La peste ou le choléra : le dilemme de l’Égypte post-révolution
Les Égyptiens sont habitués à une violence quotidienne. Aucun jour ne passe sans que les médias d’État n’agitent le chiffon rouge du terrorisme en relatant le désamorçage d’une bombe, l’explosion d’un colis piégé ou la suppression de « takfiristes » sur le point de commettre un attentat. Mais quand la semaine dernière, une voiture piégée a soufflé les vitres d’un quartier de la banlieue du Caire, emportant avec elle la vie du procureur général Hisham Barakat, la tension est montée d’un cran.
« On n’avait pas vu pareille violence contre des personnalités du régime depuis les années 90, notamment depuis la trêve conclue entre l’État et certains groupes islamistes après l’attentat de Louxor en 1997 », note Bernard Rougier, directeur du CEDEJ, Centre d'Études et de Documentation Économiques, Juridiques et Sociales, pour Middle East Eye. « C’est la première fois qu’on retrouve des attentats similaires à ceux qui ont visé Anouar el-Sadate en 1981. »
Un assassinat d’autant plus symbolique qu’il est intervenu quelques semaines après un appel du groupe militant islamiste Wilayat Sinaï (Province du Sinaï) à s’attaquer aux figures du pouvoir judiciaire pour venger la répression que subissent les Frères musulmans depuis l’été 2013. Moins d’un mois aussi après la publication d’un communiqué d’oulémas d’origine non-identifiée prenant en référence la sourate 5, verset 32 du Coran (« que quiconque tuerait une personne non coupable d'un meurtre ou d'une corruption sur la terre, c'est comme s'il avait tué tous les hommes. Et quiconque lui fait don de la vie, c'est comme s'il faisait don de la vie à tous les hommes ») pour inviter les sympathisants de l’insurrection violente à s’attaquer à tous les soutiens directs ou indirects du régime égyptien : juges, policiers, militaires, mais aussi membres d’ONG et journalistes. « Une légitimation du meurtre sans précédent », pour le chercheur.
Les contours d’un cauchemar imminent ont pris un peu plus forme quand, quelques jours plus tard, à l’aube, un convoi de pick-up chargés d’explosifs est entré dans la ville de Sheikh Zuweid, dans le Sinaï Nord, avec à son bord une centaine de combattants de l’organisation de l’État islamique (EI). 60 000 habitants tenus en joug, une ville minée par les assaillants pour empêcher l’envoi de troupes sur place, trois attaques-suicides et vingt-et-un checkpoints dépouillés de leurs armements, poussant l’armée égyptienne à déployer des F-16 pour bombarder aveuglément la ville. « C’est l’opération la plus grave menée contre l’armée égyptienne depuis 1967 », affirme Ashraf el-Sherif, spécialiste des mouvements terroristes.
Deux attaques sans précédent qui illustrent le tournant critique que prend l’Égypte. Le pays fait face à une menace terroriste palpable et ces derniers développements provoquent l’ire des autorités, particulièrement enclines à accentuer la répression contre toute voix dissonante.
Preuve en est, alors qu’aucun lien n’est établi entre ces incidents et les Frères musulmans, le soir-même, les forces de sécurité tuaient dans des circonstances troubles treize personnes affiliées à la confrérie, assurant qu’elle préparait une attaque. Des informations fortement mises en doute par de nombreux observateurs. En réponse, les Frères musulmans ont publié un communiqué appelant à la rébellion.
Dans la foulée, le ministère de l’Intérieur publiait une loi anti-terroriste prévoyant un arsenal de nouvelles mesures liberticides : l’application immédiate des peines de mort prononcées ces derniers mois contre des membres supposés des Frères musulmans, l’emprisonnement de journalistes mentionnant des sources non officielles dans leurs articles ou la suppression des procès en appel dans certaines affaires. Du jamais vu depuis soixante ans, assurent les spécialistes. Dans un communiqué, dix-sept organisations des droits de l’homme dénoncent une loi « mal définie, qui établit un système judiciaire parallèle et qui instaure un état d'urgence non déclaré ».
C’est l’engrenage.
« Provocation-répression-solidarité »
Il est indéniable que depuis la destitution de Mohamed Morsi il y a deux ans, le pays fait face à une insurrection de plus en plus puissante et sophistiquée. Si l’idéologie du groupe État islamique a sa part de responsabilité dans un environnement régional tourmenté, les spécialistes, mais aussi certaines franges de la population, invitent à ne pas se tromper sur l’origine du mal : l’Égypte post-révolutionnaire est devenue un terreau favorable à la propagation des idées extrémistes et violentes sous l’hospice d’un régime militaire autocratique et répressif.
Les associations de défense des droits de l’homme estiment à 20 000 le nombre de sympathisants des Frères musulmans emprisonnés depuis juillet 2013, et à plus d’un millier ceux tués par les forces de sécurité. Au total, plus de 40 000 personnes – journalistes, avocats, militants de tous bords, étudiants et malchanceux ayant croisé la route de forces de sécurité zélées –sont derrière les barreaux, selon Amnesty International.
Une persécution de masse qui encourage la radicalisation de ce qu’Ashraf el-Sherif qualifie de « forces liquides ».
« Il y a une partie de la population, pas nécessairement en accord avec les idéologies extrémistes au départ, qui bascule néanmoins dans la violence, l’estimant comme seule réponse à un régime autoritaire. Si la crise politique persiste, cette tendance déjà en cours pourrait empirer et servir les intérêts de l’EI », explique-t-il à MEE.
Une observation également partagée par Bernard Rougier, qui met en exergue l’intérêt des groupes violents à rallier une masse importante de personnes frustrées par la situation politique. « Il y a à la fois une plus forte répression de la part du régime, notamment vis-à-vis des islamistes, avec évidemment une part d’amalgame opéré entre ceux qui sont terroristes et ceux qui ne le sont pas, et de l’autre, des acteurs violents qui veulent radicaliser la lutte, dans l’espoir de représenter un spectre aussi large que possible face aux autorités.
« C’est une stratégie de provocation-répression-solidarité : on commet un attentat, on s’attend à une répression plus ou moins bien organisée, pour ensuite susciter une solidarité dans la population, et organiser une insurrection contre le régime. »
« Je ne blâme pas la violence »
Une tolérance pour les actions violentes de plus en plus assumée dans le discours de nombreux Égyptiens. C’est le cas de Maha, 25 ans, diplômée en économie et sciences politiques. « Je ne peux pas me définir comme ayant une appartenance politique spécifique tellement la situation est sens dessus dessous. La seule chose en laquelle je crois, c’est la révolution et ses demandes. Or malheureusement, la montée de la violence, je la comprends. Pas seulement parce que Daech [EI] devient de plus en plus puissant, mais parce que la violence du régime génère elle-même une contre-violence. Quand on pense au meurtre de Frères musulmans, aux milliers d'oppressés et de personnes emprisonnées sans charge… Je n’encourage pas ça et je n’y participe pas, mais je comprends totalement et je ne blâme pas les responsables. C’est de toute façon inévitable. Dans la mesure où nous n’avons aucune possibilité de nous exprimer, la seule réponse qui nous reste est la violence », confie-t-elle à MEE.
Un point de vue également partagé par Islam, 31 ans, qui revendique fièrement son soutien au mouvement « Anti-Coup » (d’État contre Mohamed Morsi, ndlr). « Quand vous muselez toute opposition politique et pacifique, forcément, le militantisme violent prend de l’ampleur. Ça fait mal de voir autant de violence dans notre pays, mais ceux qui sont à blâmer sont ceux qui l’ont initiée et alimentée », explique-t-il à Middle East Eye.
« Est-ce que je supporte les actions violentes ? Ça dépend ce qu'on entend par violence. Si on considère que le régime d’al-Sissi est impliqué dans des crimes contre l’humanité, des meurtres de masse, des arrestations arbitraires, de la torture et des viols, on devrait être capable de comprendre que les gens ont le droit de se défendre. Je préférerais que ça se fasse de manière pacifique mais, dans ces circonstances, je ne blâmerais personne pour ça. »
« Les gens avalent la propagande »
Dans un rapport publié par le Tahrir Institute for Middle East Policy, Mohannad Sabry, journaliste basé dans le Sinaï, estime toutefois que si les récentes attaques ont un impact symbolique sur la capacité de nuisance des groupes terroristes, elles n’impliqueront pas nécessairement une accélération du recrutement. « C’est un succès inspirant, mais si le régime prouve sa capacité à les démolir, Daech et Wilayat Sinaï vont perdre des membres et de potentielles recrues », affirme-t-il.
Car l’autre versant de ce que le Premier ministre égyptien Ibrahim Melheb a qualifié « d’état de guerre », c’est un pouvoir militaire dont la popularité repose sur la lutte contre le terrorisme. « Le régime joue une guerre existentielle », rappelle Bernard Rougier. Car si al-Sissi perd la bataille face au terrorisme, sur le terrain militaire comme sur le terrain de la propagande, sa notoriété fondra comme neige au soleil. « Al-Sissi est déjà en train de perdre son aura à mon avis », tranche Salma, jeune activiste pro-25 janvier, « cette image de l’homme indestructible disparaît progressivement. »
« L’armée est tellement précieuse aux yeux des Égyptiens qu’ils ne sont pas capables de la remettre en cause », s’énerve pourtant Amal, co-fondatrice du mouvement du 6 avril, un groupe révolutionnaire qui a émergé peu avant les manifestations du 25 janvier 2011. « La phobie et la haine des islamistes donnent toute sa légitimité à al-Sissi, les gens pensent sincèrement qu’il est efficace dans sa lutte contre le terrorisme », poursuit-elle.
« À mon avis, même si Daech ou d’autres prennent des positions fortes dans le pays et si la violence augmente de manière significative, je pense qu’al-Sissi gardera toute son influence auprès de la population, qui l’encense. Personne ne l’a jamais remis en cause, après tout ce qu’il a fait, les violations des droits de l’homme, le massacre de Rabaa… Plus on a des ennuis, plus la population le soutient. Et puis même si les militaires sont eux aussi très violents, comme cette violence vient de l’armée, elle est mieux acceptée dans les esprits », analyse-t-elle.
Une dynamique également observée par Andeel. Ce dessinateur, célèbre pour ses caricatures publiées sur le site web indépendant Mada Masr, réfléchit constamment aux modifications qui s’opèrent dans la tête des Égyptiens et à leurs conséquences. « Nous sommes dans une période de défis, l’État use de la propagande pour rendre ses actions moins controversées. Ça permet de préparer les populations aux contrecoups et, dans le fond, l’humain a un instinct violent, il demande juste que les formes y soient mises pour ne pas heurter son idée de la bonne morale », assure-t-il à Middle East Eye.
« Des diables d’importance égale »
Une analyse partagée par de nombreux observateurs qui rappellent que l’ex-maréchal al-Sissi, plébiscité par 95 % des suffrages lors de l’élection présidentielle, peut tout aussi bien sortir renforcé de cette guerre idéologique. « Une large partie de la population va faire front avec al-Sissi car les Égyptiens ont une peur terrible d’un scénario à la syrienne», explique Bernard Rougier à Middle East Eye. A court terme du moins car, selon le spécialiste, « al-Sissi ne gardera sa légitimité que s’il est capable d’améliorer les conditions sociales ».
« Le problème n’est plus tellement de savoir qui de l’armée ou des extrémistes islamistes sont les pires, mais de savoir qui sera capable de trouver des solutions », tranche Andeel. « Les gens accepteront n’importe quoi de n’importe qui, du moment qu’on résoudra leurs problèmes du quotidien. »
Un discours qui désempare toute une frange de la population, étouffée dans un environnement binaire : le régime militaire ou les extrémistes islamistes, la peste ou le choléra. On y retrouve majoritairement la jeunesse libérale, parfois revenue des idéologies islamistes ou pro-gouvernementales et excédée par ce que Salma qualifie « de diables d’importance égale ».
« Je ne m’imagine pas devoir choisir entre l’un ou l’autre », conclut-elle.
« Évidemment, il y a aussi plein de gens qui sont contre tout ce qui se passe actuellement », lâche Amal, « mais si tu détestes al-Sissi, si tu détestes les islamistes et si tu sens le danger venant des groupes extrémistes, de toute façon qu’est-ce que tu peux faire ? », soupire-t-elle.
« J’ai le sentiment que Daech veut rappeler aux Égyptiens qu’ils seront toujours menacés et qu’il faut faire des compromis. Vous devez accepter un enfoiré ou un autre », s’exclame Andeel. « Les gens sont mus par la peur, ils ne sont pas sûrs de ce qu’ils veulent, mais sont certains de ce qu’ils ne veulent pas. Tout ça ralentit le processus qui permettra d’améliorer les choses dans notre pays. »
Photo : des manifestantes égyptiennes courent pour échapper aux forces de police qui tentent de disperser un rassemblement dans le village de Nahia, près du Caire, le 17 juillet 2015 (MEE/Mohamed Naguib).
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