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La liberté de la presse en Turquie à nouveau en butte aux attaques ?

Selon les opposants, la récente vague de répression n’est qu’une autre mesure visant à réduire au silence les médias critiques et indépendants qui refusent de suivre la ligne du gouvernement

ISTANBUL, Turquie – En Turquie ces deux dernières semaines, des journalistes étrangers ont été arrêtés et expulsés, la police a perquisitionné une société cotée en bourse détenant des parts dans les médias, et les locaux d’un journal turc ont été la cible d’une foule en colère pas moins de deux fois en moins de 48 heures, suscitant des craintes sur l’état de la liberté de la presse dans le pays.

Selon les opposants, il ne s’agit que d’un autre moyen visant à réduire au silence les médias indépendants qui refusent de suivre la ligne du gouvernement. À l’inverse, les partisans du gouvernement rejettent toute idée de répression des médias et affirment que ce à quoi ils s’opposent sont les multiples complots qui ciblent surtout le président turc.

Le dernier incident en date s’est produit dans la nuit du 7 septembre à Istanbul, quand un groupe d’environ 150 personnes s’en est pris aux locaux du journal Hürriyet. Des partisans du Parti de la justice et du développement (AKP), et notamment un député de ce parti, se sont rassemblés devant les bureaux du journal et l’ont accusé d’avoir déformé les propos tenus par le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, lors d’une émission télévisée en direct plus tôt dans la soirée.

Le site web du journal titrait que, selon Erdoğan, si un parti politique avait réussi à faire élire 400 députés ou une majorité assez large pour amender la Constitution, la situation du pays aurait été différente. Hürriyet faisait clairement référence à un incident survenu quelques heures auparavant lorsque plus d’une dizaine de soldats turcs avaient été tués dans une attaque attribuée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le sud-est de la Turquie.

Le rédacteur-en-chef d’Hürriyet, Sedat Ergin, a déclaré que le journal s’en tenait aux faits, se demandant toutefois si le titre avait été utilisé dans le contexte approprié. Il a néanmoins insisté sur le fait que même si une erreur avait été commise, une telle réaction était inacceptable.

Le ministre de l’Intérieur turc, Selami Altınok, a fait part de son empathie pour le journal et a déclaré que personne ne pouvait se faire justice soi-même et que le gouvernement ne transigerait pas sur les principes d’un État de droit.

Yusuf Kanli, le coordinateur du projet « Press for Freedom » de l’Association des journalistes, estime que cette attaque a été officiellement approuvée, bien que de manière indirecte, et établit un parallèle avec l’oppression des médias turcs par l’État dans les années 1950.

« L’incident a été organisé et mené par un parlementaire issu des rangs du parti au pouvoir. La police a pris son temps pour intervenir et quand elle l’a finalement fait, le groupe s’est dispersé sans la moindre altercation avec la police », a déclaré Kanli à Middle East Eye.

Le groupe Doğan, auquel appartient Hürriyet, est depuis des mois la cible des médias pro-gouvernementaux et a été accusé de pactiser avec les « terroristes ».

Erdoğan, dans une autre séquence de cette même apparition à la télévision, a également fustigé le groupe Doğan et certains de ses rédacteurs, lesquels écriraient des contrevérités et des articles calomnieux et prétendraient ensuite que leurs actions ne sont pas délibérées. Il a ajouté qu’ils devraient répondre de leurs actes devant les tribunaux.

Selon Ersoy Dede, un chroniqueur au Yeni Akit, un journal résolument progouvernemental, le rassemblement était spontané et les manifestants étaient bien dans leur droit en protestant contre les attaques des médias à l’encontre du chef du pays. Il a expliqué que le parlementaire de l’AKP, qui dirige également la branche jeunesse du parti, était venu sur les lieux pour apaiser les manifestants et pour prévenir toute escalade qui aurait abouti à des actes de vandalisme.

« Depuis des années, le groupe Doğan et d’autres ont manipulé des reportages afin de faire passer Erdoğan pour un assassin impitoyable qui est prêt à sacrifier la vie de son peuple et des autres pour son bénéfice personnel. Les partisans d’Erdoğan en ont marre de cette diffamation injustifiée et ont décidé de manifester ouvertement contre », a déclaré Dede à MEE.

Il a ajouté que tous les commentaires formulés par le parlementaire sur les lieux et étant susceptibles d’être considérés comme provocants visaient en fait à apaiser la foule en colère et à l’enjoindre à se disperser dans le calme. Il a affirmé que l’AKP ne cautionnait pas le jet de pierres et le fait de pénétrer dans des locaux par la force.

Ciblage des médias ou du « financement du terrorisme » ?

La semaine dernière, les bureaux du groupe Koza İpek Holding ont été perquisitionnés par des équipes de l’unité des crimes financiers accompagnées par des policiers. Le groupe Koza İpek, qui possède également une chaîne de télévision et des journaux, serait étroitement lié à Fethullah Gülen.

Ce dernier – un prédicateur qui fut un fervent allié d’Erdoğan et de l’AKP avant de devenir l’ennemi juré du parti et qui s’est exilé aux États-Unis – est accusé par le gouvernement d’être à la tête d’une organisation qui cherche à infiltrer toutes les institutions de l’État turc et à renverser le gouvernement de l’intérieur.

Ses partisans affirment que leur mouvement cherche seulement à exposer la corruption endémique au sein du gouvernement et des rangs de l’AKP.

L’État l’a cependant désigné comme organisation terroriste et lui a même donné un nom : Organisation terroriste fethullahiste.

Les perquisitions concernant le groupe Koza İpek ont été menées sur des soupçons de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme. Aucune des sociétés de médias du groupe n’a fait l’objet d’une perquisition.

Akin İpek, le directeur de la société, a quitté le pays pour le Royaume-Uni deux jours avant la perquisition et plaide depuis sa totale innocence. Un mandat d’arrêt a été lancé contre lui. Sept cadres du groupe ont été libérés après avoir été interrogés.

Les médias et les responsables liés au mouvement Gülen ont également été accusés d’avoir fabriqué des déclarations et des documents qui ont conduit à l’incarcération de nombreux journalistes opposants et personnalités laïques par le passé. Les partisans du mouvement n’ont jamais répondu à ces accusations.

Yusuf Kanli, de l’Association des journalistes, déclare n’avoir ni oublié ni pardonné le rôle de la communauté Gülen dans l’emprisonnement de dizaines de journalistes et d’autres personnes, mais il a souligné que cela ne devrait pas autoriser à cautionner des actions ciblant des groupes ou des personnes sur la base de preuves circonstancielles.

« C’est une question de principe. Je me suis toujours opposé à la répression des personnalités laïques dans le passé sur la base d’accusations peu convaincantes et inventées de toutes pièces ; il en va de même dans le cas présent », a-t-il déclaré.

Selon lui, ces perquisitions avaient initialement pour cibles les médias appartenant au groupe Koza.

« J’ai vu le mandat de cinq pages rédigé par le procureur et il comprenait la perquisition de leurs sociétés de médias. Il y a eu un changement de plan suite aux fortes réactions suscitées par les perquisitions », a-t-il affirmé.

Ersoy Dede n’est pas du même avis : d’après lui, aucun organe de presse ou membre de leur personnel lié au mouvement Gülen n’a été ciblé pour des infractions en lien avec le journalisme. Il a précisé qu’il en a toujours été ainsi depuis que les activités illégales du réseau Gülen ont été mises en lumière et que les efforts pour démanteler sa structure ont été entrepris.

« Les gens de cette communauté ont été poursuivis pour des activités illégales, et même si certains s’étaient engagés dans ces activités sous couvert de journalisme, cela ne veut pas dire que les médias ont été pris pour cible. Et cela, en dépit de nombreuses demandes internes de personnes au sein du gouvernement et du parti au pouvoir pour enquêter sur leurs organes de presse », a déclaré Dede.

« Si les comptes d’une société font l’objet d’une enquête, il est naturel que les activités financières des entreprises de médias de cette société soient également examinées. »

Les opposants craignent que ces perquisitions annoncent une vaste campagne de répression contre l’opposition et les médias indépendants alors que le scrutin prévu le 1er novembre se rapproche.

Fuat Avni, lanceur d’alertes sur Twitter, avait tweeté il y a environ un mois qu’une nouvelle vague de répression des médias était prévue. Fuat Avni s’est fait une réputation en prédisant avec précision les perquisitions et les opérations gouvernementales.

Les journalistes internationaux sous surveillance

Les journalistes étrangers sont également devenus la cible des autorités. Trois journalistes de Vice News ont été arrêtés dans le sud de la Turquie le 27 août. Ils ont été accusés de travailler pour le compte d’une organisation terroriste. Deux des trois journalistes, tous deux citoyens britanniques, ont depuis été libérés et expulsés. Ils sont tous deux retournés au Royaume-Uni. Le troisième, détenteur d’un passeport irakien, Mohammed Ismail Rasool, demeure en détention.

Autre incident, la journaliste néerlandaise Frederike Geerdink a tweeté le 6 septembre qu’elle avait été arrêtée dans la ville de Yüksekova, au sud-est de la Turquie. Geerdink avait déjà été arrêtée en janvier et accusée de faire de la propagande pour le PKK, puis acquittée par un tribunal en avril. [L’agence Anadolu a déclaré dans un article que Geerdink a été libéré mardi.]

Pour Dede, l’éthique et les normes journalistiques sont les mêmes partout dans le monde et l’intervention des autorités est justifiée si les actions des journalistes ont un impact négatif sur la sécurité nationale et que des lois sont violées.

« Même si je ne connais pas tous les détails de ces incidents et bien que j’aie le plus grand respect pour les journalistes, je n’en pense pas moins que les autorités ont le droit d’enquêter sur toutes les actions qui dépasseraient les frontières du journalisme », a-t-il déclaré.

De l’avis de Kanli, de telles actions correspondent aux comportements typiques des régimes répressifs, qui ne tolèrent pas qu’une personne expose leurs erreurs ou leurs défauts. Il ajoute que la tendance générale à se méfier des étrangers dans toute la région n’y est pas étrangère.

« Il devient facile pour la police ainsi que pour les médias locaux de crier à la conspiration quand un journaliste étranger se trouve au milieu d’une chaîne humaine faisant obstruction aux forces gouvernementales. Il est dommage que nous ne parvenions pas à comprendre les bases du reportage sur le terrain », explique-t-il.

La Turquie a occupé le bas des classements en matière de liberté d’expression ces dernières années, et le fait que des journalistes – locaux et internationaux – aient personnellement été pris pour cibles par de hauts responsables du gouvernement au cours de meetings électoraux pour les législatives de juin a été considéré comme une tentative de les réduire au silence.

D’après Kanli, les médias turcs peuvent s’enorgueillir d’avoir toujours transcendé et repoussé les pressions exercées contre eux, et la répression de ces dernières années sera également surmontée.

« J’aime à croire que nous, les journalistes, sommes les aubergistes et que les politiciens et les autres ne sont que des voyageurs de passage. Les journalistes et les médias qui respectent les principes du journalisme survivront. »
 

Photo : des nationalistes turcs brandissent des drapeaux turcs et scandent des slogans devant le siège du journal Hürriyet le 8 septembre 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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