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« Police citoyenne » en Turquie, auto-défense ou désastre en perspective ?

Bien que la « police citoyenne » ne repose sur aucune base légale officielle, ses détracteurs affirment qu’elle est encouragée par les remarques occasionnelles de hauts responsables

Tandis qu’un nombre croissant de citoyens (en particulier des commerçants) décident de se faire justice eux-mêmes, on craint de plus en plus que cette tendance entraîne le développement de la violence de groupe et de l’anarchie. Toutefois, les défenseurs de cette « police citoyenne » autoproclamée soutiennent qu’elle rend les quartiers plus sûrs.

Il est fréquent de voir des foules se rassembler et intervenir sur la scène de n’importe quel incident en Turquie.

On a pu constater clairement à quel point cette police citoyenne polarise la société lorsque des milliers d’utilisateurs turcs des réseaux sociaux ont réagi avec un malin plaisir à la diffusion d’une séquence vidéo la semaine dernière d’un touriste irlandais d’origine koweïtienne, Mohammed Fadel Dobbous, décimant à lui seul une foule de commerçants qui s’en prenaient à lui avec des battes en bois et un tas d’armes improvisées.

La vidéo montre Dobbous se faire agresser par un commerçant en colère et une douzaine de ses homologues dans le quartier d’Aksaray au centre d’Istanbul après avoir renversé des bouteilles d’eau.

Senol Palan, le commerçant en question, dément avec véhémence que la bagarre a éclaté parce que des bouteilles d’eau avaient été renversées.

« Je ne suis pas fou au point d’attaquer quelqu’un avec une batte pour quelques bouteilles d’eau renversées », a-t-il déclaré à Middle East Eye.

« Mon magasin se situe dans une zone touristique et je sers des centaines de touristes chaque jour. Pourquoi chercherais-je la bagarre avec eux alors que je gagne ma vie grâce à eux ? », a-t-il fait remarquer.

« Ce grand type a débarqué à la boutique 10 minutes avant la bagarre et a insisté pour acheter de l’alcool. Bien que je lui aie répété plusieurs fois que je n’en avais pas, il a soutenu qu’il en avait acheté ici auparavant. J’en ai finalement eu assez et lui ai dit que même si j’en avais eu, je ne lui en aurais pas vendu. »

Palan affirme que les médias, pour une raison quelconque, ne montrent pas toutes les images de l’incident et il soutient que le touriste en question était venu à sa boutique avec deux autres personnes pour chercher la bagarre.

« J’ai donné à la police l’ensemble des images prises par la caméra de surveillance de mon magasin. Je ne sais pas pourquoi les médias n’en montrent toujours qu’une partie », a déclaré Palan.

Palan dit ne pas être chagriné par le fait que nombre de ses compatriotes se réjouissent de son malheur.

« Il s’agit surtout de dénigrer les commerçants. Ça ne s’arrête pas à moi. Ça me dépasse », a-t-il ajouté.

Palan affirme également qu’il n’a pas appelé d’autres commerçants pour l’aider à attaquer le touriste.

« Je travaille dans ce quartier. Quand mes collègues ont vu mon bien attaqué, ils sont naturellement venus à mon secours et ont essayé d’aider. »

Même si le touriste venait à présenter des excuses, Palan n’est pas disposé à régler cette question.

« S’il s’agissait d’un malentendu ou de ma faute, j’y serais allé et me serais excusé. Mais il est venu ici pour en découdre et endommager mon gagne-pain. Cela, je ne peux pas l’accepter. »

Dobbous a déclaré aux médias locaux qu’il avait eu le bras cassé, l’omoplate fissurée et avait été poignardé à la taille, pour une simple bouteille d’eau.

« Je suis allé présenter mes excuses à l’épicier mais je me suis fait attaquer », a rapporté Dobbous.

Cet incident fait désormais l’objet d’une enquête de police.

Une situation fréquente

Même si cette altercation a beaucoup attiré l’attention car elle impliquait un touriste et en raison de la nature de sa réaction face à ses agresseurs, elle est loin d’être un incident isolé.

L’actualité récente regorge d’événements similaires de citoyens ordinaires se faisant justice eux-mêmes.

Le 14 février 2015, Nuh Köklü, journaliste, a été poignardé à mort à Istanbul par Serkan Azizoğlu, un commerçant, après qu’une boule de neige a frappé sa vitrine. Köklü et ses amis faisaient une bataille de boules de neige lorsque l’incident est survenu.

Le procès d’Azizoğlu se tient actuellement. Il encourt une peine à perpétuité pour meurtre.

Selon un article publié dans le journal turc Hürriyet concernant l’une des audiences du procès, Azizoğlu a affirmé qu’il n’y avait pas eu qu’une seule boule de neige qui avait frappé la vitrine de son commerce, qu’il avait demandé à plusieurs reprises à Köklü et ses amis d’arrêter, mais qu’ils l’avaient ignoré.

L’article cite également l’avocat de la victime : selon lui, le frère de l’accusé a envoyé une lettre au président par un intermédiaire affirmant que la victime était un des leaders des manifestations du parc Gezi contre le Parti Justice et Développement (AKP), espérant ainsi obtenir une certaine clémence lors de la condamnation.

« Tout le monde doit mourir un jour, mais mon frère n’aurait pas dû mourir de la main d’un meurtrier enragé et rempli de haine », a déclaré Sedat Köklü, le frère de la victime, lors d’une audience.

« Je crois en notre système judiciaire et j’espère que la peine la plus sévère sera prononcée », a-t-il déclaré.

La date de la prochaine audience du procès a été fixée pour octobre.

Encouragement officiel ?

Bien que la « police citoyenne », où les membres de la communauté locale endossent à la fois le rôle de juge, de juré et de bourreau, ne repose sur aucune base juridique, ses détracteurs affirment que le comportement de foule est encouragé par des remarques occasionnelles des officiels.

Dans un discours prononcé en 2014, le président Recep Tayyip Erdoğan avait déclaré que les traditions culturelles turques réclamaient que, en cas de besoin, les artisans et les commerçants puissent agir comme des policiers, des soldats et des juges.

Tayfun Atay, professeur et chef du département de sociologie à l’université Okan d’Istanbul, est fermement convaincu que de telles remarques de la part de haut-responsables – le président en particulier – ont un impact très important sur la façon dont les gens se comportent, et ont eu des répercussions, même indirectes, sur la façon dont ces commerçants d’Aksaray ont réagi face à un touriste dont les actions les avaient apparemment offensés.

« L’attitude du président et sa politique populiste, en particulier sa stratégie de polarisation de la société, avant de se ranger avec le segment qui reflète sa propre idéologie, a un impact important sur l’augmentation de ce type d’incidents », a déclaré Atay à MEE.

« C’est clairement apparu au cours des manifestations de Gezi. Encouragé par le ciblage direct des segments laïcs de la société par le président, l’autre segment – y compris les commerçants dont les affiliations politiques vont en ce sens – a commencé à attaquer ces manifestants qui ne faisaient usage de leurs libertés civiles que pour protester », a poursuivi Atay.

Les partisans d’Erdoğan insistent sur le fait que ces remarques doivent être replacées dans leur contexte et ne constituent pas un appel à ce que les citoyens se fassent justice eux-mêmes. Ils affirment qu’Erdoğan essayait simplement d’assurer aux commerçants qu’ils représentent pour le pays plus que le simple commerce. En revanche, ses opposants sont convaincus que de telles remarques ne servent qu’à encourager des comportements illicites, en particulier chez les segments les moins éduqués de la société qui prennent de telles remarques au pied de la lettre.

Selon Hilal Kaplan, sociologue et rédactrice au journal turc conservateur et pro-gouvernemental Sabah, il existe une mentalité déplorable en Turquie consistant à accuser Erdoğan de tous les maux.

« Même l’agression d’un touriste par des commerçants est imputée à Erdoğan. Qu’est-ce que cela a à voir avec lui ? Les commerçants des quartiers d’Aksaray et Laleli à Istanbul étaient connus pour ce genre de comportements longtemps avant l’entrée en scène d’Erdoğan », a déclaré Kaplan à MEE.

« Les remarques d’Erdoğan au sujet des commerçants ont été grandement exagérées et sorties de leur contexte. Il faudrait rappeler qu’il a fait ces remarques alors que des commerçants étaient confrontés à des cas croissants de vandalisme, de pillage et d’incendie », rappelle-t-elle.

Dans de nombreuses situations similaires, les auteurs recourent à une rhétorique nationaliste ou basée sur la religion pour justifier leurs actions. L’ironie veut que le dernier incident en date remonte au 20 août quand un pilote de l’armée de l’air en repos a été agressé par des commerçants dans la ville de Konya, accusé d’être un membre du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le pilote a déclaré que ses agresseurs lui avaient demandé de présenter ses papiers d’identité et avait été attaqué après avoir refusé. La police a arrêté deux personnes, qui ont été par la suite libérées.

Des implications plus larges

Les incidents violents impliquant des groupes cherchant à se faire justice eux-mêmes sont entrés dans le feu des projecteurs en raison des conséquences souvent dramatiques et tragiques qui en découlent. Cependant, ils sont à peine évoqués lorsqu’est en cause la question de la « pression du voisinage » dans son ensemble.

L’érosion progressive des valeurs laïques sur laquelle la Turquie moderne a été fondée constitue une peur constante parmi certaines catégories de la société. Certains commentaires de hauts responsables au sein du gouvernement conservateur, qui est au pouvoir depuis plus de dix ans, exacerbent ces craintes.

Les opposants estiment que ces commentaires amènent également certains membres des communautés conservatrices à les considérer comme un signal pour agir en tant que gardiens de la morale dans leurs quartiers, et impliquent que des personnes soient attaquées pour leurs choix de vie.

Hilal Kaplan affirme que ces allégations servent simplement à semer la peur et qu’un simple coup d’œil aux statistiques montre que non seulement les différents modes de vie n’ont pas été perturbés, mais qu’au contraire les habitudes normalement associées aux cercles laïques se sont répandues.

« En Turquie, le nombre de personnes qui vivent en concubinage et la consommation d’alcool ont augmenté au cours des dix dernières années et non diminué », a déclaré Kaplan.

« Comment peut-on parler de l’imposition de valeurs alors que même l’avortement est désormais couvert par l’assurance maladie ? Et qu’il n’y a pas d’objections à ce que la gay pride, dont le nombre de participants augmente, se tienne pendant le mois sacré du Ramadan à Istanbul et dans d’autres villes », demande-t-elle.

En 2013, Erdoğan, alors Premier ministre, avait déclaré dans un discours que le gouvernement allait agir sur la base des informations recueillies en cas de cohabitations mixtes d’étudiants dans des logements privés. Il avait ajouté qu’en tant que gouvernement de démocrates conservateurs, cela relevait de leur responsabilité en tant que gardiens de tous les enfants.

Autre exemple, Bülent Arınç, l’ancien vice-Premier ministre, a fait l’objet du mépris des internautes sur les réseaux sociaux l’année dernière quand il a déclaré qu’il n’était pas convenable que les femmes éclatent de rire en public.

Le professeur Atay pense que l’AKP, plus particulièrement depuis 2011, a adopté une stratégie délibérée ciblant les citoyens laïcs qui, selon lui, constitueraient 35 % de la société selon des estimations prudentes, voire 50 %.

« Il s’agit de tentatives ciblant les modes de vie et les valeurs laïcs dans la sphère publique pour les rendre progressivement inacceptables dans la société », affirme Atay.

« Un député d’Istanbul appartenant à l’AKP a ouvertement déclaré en 2011 que l’objectif du parti était de transformer la Turquie et de lui donner un caractère plus religieux », a déclaré Atay.

Atay se réfère à la notion de l’éminent sociologue turc Şerif Mardin selon laquelle la Turquie est composée de deux « nations », la nation laïque et la nation islamique, et soutient que le président s’est toujours engagé en faveur du segment islamique au détriment du segment laïc, qui est peut-être minoritaire mais loin d’être insignifiant. Mardin a été le premier sociologue à utiliser l’expression « pression du voisinage » en Turquie.

Kaplan insiste sur le contexte, évoquant les Républicains conservateurs aux États-Unis et leur position contre l’avortement et le mariage entre personnes du même sexe.

« Erdoğan était Premier ministre et chef d’un parti conservateur au moment de ces remarques. À quoi les gens s’attendaient-ils ? Ce sont les positions des conservateurs partout dans le monde. Personne ne sourcille lorsque les dirigeants dans d’autres pays adoptent des positions similaires sur ces sujets, mais quand il s’agit d’Erdoğan, tout le monde l’attaque », dit-elle.

Pour Atay, le principal problème est que la société turque doit encore trouver une harmonie et un équilibre entre les deux pans idéologiquement opposés de la société. Pour lui, il est regrettable que le président du pays, qui est tenu par la Constitution d’embrasser toutes les composantes de la société et devrait jouer un rôle majeur sur cette question, ne soit pas enclin à le faire.

« On a là un président qui n’est pas du tout intéressé par cela et qui préfère continuer à polariser la société. »

Hilal Kaplan concède que les remarques d’Arınç étaient toutefois excessives et affirme que même la base de l’AKP rejette ces opinions extrêmes. Toutefois, elle est persuadée que les membres des diverses communautés, qu’ils soient commerçants ou autre, peuvent contribuer à améliorer la sécurité des quartiers en étant vigilants.

Photo : le président turc Recep Tayyip Erdoğan.

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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