer illégal un mouvement et ses écoles alors que vous les avez soutenus pendant plus de vingt ans », a-t-il expliqué.
« En Asie centrale, par exemple, les écoles ont commencé à former de nouvelles élites en 1991, lorsque l’URSS s’est effondrée, donc pendant vingt ans ou plus, beaucoup de gens sont allés dans ces écoles en parfaite légalité. »
Pourtant, Hendrick a ajouté que si Erdoğan pouvait prouver – conformément à des normes juridiques élevées de niveau international – que Gülen était en effet responsable de la tentative de renversement de son gouvernement, l’impact sur les activités gülenistes dans le monde entier serait « cataclysmique ».
« Il deviendrait immédiatement ce que ses détracteurs ont dit qu’il était et est depuis 40 ans », a déclaré Hendrick.
« Sachant qu’il existe une preuve concluante que cette organisation opérant dans leur pays a tenté de renverser un de leurs partenaires commerciaux, je ne vois pas comment ce pays hôte [les États-Unis] pourrait continuer de permettre à cette entité d’opérer.
« Ce serait cataclysmique pour leur avenir sur le plan existentiel si cela s’avérait exact. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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