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Les Kurdes n’ont « pas d’autres amis que les montagnes » suite aux reproches américains

Les combattants pro-kurdes, qui ont fait office de troupes de choc contre l’État islamique pour les États-Unis, affirment que les États-Unis, la Syrie, la Turquie et l’Iran collaborent en vue de leur nuire

KAMESHLI, Syrie – La milice kurde des YPG comptait les États-Unis parmi ses alliés les plus fiables lors de ses combats contre le groupe État islamique dans le nord de la Syrie. Mais tout a changé ce mercredi. L’invasion par la Turquie de la ville frontalière de Jarablus, associée aux avertissements des États-Unis selon lesquels les YPG perdraient leur soutien à moins qu’ils ne se retirent des territoires voisins, a laissé les Kurdes face à un sentiment d’abandon.

Jeudi, les YPG ont écouté les États-Unis, qui leur ont ordonné de ne pas contrôler de zones situées à l’ouest de l’Euphrate, et ont retiré certaines forces des lignes de front autour de Jarablus et Manbij, une ville qu’ils ont prise à l’État islamique plus tôt ce mois-ci.

Mais les Kurdes ont pris les déclarations des États-Unis comme la preuve d’une collaboration avec la Turquie visant à nuire à leur objectif, à savoir la création d’une confédération contiguë dans le nord de la Syrie, après avoir servi le leur en faisant office de troupes de choc contre l’État islamique.

Selon Erwin Stran, volontaire américain au sein des YPG, la déclaration américaine a été un coup de poignard dans le dos.

« Je pense que ce qu’on dit est vrai : "les Kurdes n’ont pas d’autres amis que les montagnes", a-t-il expliqué à Middle East Eye. Je suis aussi confus que je suis sûr que les Kurdes en sont arrivés là. »

Les Kurdes de Syrie voient la récente incursion turque dans le nord de la Syrie – qui, selon la Turquie, était principalement destinée à chasser l’État islamique de la ville frontalière de Jarablus – comme un moyen de les empêcher de créer une région kurde fédérale unie à la frontière syro-turque en reliant leurs deux administrations cantonales grâce à la prise de la bande frontalière contrôlée par l’État islamique.

Les YPG ont accusé la Turquie de soutenir l’État islamique lorsque les Forces démocratiques syriennes (FDS) liées aux YPG combattaient le groupe à Manbij et affirment que des centaines d’étrangers ont continué d’entrer en Syrie par la frontière turque au cours des combats.

Initialement, les FDS avaient l’intention de progresser en direction de Jarablus et al-Bab avec deux conseils militaires nouvellement créés dans le but d’ouvrir un couloir vers Afrin et d’unir leurs trois administrations locales dans un semi-gouvernement fédéral bordant la Turquie. Mais cela semble aujourd’hui de plus en plus difficile.

« C’est dégoûtant et décevant », a déploré Joe Ackerman, un ancien soldat britannique originaire d’Halifax qui a combattu l’État islamique pendant plus d’un an aux côtés des Kurdes, jusqu’en mars 2016.

« Pour être honnête, cela ressemble à un grand projet de la Turquie. Et si la Turquie est là pour vaincre Daech, alors pourquoi les envahisseurs sont-ils principalement des groupes terroristes ? », a-t-il poursuivi, se référant aux groupes rebelles soutenus par la Turquie qui auraient mené l’offensive contre Jarablus mercredi.

« Les YPG, les YPJ [Unités de protection de la femme] et les FDS ont perdu un nombre considérable de soldats [à Manbij] et sans eux, l’Occident et l’Europe seraient inondés d’experts de Daech formés à la fabrication de bombes et de soldats qualifiés. »

Des responsables des YPG ont affirmé qu’un certain nombre d’États autrement hostiles ont collaboré au lancement de l’opération turque dans le nord de la Syrie, avec l’objectif à long terme de porter atteinte à la capacité des YPG à construire leur confédération dans la région.

Salih Muslim, co-président de la branche politique des YPG, le Parti de l’union démocratique (PYD), a prévenu MEE au début du mois d’août que la Turquie était susceptible de « conclure un accord avec Israël, la Russie, l’Iran, ou même Assad à l’avenir pour empêcher les Kurdes de jouir de leurs droits ».

Une source proche du leadership iranien a également indiqué à MEE ce jeudi que « les Turcs et les Syriens [se coordonnaient] via les Iraniens ».

Les récents affrontements entre le gouvernement syrien et les YPG à Hassaké – lors desquels des frappes aériennes syriennes contre des cibles kurdes sont survenues pour la première fois depuis le début de la guerre – ont montré que la relation froide mais souvent tacitement coopérative entre les YPG et le gouvernement syrien s’était peut-être brisée.

La réaction virulente du gouvernement à la proclamation par les YPG d’une « Fédération de Syrie du Nord » en mars montre également l’inquiétude de Damas face à la montée en puissance du groupe.

La semaine dernière, l’administration locale à Kobané a averti que les attaques contre Hassaké avaient été coordonnées avec la Turquie « afin de faire face au projet démocratique qui est façonné dans le nord de la Syrie » et a déclaré que le gouvernement cherchait à « créer des conflits sectaires entre les groupes syriens ».

À présent, alors que le vice-président américain Joe Biden a réprimandé les YPG lors d’une conférence de presse conjointe avec le Premier ministre turc Binali Yıldırım, beaucoup expriment la crainte que les Kurdes ne se retrouvent sans proche allié dans la région.

« La déception des Kurdes envers les États-Unis est très visible, on peut voir des gens dans les rues, des personnalités politiques, des personnes très en colère et déçues », a déclaré Mutlu Çiviroğlu, analyste et journaliste spécialisé dans les affaires kurdes. « Ce sont en effet les Kurdes qui ont payé le prix le plus fort dans la lutte contre l’État islamique. »

« Uniquement pendant l’opération à Manbij, [les FDS] ont perdu plus de 200 combattants ; les familles de ces combattants sont donc en colère, les gens dans la rue sont en colère contre un tel manque de considération des États-Unis pour leurs revendications, a-t-il expliqué. Et dans le même temps, ils font le bonheur de la Turquie. »

« Les États-Unis suivent leurs intérêts »

Nawaf Xelil, analyste kurde et ancien responsable du Parti de l’union démocratique (PYD), a cependant affirmé que le vice-président américain Joe Biden n’avait rien dit de nouveau et que les YPG s’étaient déjà retirés il y a deux semaines après la libération de la ville de Manbij à la mi-août, une déclaration appuyée par le colonel John Dorrian, porte-parole de la coalition dirigée par les États-Unis, qui a indiqué que les forces se préparaient à libérer le bastion de l’État islamique, Raqqa.

« Nous savons que les États-Unis suivent leurs intérêts [en tant qu’État], a expliqué Xelil. S’ils font appel à nous pour libérer le nord de Raqqa, nous, en tant que Kurdes, ne serons pas très en colère. Selon nous, c’est également très important pour le Rojava [Kurdistan syrien], mais il est également important pour nous d’unir Afrin et Kobané. »

« Nous ne donnerons pas notre accord à tout ce que disent les États-Unis, mais les Kurdes et les Américains comprennent le rôle de chacun au sein de la coalition », a-t-il ajouté.

Les États-Unis affirment qu’ils continueront de soutenir les YPG malgré l’opposition turque aux forces des YPG et des FDS.

« Eh bien, je tendrais à contester l’impression [des Kurdes] qui se sentent abandonnés. Nous avons été très clairs au sujet de notre soutien », a déclaré ce mercredi Elizabeth Trudeau, porte-parole du département d’État américain.

« Ils ont été à ce sujet de formidables combattants contre notre ennemi commun, à savoir Daech. »

« Comme je l’ai indiqué, nous restons en contact étroit avec les Turcs tout comme avec les commandants locaux kurdes dans ce but. »

Mais les forces des FDS jugent suspecte l’opération de la prise de Jarablus, qui n’a duré que quelques heures.

« Il y avait un accord entre la Turquie et l’État islamique – aucun soldat n’a été blessé et il n’y a pas eu d’attentats-suicides de l’État islamique », a indiqué à MEE Nasir Haji Mansour, conseiller auprès des FDS.

Lundi, de petits affrontements ont déjà eu lieu entre les Forces démocratiques syriennes (FDS) et les rebelles soutenus par les Turcs à 7 kilomètres d’Azaz, et les Kurdes ont accusé la Turquie d’avoir tiré sur des positions des YPG près de la ville de Derick, également connue sous le nom d’al-Malikiyah, à quelques kilomètres de la frontière avec la Turquie et l’Irak.

Selon Idris Nassan, ancien ministre des Affaires étrangères de la ville de Kobané contrôlée par les YPG, l’incursion turque pourrait donner lieu à des affrontements entre les deux alliés des États-Unis : les rebelles soutenus par la Turquie et les Kurdes.

« Il y a déjà des combats [entre les rebelles soutenus par la Turquie] et les Kurdes à de nombreux endroits, à Alep et Azaz, parce qu’ils [les Kurdes et l’opposition soutenue par la Turquie] ont des projets différents », a-t-il expliqué.

« Les Kurdes réclament un système non sectaire et non chauvin, mais les autres sont sectaires et chauvins. »

« Il y aura donc plus de conflits autour de la bande frontalière entre Jarablus et Azaz, et peut-être même plus loin. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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