La liberté de la presse en Turquie et l’hypocrisie des partisans de Gülen
ISTANBUL, Turquie – À 28 ans, Barış Pehlivan était un idéaliste. Il croyait aux idéaux sur lesquels la Turquie moderne était fondée et avait choisi de devenir journaliste d’investigation pour contribuer à préserver ces mêmes idéaux.
Un groupe qui, selon lui, méprise les valeurs qu’il défendait, lui a fait payer cher ses convictions.
Les dix-neuf longs mois d’emprisonnement et de solitude qu’il a subis ont affecté sa vue, et ses cheveux sont soudainement devenus plus gris que noirs – et ce n’étaient que les effets physiquement visibles.
Il n’a pas été surpris lorsqu’ils sont venus le chercher. En réalité, il attendait ce moment. Lorsque Pehlivan parle d’« eux », il fait référence à Fethullah Gülen et à ses disciples.
Ils ont été accusés d’infiltrer divers mécanismes étatiques au cours des quatre dernières décennies dans le but de porter de l’intérieur un coup fatal aux fondements mêmes sur lesquels la République de Turquie moderne a été construite et de la remplacer par une théocratie sous le règne de l’ecclésiastique turc qui s’est lui-même exilé aux États-Unis depuis 1999.
Les autorités turques l’accusent, lui et ses partisans, d’être derrière la tentative de coup d’État manquée du 15 juillet.
Gülen a nié l’accusation de l’État et ses disciples affirment qu’ils sont devenus les victimes d’une purge dirigée par l’État depuis que leur coopération avec le gouvernement du Parti pour la justice et le développement (AKP) actuellement au pouvoir s’est terminée à la fin de l’année 2013.
Selon Pehlivan et d’autres observateurs politiques, les gülenistes se sont organisés sous le couvert du mouvement Hizmet (« service »). En surface, le mouvement Hizmet s’est ostensiblement engagé dans des activités caritatives, a construit dans le monde entier des écoles proposant un enseignement de qualité, distribuant des bourses aux pauvres tout en faisant la promotion de la culture turque et du dialogue interreligieux.
Toutefois, affirment-ils, tout cela n’était qu’une façade pour leur permettre d’engranger suffisamment de force – numériquement, financièrement et diplomatiquement – pour éliminer leurs ennemis : les kémalistes, les laïcs et les gauchistes.
Pehlivan faisait partie d’un petit groupe de journalistes qui ont osé enquêter sur le mouvement de Gülen et de ses partisans au cours de la décennie précédente alors que les autres avaient trop peur de s’y aventurer.
Le mouvement güleniste disposait de sa propre branche médiatique, qui a été complètement démantelée par le gouvernement après sa brouille avec Gülen survenue à la fin de l’année 2013.
Beaucoup de ses journalistes ont été emprisonnés et des centaines d’employés sont maintenant sans travail.
Pourtant, certains membres de l’empire médiatique de Gülen ont réussi à fuir le pays – et utilisent maintenant toutes les plateformes pour défendre et promouvoir la liberté de la presse.
Ce qui irrite Pehlivan, c’est que ce sont pour beaucoup ces mêmes journalistes gülenistes qui l’ont visé ainsi que ses collègues journalistes qui se présentent désormais comme de fervents défenseurs de la liberté de la presse.
« Face à leur hypocrisie, consistant à agir comme si de rien n’était et à essayer de réécrire l’histoire, on en vient à se demander comment l’on peut être si mauvais, a déclaré Pehlivan. Je n’ai que faire de leur lobbying. Je me sens seulement en colère parce qu’ils ont infligé à la Turquie des années d’injustice. Nous souffrons toujours de la douleur et des répercussions de ces injustices. »
Ces années-là, les médias gülenistes rivalisaient d’attaques contre des journalistes tels que Pehlivan. Ils hurlaient des gros titres tels que « Ils n’ont pas été arrêtés pour leur journalisme », « Est-ce du journalisme ? » ou encore « Défendre la démocratie est plus important que la solidarité avec les collègues ». Et ce ne sont là que quelques-unes des allégations les plus légères formulées contre ceux qui ont osé se mettre en travers de leur route.
Les auteurs gülenistes remplissaient les colonnes centimètre après centimètre de contenu qui était presque identique aux propos du rédacteur en chef de Zaman, Ekrem Dumanlı : « Notre devoir en tant que journalistes n’est pas d’identifier les coupables et les innocents. Mais nous avons concrètement connaissance d’une chose : la junte et les putschistes ont une extension médiatique [...]. »
Ils ont accusé Pehlivan et ses collègues d’être l’extension médiatique d’une organisation ultranationaliste obscure appelée Ergenekon, qui était déterminée à renverser le gouvernement conservateur au pouvoir.
De nombreux Turcs, libéraux comme conservateurs, ont facilement adhéré à ce récit étant donné les antécédents notoires du pays en matière de coups d’État militaires et d’actions rappelant davantage des États policiers.
En 2014, une instance supérieure a rejeté intégralement l’affaire Ergenekon et a prononcé la libération immédiate de toutes les personnes incarcérées après avoir été accusées d’en faire partie.
Un pacte pour se débarrasser d’ennemis communs
En ce moment, des débats nourris en Turquie portent sur l’identité de ceux qui avaient connaissance de la tentative de coup d’État, le rôle de l’AKP au pouvoir dans le soutien aux gülenistes et l’incapacité chronique à capturer les principaux responsables politiques impliqués dans le coup d’État.
Mais il y a un point qui ne suscite pas de débat : le mouvement güleniste a orchestré le coup d’État.
Les efforts de lobbying des journalistes gülenistes se révèlent toutefois efficaces à l’échelle internationale dans la mesure où les efforts déployés par l’AKP pour se dégager de tout rôle dans le soutien à la montée des gülenistes semblent vains.
Lorsque l’AKP est arrivé au pouvoir en 2002, il s’est senti menacé par les mêmes groupes que les gülenistes considéraient comme des ennemis. Les gardiens autoproclamés des valeurs laïques de la Turquie au sein de l’armée et de la magistrature avaient l’habitude d’intervenir chaque fois qu’ils estimaient que les gouvernements au pouvoir devenaient trop islamistes ou s’écartaient du chemin qu’ils protégeaient.
L’AKP et Gülen ont alors forgé un pacte.
La Turquie n’a jamais figuré en bonne position au Classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, mais son bilan est particulièrement abyssal depuis 2009.
Cette année est importante parce que l’AKP et le mouvement Gülen sont seulement devenus des ennemis jurés à la fin de l’année 2013, bien que les failles aient commencé à apparaître plus tôt. C’est le 17 décembre et le 25 décembre 2013 que les partisans de Gülen au sein de la police et de la magistrature ont porté des accusations majeures de corruption contre le président Recep Tayyip Erdoğan et son cercle rapproché.
Ragıp Duran, un journaliste turc spécialisé dans l’éthique des médias, a expliqué à MEE que le concept de liberté de la presse en Turquie a toujours été utilisé comme un instrument politique et idéologique par les entités engagées dans les luttes pour le pouvoir.
« Souvenez-vous du moment où ils ont emprisonné le journaliste Ahmet Şık pour avoir écrit un livre sur Gülen intitulé "L’armée de l’imam" [İmamın Ordusu]. Il a été emprisonné par les gülenistes pour un livre qui a été interdit avant même sa publication, a indiqué Duran. Mais les gülenistes ont également bénéficié du soutien complet d’Erdoğan, qui a déclaré que "les livres peuvent parfois être plus dangereux que les bombes". »
Selon Duran, une grande partie du problème est représentée par les médias mêmes, qui publient constamment de faux récits pour faire la promotion de quiconque est au pouvoir. D’après lui, c’est la raison pour laquelle les médias ont toujours été classés comme l’institution la moins fiable en Turquie depuis 25 ou 30 ans.
« Prenez l’emprisonnement actuel de l’écrivaine Aslı Erdoğan. Il n’existe pas l’ombre d’une preuve qui la relie au terrorisme, et pourtant, elle croupit en prison, a-t-il déclaré. Le problème est qu’il n’y a pas de normes et que tout est arbitraire. Cet arbitraire aura un effet boomerang et se retournera aussi contre l’AKP un jour. »
Aujourd’hui âgé de 33 ans, Pehlivan est rédacteur en chef du site d’actualités Oda TV. La même publication que celle dont il a été traîné jusqu’en prison le 18 février 2011.
« Mon emprisonnement a rendu la valeur de la liberté encore plus manifeste pour moi, a-t-il confié. Cela m’a rendu plus déterminé encore à révéler au grand jour l’organisation qui m’a mis en prison. »
Pehlivan n’est pas un apologiste de l’AKP malgré son soutien pour la répression contre les gülenistes. Il affirme que la persécution que lui-même et ses collègues ont vécue n’aurait pas été possible sans le feu vert politique de l’AKP.
Il est également inquiet de constater qu’à de nombreuses reprises, l’AKP prétend combattre les gülenistes mais finit par les imiter, comme dans le traitement réservé par le gouvernement au groupe de médias Zaman, figure de proue de l’empire médiatique de Gülen.
Selon lui, l’effacement des archives numériques du groupe de médias Zaman et la fermeture du site web du journal après la prise de contrôle d’administrateurs gouvernementaux ont représenté une erreur qui a fait le jeu de Gülen.
« Les archives numériques auraient dû rester accessibles à tous et auraient dû servir de musée de la honte pour les médias turcs. Le mouvement güleniste a probablement apprécié d’assister à la fermeture de ces sites web. Des preuves manifestes de la façon dont ils se sont servis des médias pour soutenir leurs actions injustes ont été perdues. De tels agissements finissent seulement par donner aux gülenistes une bonne image tout en nous empêchant d’obtenir justice », a-t-il affirmé.
Yusuf Kanlı, journaliste et coordinateur du projet Press For Freedom, a déclaré à MEE que le problème résidait dans le ciblage des journalistes au lieu des structures de propriété des médias, qui sont la véritable source du problème.
« Je m’opposais aux journalistes gülenistes lorsqu’ils ont persécuté les journalistes kémalistes. Aujourd’hui, je m’oppose à quiconque persécute les journalistes gülenistes qui sont désormais des victimes », a déclaré Kanlı.
Selon lui, cette approche a seulement privé de nombreux journalistes innocents de leur travail et de leur moyen de subsistance.
Les véritables journalistes gülenistes qui prenaient les décisions éditoriales avaient planifié leur évasion à l’avance et s’étaient préparés à fuir le pays le moment venu.
Ce sont ces personnes que Pehlivan souhaite voir devant les tribunaux.
« Ce qui m’attriste, c’est que certains en Turquie et à l’étranger sont encore trompés par ce masque qu’ils portent. Ils ne voient pas les crimes commis sous ces masques, a-t-il affirmé. Mon seul souhait est qu’ils fassent l’objet d’un procès équitable pour les crimes qu’ils ont commis sous couvert de journalisme. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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