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Qui est Fethullah Gülen ?

Latif Erdoğan était l’adjoint du leader ; aujourd’hui, il est convaincu que le prédicateur est derrière la tentative de coup d’État avortée. Pourquoi ?

Le débat fait rage en Turquie sur le rôle que le prédicateur musulman auto-exilé Fethullah Gülen et ses foules de partisans occupant des postes gouvernementaux ont pu jouer dans le coup d’État avorté du 15 juillet. Pourtant, un homme a peu de doutes sur la culpabilité de Gülen : son ancien adjoint.

Ensemble, Gülen et Latif Erdoğan (sans lien avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan) ont construit le mouvement Hizmet (« Service »), qui a depuis infiltré l’armée, le système judiciaire, les bureaux des procureurs et la fonction publique au sens large.

« Quand le coup d’État a échoué, Gülen a déclaré aux médias : "Je m’oppose au coup d’État", mais je sais que chaque étape du plan de coup d’État a été révisée et approuvée par Gülen », a déclaré Latif Erdoğan au journal Vatan.

« Des centaines de personnes seraient mortes si le coup d’État avait réussi. Le pays aurait sombré inévitablement dans la guerre civile. Gülen est un homme cruel. La Turquie a échappé à la catastrophe. Ils ne s’attendaient pas à ce que les gens descendent dans les rues pour défier les chars. »

Le président Erdoğan est du même avis et a lancé une purge massive de l’armée et de la fonction publique visant à éradiquer les gülenistes.

Latif Erdoğan a travaillé avec Gülen pendant plus de trois décennies pour construire le mouvement Hizmet, lancé sous la forme d’un réseau éducatif qui encourageait ses anciens élèves à intégrer le système judiciaire, les bureaux des procureurs, la fonction publique et même l’armée. Jusqu’à il y a cinq ans, Latif Erdoğan était largement considéré comme l’héritier présomptif de Gülen et voyageait régulièrement depuis Istanbul pour rendre visite à l’ecclésiastique dans sa propriété rurale en Pennsylvanie, où Gülen vit depuis 1999.

Latif Erdoğan s’est séparé de Gülen après avoir conclu que ce dernier n’essayait plus simplement de diffuser les idéaux d’honnêteté et d’incorruptibilité dans la vie publique, mais se plaçait en opposition directe avec les islamistes au pouvoir en Turquie, le Parti pour la justice et le développement (AKP) du président Erdoğan.

Selon lui, le changement s’est produit en partie lorsque Gülen s’est installé aux États-Unis et a établi des liens avec les néo-conservateurs, ainsi qu’avec la CIA et l’agence d’espionnage israélienne, le Mossad. Gülen adopte une position intransigeante et critique vis-à-vis de la Russie et de l’Iran et se montre largement favorable à Israël. Le premier désaccord public entre Gülen et l’AKP est survenu après l’attaque menée par Israël contre le Mavi Marmara, un navire turc d’aide humanitaire à destination de Gaza, en 2010.

Neuf personnes ont perdu la vie lorsque des commandos israéliens sont montés à bord du navire dans les eaux internationales. La Turquie a ensuite déclassé ses relations avec Israël, qui n’ont été rétablies que plus tôt ce mois-ci, mais à l’époque, Gülen avait critiqué les organisateurs de la flottille d’aide humanitaire pour avoir adopté un comportement provocateur et Recep Tayyip Erdoğan pour avoir eu une réaction excessive.

Gülen s’est également opposé à l’AKP au sujet de l’ouverture de pourparlers de paix avec le mouvement nationaliste kurde, le PKK. Ses partisans sont accusés d’avoir divulgué des enregistrements en 2011 dans lesquels Hakan Fidan, chef du service de renseignement national, tenait des discussions secrètes avec le PKK à Oslo. Les ouvertures vis-à-vis du PKK, qui ont donné lieu à un cessez-le-feu dans sud-est de la Turquie, ont irrité de nombreux membres de l’armée turque, qui estimaient que l’adoucissement de la lutte contre le PKK portait préjudice à l’intérêt national.

Cette question a révélé des signes d’une convergence entre Gülen et l’armée, même si au cours des deux décennies précédentes, les partisans de Gülen ont joué un rôle majeur aux côtés de l’AKP pour réduire les interventions de l’armée dans la politique et congédier des généraux fidèles à l’héritage laïc du père fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk.

Certains détracteurs du mouvement de Gülen affirment que sa relation avec le haut commandement militaire était ambiguë, même lorsque des généraux de haut rang étaient résolument laïcs et soupçonneux à l’égard des islamistes. Au cours du coup d’État réussi par l’armée en 1980, Gülen s’était montré élogieux, une position qui avait atténué la méfiance des généraux vis-à-vis de Gülen et permis à ses partisans de faire carrière au sein de la police, du système judiciaire et même de l’armée, ce qui a contribué à islamiser l’idéologie laïque de l’institution. Cette génération Gülen a désormais atteint des postes de haut rang, ce qui explique pourquoi de nombreux gülenistes pourraient faire partie des conspirateurs à l’origine du coup d’État manqué du 15 juillet.

Latif Erdoğan estime que le travail de Gülen aux côtés de l’AKP a toujours été un mariage de convenance. Hizmet représentait l’« islam social », tandis que l’AKP était en faveur de l’« islam politique ».

Latif Erdoğan est aujourd’hui sur la même longueur d’onde que le président turc en accusant les gülenistes de nourrir des ambitions consistant à infiltrer et prendre le contrôle de l’État à l’aide de leur réseau, mais pas de manière transparente et à travers des élections.

« Je reconnais qu’il s’agit d’un État parallèle. Au début, notre objectif était d’éduquer les gens en religion et en morale, mais le mouvement est devenu politique lorsqu’il s’est développé. Gülen a changé et s’est tourné vers la politique ; il voulait être un leader capable de gouverner la Turquie. Nous avons commencé notre route ensemble avec un message spirituel, mais maintenant, celui-ci est seulement laïc. Il devrait y retourner », m’a-t-il affirmé à Istanbul en 2014, lors de sa première interview accordée à un correspondant occidental après sa séparation avec Gülen.

Latif Erdoğan a étudié avec Gülen à Izmir. Tous deux admiraient les enseignements de Saïd Nursi, un réformateur musulman originaire de l’est de la Turquie qui a écrit une série d’exégèses coraniques appelée Risale-i Nur et fondé un mouvement appelé Nur. Nursi, qui a ensuite été exilé par Atatürk dans une province reculée, soutenait que l’athéisme et le matérialisme entraînaient inévitablement la corruption. Quinze ans après la mort de Nursi, Latif Erdoğan et Gülen ont fondé leur mouvement, Hizmet, dans le but de créer des écoles et des universités visant à instaurer les normes les plus rigoureuses dans la vie publique.

Outre la différence entre l’« islam social » de Gülen et l’« islam politique » de l’AKP, il existe d’autres contrastes, selon Aykan Erdemir, qui était jusqu’à l’année dernière un député du Parti républicain du peuple, le parti kémaliste turc historique, et qui est désormais chercheur principal à la Foundation for Defence of Democracies, basée aux États-Unis.

« Gülen n’est pas un autoritaire islamique qui soutient les Frères musulmans. Je dirais que les gülenistes sont les héritiers de l’islam soufi anatolien, pieux et libéral sur le plan économique. Gülen est lui-même clairement pro-UE et pro-atlantique, favorable au libre-échange et pragmatique au sujet d’Israël », a-t-il expliqué à Middle East Eye en 2014. « Erdoğan est en son for intérieur un réactionnaire populiste et un adepte du capitalisme d’État et du capitalisme de connivence. Bien qu’il soit en faveur de l’UE et pro-atlantique, il s’agit seulement d’une position pragmatique. En réalité, il est contre. »

Aujourd’hui, le président turc fait face à des critiques de plus en plus fortes de la part de l’UE et des États-Unis pour la répression qu’il exerce contre tous les sympathisants présumés de Gülen au sein des institutions publiques et dans les médias. Son exigence quant à l’extradition de Gülen accentue également les tensions avec Washington.

Erdoğan en est aussi venu à soupçonner les États-Unis d’avoir soutenu le coup d’État en raison de leurs premières déclarations, jusqu’à ce qu’il rallie le peuple pour défendre la démocratie, entraînant l’échec du coup d’État. Si son soutien pour l’atlantisme était réellement uniquement pragmatique, le rapport pourrait bien s’inverser aujourd’hui.

- Jonathan Steele est correspondant à l’étranger et auteur d’études largement reconnues sur les relations internationales. Il était le chef du bureau du Guardian à Washington à la fin des années 1970 et à Moscou lors de l’effondrement du communisme. Il a écrit des livres sur l’Irak, l’Afghanistan, la Russie, l’Afrique du Sud et l’Allemagne, dont Defeat: Why America and Britain Lost Iraq (I.B. Tauris, 2008) et Ghosts of Afghanistan: The Haunted Battleground (Portobello Books, 2011).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Photo : Fethullah Gülen s’est exilé en Pennsylvanie, où il vit depuis 1999 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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