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Divisée… la Turquie confrontée à la discorde après le référendum

La victoire du président Erdoğan au référendum a un coût : de nouvelles fissures apparaissent dans une société turque déjà profondément polarisée

ISTANBUL, Turquie – Recep Tayyip Erdoğan s’est avancé triomphant sur le balcon. Surfant sur une vague d’énergie, il s’est présenté à la foule en contrebas comme le président combatif et confiant qu’ils étaient venus adorer. Après sa victoire au référendum de dimanche, il a critiqué ses détracteurs, les qualifiants de mauvais perdants dans une Turquie qui avait décidé de le suivre.

Cependant, deux Erdoğan se sont donnés en spectacle dans les heures qui ont suivi le résultat dimanche : à ses partisans, un vainqueur avec son butin ; aux médias quelques instants auparavant, un militant au bord de l’abîme par la victoire on ne peut plus étroite.

Ses paroles aux médias étaient conciliantes, à défaut d’affables. Il respectait tout le monde, peu importe leur vote, mais il n’a pas non plus mentionné le pourcentage qu’il avait obtenu. Au lieu de cela, il a choisi de répéter que 25 millions de personnes avaient voté pour le changement.

Pourtant, Erdoğan a gagné avec une marge extrêmement faible dans un référendum qui le transformera en un président tout-puissant – seulement 51,3 % ont voté en faveur de la réforme. Et peut-être sait-il que la victoire a un coût. Comme l’ont montré les tendances de vote, ce pays déjà divisé avait développé de nouvelles fissures.

Dès le début, Erdoğan et son parti, l’AKP, ont été aimés ou exécrés, mais avec le résultat de ce dimanche, il est devenu le visage très public d’une polarisation de la société turque – une polarisation qui ne peut désormais que croître, selon les analystes.

Néanmoins, Suheyb Öğüt, sociologue et directeur du Bosphorus Center for Global Affairs, un think-tank progouvernemental, a déclaré à MEE que l’accent mis sur les divisions en Turquie était exagéré.

« Il y a autant de division en Turquie qu’il y en a aux États-Unis entre républicains et démocrates, au Royaume-Uni entre travaillistes et conservateurs, en France entre extrême-droite et gauchistes. Tant que de telles divisions existent, existeront également des divisions en Turquie », a déclaré Öğüt.

Le bloc qui s’est opposé au passage à une présidence exécutive sur mesure se consolera avec le fait qu’il ne s’agissait pas d’un soutien écrasant. En effet, Nuray Mert, politologue et chroniqueuse du journal Cumhuriyet, a déclaré à Middle East Eye que ce résultat serré constituait une victoire pour tous ceux qui s’opposaient à un changement aussi drastique.

« Cela me réconforte que 49 % des électeurs aient rejeté cette proposition – d’autant plus que les ressources de l’État, mais surtout le pouvoir étatique, ont servi à imposer ce changement au peuple. Cela montre que l’opposition provenait de nombreuses sections : gauchistes, nationalistes, conservateurs, tout le monde », a-t-elle estimé.

Bien sûr, la lutte démocratique sera bien plus compliquée. Cependant, ce changement n’interviendra que dans deux ans – Nuray Mert, politologue

« Bien sûr, la lutte démocratique sera bien plus compliquée. Cependant, ce changement n’interviendra que dans deux ans et des centaines de lois devront être adoptées au Parlement pour ouvrir la voie à ce nouveau système. »

De même, la légitimité du résultat est également remise en cause. Des allégations de fraude ont été faites. L’organisme même qui a supervisé le processus de vote, le Conseil suprême des élections (YSK), a été critiqué pour avoir autorisé la prise en compte des votes dans des enveloppes non scellées.

Le Conseil de l’Europe a déclaré que le vote était irrégulier et inégal.

« Laissons de côté toutes les revendications de truquage des votes et autres », a déclaré Mert. « Le parti au pouvoir qualifie cela de changement décisif et historique. Pour un tel changement qui revient à un changement de régime à bien des égards, il vous faut une révolution ou un plébiscite avec 70 % à 80 % de soutien. Avec une marge aussi faible, sa légitimité sera remise en cause à juste titre, parce que la Turquie est un pays beaucoup plus complexe et pluraliste pour qu’une majorité simple décide de son avenir. »

Une nouvelle fracture

Les partisans d’Erdoğan et du changement se délecteront de cette victoire, quelle que soit l’étroitesse de la marge.

Mais ce qui est plus préoccupant pour Erdoğan et le Parti de la justice et du développement (AKP), c’est le fait que tous les principaux centres urbains de Turquie ont rejeté le passage à une présidence toute-puissante qui signifierait littéralement la fin du système parlementaire au sens réel.

L’adage dans la politique turque a toujours été « qui remporte Istanbul remporte le pays ».

Cette fois-ci, c’est différent. Non seulement Istanbul, mais Ankara, Izmir, Diyarbakır et Antalya ont également rejeté le passage à un système de présidence exécutive. Pourtant, cela n’a pas affecté le résultat global.

C’est aussi la première fois que l’AKP a perdu à Istanbul et la première fois qu’il perd à la fois à Istanbul et dans la capitale Ankara.

Même les personnes très conservatrices dans les zones urbaines s’arrêtent et remettent en question leurs dirigeants – Nuray Mert, politologue

C’est un résultat qui suggère une nouvelle division entre la classe urbaine et les régions rurales et provinciales.

Mert a déclaré qu’il s’agissait maintenant d’une réalité à laquelle tout le monde en Turquie devrait faire attention et a ajouté que la fracture urbaine-rurale était attendue, mais qu’elle ne dépend pas du niveau d’éducation.

« Les citadins turcs sont plus habitués au multiculturalisme et au cosmopolitisme et, par conséquent, ont une attitude plus ouverte et commencent à poser des questions plutôt que de se résoudre à une obéissance aveugle. Cela contraste avec les ruraux et les provinciaux qui vivent dans des sociétés très homogènes », a déclaré Mert.

« Même les personnes très conservatrices dans les zones urbaines s’arrêtent et remettent en question leurs dirigeants malgré la pression exercée par leurs pairs », a-t-elle affirmé.

Öğüt pense que les grandes villes n’ont pas approuvé le changement parce que l’AKP n’a pas réussi à suivre la nature changeante de la classe moyenne urbaine, qu’elle s’est largement créée.

« J’évalue l’AKP en tant que mouvement [qui s’étend] de la périphérie vers le centre. Les grandes villes ont été peuplées par la classe moyenne, qui s’est développée sous l’AKP », a déclaré Öğüt.

« La sociologie de la classe moyenne a changé. Les votes dans les grandes villes montrent que l’AKP n’a pas été en mesure de développer un projet pour cette classe moyenne », a-t-il déclaré.

Transformer la défaite en victoire

Dans ce premier discours aux journalistes, Erdoğan a également réservé une mention spéciale à la majorité kurde dans le sud-est et a remercié les électeurs d’avoir joué un rôle crucial en veillant à ce que les amendements soient approuvés.

En moyenne, les provinces du sud-est ont rejeté la proposition à 65 %, mais Erdoğan et l’AKP considèrent cela comme une victoire en soi.

Erdoğan a également laissé entendre des développements futurs dans le sud-est, première indication peut-être qu’il pourrait agir différemment avec ses pouvoirs maintenant consolidés.

« Nous constatons que toutes les provinces du sud-est de l’Anatolie ont affiché une augmentation de 10 à 20 points », a-t-il déclaré.

« Si Dieu le veut, ces résultats apporteront aussi la bonne nouvelle du début d’une nouvelle ère dans notre pays. »

Erdoğan n’a pas développé cette remarque.

Cependant, si ses remarques annoncent un nouveau départ, ce sera une division de moins en société et une division majeure à ce sujet.

Photo : Erdoğan, accompagné de sa femme Emine, s’adresse à ses partisans à Istanbul, le 16 avril (Reuters).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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