Les producteurs énergétiques du Golfe sur leurs gardes face aux vacillements du marché chinois
Quelle différence en 40 ans… lorsqu’au milieu des années 1970, l’OPEP a fait grimper les prix du pétrole, il est très peu probable que le mot « Chine » ait été prononcé, même en coup de vent, que ce soit lors de réunions du cartel du pétrole ou de celles des gouvernements occidentaux, aux prises avec les conséquences de cette situation.
Aujourd’hui, les préoccupations suscitées par le ralentissement de la croissance chinoise ont affolé les marchés boursiers du Moyen-Orient et d’Occident et entraîné des chutes des prix du pétrole, qui ont déjà atteint des niveaux jamais vus depuis le pic de la dernière crise économique.
Cela a posé des dilemmes politiques extrêmement complexes pour les producteurs de pétrole du Moyen-Orient, qui sont parfaitement conscients que chaque mesure prise pour augmenter le prix du pétrole aura des répercussions importantes sur leurs portefeuilles d’investissement mondiaux.
Aujourd’hui, la Chine est sans doute le premier point de l’ordre du jour des réunions gouvernementales et de l’OPEP.
En effet, les dernières baisses des prix du pétrole ont vidé de leur substance les budgets 2015 des pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient. En temps normal, leur ministère des Finances effectue une évaluation prudente des prix du pétrole et des recettes pétrolières qui en découlent ; la plupart des années, le prix moyen est plus élevé que prévu, favorisant l’optimisme de chaque ministère.
Les budgets 2015 ont bien tenu compte des prix du pétrole qui ont été quasiment réduits de moitié l’an dernier, et qui étaient restés globalement stables, autour de 110 dollars le baril entre 2010 et 2015. Les économistes estiment que le budget 2015 de l’Arabie saoudite a été basé sur un prix moyen d’environ 60 dollars le baril.
Dans des interviews accordées en décembre dernier après l’annonce du budget, le ministre saoudien des Finances, Ibrahim al-Assaf, s’est en effet exprimé au sujet du moment où le rebond des prix du pétrole aurait lieu, et soutenu que celui-ci arriverait plus tard cette année ou au début de l’année prochaine.
Suite à la crise en Chine, l’humeur a changé, et il est à présent question de savoir jusqu’où les prix vont baisser ; certains prédisent une chute à 30 dollars le baril.
Cette chute aura des conséquences importantes pour tous les pays producteurs de pétrole, dont le budget dépend toujours fortement des recettes de ce secteur, en dépit de leurs tentatives de diversification vers des secteurs tels que le tourisme. Dans ce contexte, la barre des 110 dollars le baril, qui a prévalu jusqu’au milieu de l’année dernière, est d’une importance capitale.
Cette barre se situe juste au milieu des niveaux requis par les pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient pour maintenir un excédent budgétaire, selon une étude menée par la Deutsche Bank et le FMI. Fait significatif, ce prix est légèrement supérieur aux 104 dollars le baril requis par l’Arabie saoudite ; si ce prix se situe bien en deçà des 184 dollars et des 131 dollars requis respectivement par la Libye et l’Iran, il est toutefois bien supérieur aux prix nécessaires pour les Émirats arabes unis (81 dollars), le Koweït (78 dollars) et le Qatar (77 dollars).
Les déficits sont facilement gérables à court terme, les pays du Golfe disposant de milliards de dollars de réserves et de fonds souverains, mais ne pourraient pas être tolérés trop longtemps par les ministres des Finances. Par exemple, l’Arabie saoudite a déjà dépensé près de 62 milliards de dollars de ses réserves de change cette année et a emprunté 4 milliards de dollars auprès de banques locales en juillet, réalisant ainsi son premier emprunt obligataire depuis 2007. Le pays devrait également émettre 5 milliards de dollars d’obligations supplémentaires plus tard dans l’année.
Et les finances du royaume sont aussi mises à rude épreuve sur un autre front budgétaire. Les dépenses militaires sont également à la hausse pour couvrir la guerre au Yémen et les bombardements contre le groupe État islamique en Syrie, tandis que le roi Salmane a accordé de généreuses primes aux travailleurs du secteur public après son accession au trône en janvier.
Par le passé, l’OPEP, et en particulier son membre principal, l’Arabie saoudite, ont répondu à l’inadéquation entre l’offre et la demande en réduisant la production. Dans la situation actuelle, une telle manœuvre aurait progressivement amené les deux variables vers un meilleur équilibre et permis un retour des prix aux niveaux observés jusqu’à l’été dernier.
Or, au lieu de cela, l’OPEP a continué de pomper du pétrole, contribuant à maintenir les prix à un faible niveau. Ceci porte l’attention sur le principal pays producteur, l’Arabie saoudite, qui a toujours considéré le pétrole comme un produit stratégique.
Le gouvernement saoudien reste insondable sur le sujet, mais cela n’a pas calmé les spéculateurs. Certains affirment que le royaume essaie de punir la Russie, dépendante des revenus pétroliers, pour son soutien à Bachar al-Assad, ou que la cible principale est l’Iran, qui a besoin de prix du pétrole plus élevés que l’Arabie saoudite pour équilibrer son budget.
D’autres soutiennent que l’Arabie saoudite manipule les marchés pour tenter d’étouffer la concurrence, en particulier celle des nouveaux producteurs de pétrole, tels que ceux qui sont impliqués dans les sables bitumineux canadiens, et la production de gaz de schiste aux États-Unis. Si les prix baissent, prétend-on, certains pourraient être contraints de cesser leurs activités et d’autres pourraient être dissuadés d’entrer sur le marché, ce qui permettrait ainsi à l’OPEP de maintenir sa domination. Le contre-argument est que les entreprises américaines ont déjà commencé à réduire leurs coûts, leur permettant de descendre même à un prix inférieur.
Il y a cependant une autre raison expliquant pourquoi les pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient manient les prix du pétrole avec prudence. L’explication pourrait être que ces pays font désormais partie intégrante de l’économie mondiale au point que toute action susceptible de rapprocher le monde d’un ralentissement économique (ce qui pourrait être le cas avec des prix du pétrole élevés) occasionnerait des dégâts considérables pour les investissements au Moyen-Orient.
Tout était si différent dans les années 1970. L’Occident n’avait alors guère d’autre choix que de payer les prix du pétrole plus élevés exigés par l’OPEP, dont les membres étaient largement à l’abri du prix économique payé par les consommateurs. Une grande partie des revenus étaient recyclés en instruments financiers aux États-Unis et en Europe, où les taux d’intérêt élevés les protégeaient de l’impact de l’inflation et où les pétrodollars continuaient de soutenir leurs recettes.
Lorsque les entreprises internationales ont essayé de vendre sur les marchés arabes, elles sont tombées sur des lois insistant sur leur obligation de rechercher des partenaires locaux. Ainsi, les fondations de nombreuses dynasties commerciales fortunées à travers le Golfe ont été posées lorsque ces dernières ont engrangé des profits à hauteur de 51 % dans le cadre de joint-ventures avec des compagnies occidentales de premier ordre, qui, dans certains cas, n’ont eu en retour guère plus que l’accès au marché local.
Aujourd’hui, en revanche, les gouvernements, leurs fonds souverains et les particuliers ont investi beaucoup de leurs richesses dans des entreprises, des biens et des industries aux quatre coins du globe ; et lorsqu’ils ont investi dans la région, par exemple dans le tourisme, l’hôtellerie, les complexes de bureaux et les événements sportifs, la rentabilité a reposé sur les entreprises internationales et les visiteurs.
Les fonds souverains sont gérés de manière très secrète, et beaucoup de place est accordée à la spéculation quand il s’agit d’évaluer leurs richesses et leurs stratégies d’investissement. Toutefois, il existe un consensus général sur le fait que ces fonds s’élèvent à au moins plusieurs milliers de milliards de dollars, et ceux-ci font les gros titres lorsqu’ils sont impliqués dans une transaction commerciale majeure.
Prenez par exemple l’un des fonds souverains les plus récents, la Qatar Investment Authority, qui gérerait 2 000 milliards de dollars selon les estimations. Ce dernier est connu pour ses investissements dans les marchés internationaux (États-Unis, Europe et Asie-Pacifique) et au Qatar en dehors du secteur de l’énergie.
Ses holdings et celles de ses sociétés liées, Qatar Holding et Qatari Diar, ont des parts chez Barclays Bank et Volkswagen, Harrods, Sainsbury, Canary Wharf Group, The Shard (Londres) et le club de football du Paris-Saint-Germain. Il a également mis en place des fonds pour investir en Malaisie et en Chine.
Observez également les énormes parts internationales détenues par des sociétés telles que la société saoudienne Kingdom Holding, dont le portefeuille d’investissement mondial comprend des services bancaires et financiers, de l’immobilier, des hôtels, des médias, du divertissement, des services internet et d’autres technologies.
Ou encore une société saoudienne plus spécifique à un secteur précis, comme Cristal Global, qui est devenue l’un des plus grands spécialistes mondiaux du dioxyde de titane, en grande partie grâce à des acquisitions aux États-Unis. Son succès repose sur la stabilité des prix des matières premières mais aussi sur l’économie mondiale, le dioxyde de titane étant l’un des ingrédients principaux de la peinture blanche.
Parmi les secteurs qui seront touchés si l’incertitude actuelle se transforme en une récession plus grave figure celui de l’immobilier. Celui-ci est de plus en plus attractif étant donné que davantage d’investisseurs du Moyen-Orient cherchent à rendre leurs investissements conformes à l’islam. Selon une estimation, les investisseurs du Moyen-Orient se préparent à investir 180 milliards de dollars sur les marchés mondiaux de l’immobilier au cours de la prochaine décennie.
Il y a également des conséquences sur les investissements immobiliers internationaux dans le Golfe : selon les promoteurs, l’intérêt chinois quant à l’achat de propriétés à Dubaï a considérablement augmenté alors que les liens commerciaux entre les deux pays se développent. Tout ralentissement en Chine aura des conséquences sur ces relations.
Un autre lien avec l’économie du reste du monde émane du désir croissant des marchés boursiers arabes de s’ouvrir aux investisseurs internationaux ; l’Arabie saoudite a récemment pris la température en autorisant pour la première fois les investissements étrangers directs, tandis que la fin des sanctions en Iran devrait stimuler fortement ce secteur.
Toutefois, les investisseurs mondiaux sont susceptibles d’agir avec prudence face au développement de nouveaux marchés. Cela signifie que l’intégration de l’Arabie saoudite et de l’Iran sera retardée jusqu’à ce qu’il y ait un climat plus serein.
Tout cela indique que l’état de l’économie mondiale compte plus que jamais pour les décideurs politiques du Moyen-Orient. Le crash mondial de 2007-2008 a été une leçon salutaire, montrant qu’aucune partie du globe ne pouvait être à l’abri des conséquences d’une récession mondiale.
Ainsi, tandis qu’ils observent la Chine exposée à tous les vents, ils procèdent prudemment lorsqu’il s’agit de déterminer les prix du pétrole, sachant qu’une forte augmentation des prix nuirait à la confiance et pourrait faire basculer le monde dans une récession dont les conséquences seraient néfastes pour eux autant que pour l’Occident.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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