Y a-t-il quelqu’un pour sauver l’opposition algérienne ?
ALGER – « Il paraît que le buffet est meilleur au meeting pro-pouvoir ». Les deux invités de la deuxième réunion d’une partie de l’opposition algérienne, organisée mercredi 30 mars dans une petite salle à l’ouest d’Alger, chuchotent non loin de la grande table où se sont installés leaders et personnalités politiques.
En parallèle de cette réunion rassemblant tous les partis de l’opposition à l’exception du Front des forces socialistes (qui a décliné l’invitation), le FLN, le parti du pouvoir, a organisé la même matinée un grand rassemblement dans le complexe olympique de la capitale.
« Le fait que l’opposition ait accepté de se réunir dans cette petite salle veut dire qu’elle accepte le plafond de verre que lui impose le pouvoir », soupire le sociologue Nacer Djabi, membre de l’ISCO, Instance de suivi et de coordination de l’opposition, créée à l’issue de la première réunion de rassemblement 23 mois plutôt. Appelé Mazafran 1, du nom de la localité balnéaire où il s’était tenu, ce meeting avait rassemblé un large éventail de l’opposition, des islamistes aux laïcs, ainsi que des anciens Premiers ministres, comme Mouloud Hamrouche.
Mais l’ambiance est différente ce 30 mars dans cet espace confiné, où journalistes et politiques se pressent autour de la large table, où les alliés paraissent essoufflés, « répétant les mêmes diatribes sans aucun bilan des deux dernières années et sans esquisse de perspectives », pour reprendre les propos de l’un des participants sorti fumer rageusement une cigarette.
L’opposition algérienne, depuis le choc du « quatrième mandat », qui a vu le président Bouteflika, malade et affaibli physiquement, reconduit comme chef de l’État, peine à faire face au rouleau compresseur du pouvoir et de ses alliés.
Quatre raisons principales handicapent cette opposition : la crédibilité même de ses chefs de file, leurs ambitions de leadership, les divergences de fond entre les partis la composant, et enfin les tentations de marchander avec le pouvoir des quotas d’élus ou de postes.
Une « caste » d’opposants issue du système
« Quand un opposant arrive dans une voiture blindée, avec gyrophares et trois gardes du corps, ça fait tache dans le décor », commente, sarcastique, un invité de la réunion de mercredi pendant qu’Ali Benflis, ancien chef de gouvernement, et Abdellah Djaballah, président du mouvement islamiste al-Adala, descendent de leurs luxueuses berlines.
« Il ne faut pas oublier que la plupart des leaders de l’opposition ont fait leur socialisation dans les arcanes du système », rappelle à Middle East Eye le politologue Cherif Dris. « Et même si certains ont été – et sont toujours – honnêtes à l’intérieur ou à l’extérieur du pouvoir, il reste que leur crédibilité en prend un coup dans la perception du public ».
« En fait, il s’agit plus de dissidents que d’opposants », enfonce Nacer Djabi. « Car beaucoup d’entre eux n’ont pas fait le choix stratégique de couper le cordon ombilical avec le système et d’aller vers le peuple », explique-t-il à MEE.
« La société est consciente de notre refus du régime actuel », nuance toutefois le président du parti Jil Jadid, Sofiane Djilali, dans son discours. « Mais cela ne suffit pas. Nous devons, comme opposition, proposer à la société un programme clair et précis. »
Nacer Djabi, auteur, notamment, d’un essai intitulé Algérie, l’État et les élites, renchérit : « En Algérie, nous n’avons pas seulement une crise du régime politique, nous avons aussi et surtout une crise de l’élite politique, une crise de l’opposition. Où sont les universitaires, les syndicalistes, les associations, les étudiants, etc. ? Où est la véritable société civile qui, comme en Égypte ou en Tunisie, a été le moteur du changement ? ».
Un déficit reconnu par les animateurs de la réunion, comme le souligne Karim Tabbou, président de l’Union démocratique et sociale (non agréée par le ministère de l’Intérieur) : « Il faut convaincre les Algériens d’aller à l’action politique, sinon c’est la politique qui ira vers eux et ça sera de l’initiative du pouvoir uniquement ».
Le syndrome du « Zaïm »
« Écoutez bien les discours aujourd’hui : quand les anciens leaders politiques de l’opposition parlent, ils disent rarement ‘’nous’’, mais ‘’je’’ », note un des jeunes participants. « Chacun veut se positionner à l’approche des législative de 2017 et de la présidentielle de 2019. Ces leaders de l’opposition risquent de ne plus vouloir participer à ce genre de coalition, car cela les empêche de briller individuellement et de négocier chacun de son côté avec le pouvoir », souligne, désabusé, un autre participant au meeting de mercredi.
« En deux ans, nous n’avons pas pu tenir régulièrement nos réunions », confie à MEE une source au sein de l’ISCO. « Les personnalités politiques étaient plus occupées à s’activer chacune de son côté, abandonnant ainsi le travail de coordination nécessaire. C’est pour cela que nous n’arrivons pas à nous imposer face au pouvoir ».
Le culte du « zaïm » (le chef) et de l’homme providentiel a longtemps hanté la vie politique algérienne, bien avant l’indépendance, quand le culte de la personnalité autour du leader nationaliste Messali Hadj avait provoqué dissidences et ruptures au sein du nationalisme algérien.
« Sans base populaire et sans ingénierie politique, la plupart des partis ne survivent qu’à travers la figure du chef », regrette un chercheur présent à la réunion qui n’a pas souhaité donner son nom. « Les sigles sont rattachés à des personnalités qui elles-mêmes ont créé des partis en dissidence avec leurs anciens chefs. »
Lignes de fractures idéologiques
« Pour nous, l’opposition qui s’est réunie mercredi n’est rien d’autre qu’un forum d’islamistes. Même l’ancien chef de gouvernement, Ali Benflis [président du parti Talaiou al-Houriat et candidat malheureux à la présidentielle] parle aujourd’hui comme un imam ! », tranche un cadre de la présidence de la République, contacté par MEE.
« N’exagérons pas », répond un juriste de l’ISCO. « C’est vrai qu’il y a des partis islamistes, et que même les anciens du FIS [Front islamiste du salut, dissous après l’annulation des législatives de 1992 qui avait entraîné la guerre civile algérienne] ont été présents à la première réunion, il y a deux ans. En revanche, il est vrai que de profondes divergences minent cette coalition. »
Et souvent, cela saute aux yeux. Mercredi, le discours d’Ali Yahia Abdenour, 95 ans, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme et figure tutélaire de l’opposition sur les droits de la femme et son statut de mineure, a déplu aux islamistes présents autour de la table. Abdellah Djaballah, d’al-Adala, a même tenu à répondre au vieux militant des droits de l’homme en rappelant le statut religieux de la femme.
« Entre un RCD [Rassemblement pour la culture et la démocratie, laïc] qui impute la responsabilité de la guerre civile aux islamistes, et, en face, les islamistes qui mettent en accusation les ‘’éradicateurs’’ laïcs, difficile de tenir longtemps dans cette coalition », commente un cadre de l’opposition qui a préféré garder l’anonymat.
« On nous a demandé de rédiger une plate-forme politique, mais on ne peut pas avancer dans la rédaction alors que les islamistes ne veulent pas entendre parler de l’égalité homme-femme ! », explique encore un juriste sur place.
« Oui, beaucoup de choses nous séparent », reconnaît dans son intervention Karim Tabbou. « Mais c’est cela qui rend notre action encore plus intéressante et plus forte. »
Le directeur d’un quotidien algérois invité à la réunion et souhaitant rester anonyme résume pour MEE : « Tant que les islamistes ne font pas leur propre autocritique, la synthèse entre les partis de ce front ne peut réussir. Regardez la Tunisie, le consensus y a été laborieux mais la classe politique a réussi à établir une assise commune, incluant tout le monde et où chaque partie respecte l’autre. »
La porte « entrouverte »
« Les tergiversations, pour ne pas dire les tentations d’investissements particuliers ou partisans qui ont été entendues lors de notre première rencontre, ont non seulement brouillé notre message, mais réduit notre efficacité politique », a reconnu mercredi, dans son discours face aux participants, Ouamar Saoudi, du RCD.
« Certains partis, étranglés financièrement ou tentés de survivre à travers une présence dans les assemblées élues ou aux postes de responsabilité, savent qu’il faudra tôt ou tard (si ce n’est déjà fait) se compromettre avec le système », analyse, lucide, un opposant qui a souhaité garder l’anonymat. « C’est pour cela qu’on sent un certain essoufflement depuis la première réunion, qui devait enclencher une véritable dynamique politique alternative. Le pouvoir n’est pour sa part pas disposé à négocier avec l’opposition, puisqu’il se contente de dire qu’il n’y a pas de crise politique. »
« L’opposition doit rester homogène, unie, pour éviter des compromis individuels avec les autorités », prévient Sofiane Djilali, en message codé à ses partenaires autour de la grande table, où fusent déjà des rumeurs de contacts avec les représentants du pouvoir.
« Si des partis présents ici veulent continuer à participer aux élections selon l’agenda du pouvoir, alors ils casseront la logique même de l’opposition », s’indigne le chercheur présent aux travaux.
« Malheureusement, nous sommes conscients du fait que la culture politique de certains leaders de l’opposition leur impose de laisser la porte entrouverte pour d’éventuels marchandages avec le pouvoir », regrette Hakim, un jeune militant.
L’horizon de travail des différents partis reste les législatives de 2017 et la présidentielle de 2019. « Mais je crois que la campagne électorale pour ces deux rendez-vous a déjà commencé, tant chez les partis du système que chez l’opposition », indique le politologue Cherif Dris. « De nouvelles configurations se mettent en place, de nouveaux acteurs interviennent, comme les hommes d’affaires et leurs connexions à l’international… ».
« Des formations politiques, les plus lourdes de l’opposition, savent que leurs quotas seront maintenus dans les assemblées élues. Il leur faut juste grappiller un peu plus en levant le pied par rapport à leur radicalité apparente, d’où le fait que le niveau de la représentation aujourd’hui dans cette salle est plus faible qu’il y a deux ans », soutient pour sa part une source de l’ISCO.
« Même si c’est le cas, ce n’est pas une raison pour ne pas militer sans relâche pour unir les rangs et ramener tout le monde autour d’une même table », insiste un cadre de Jil Jadid. « Il nous faut maintenir la pression sur le pouvoir, même si le rapport de force nous est défavorable ».
Retour à la salle de réunion. Les intervenants se succèdent, brocardant le pouvoir, dénonçant ses menaces.
« Le marasme dans lequel se retrouve l’opposition est aussi, et surtout, le résultat de la politique de ce pouvoir », tient-on à rappeler dans l’état-major d’Ali Benflis. « On nous refuse des salles pour nos meetings, on truque les élections, on interdit les manifestations, on harcèle les militants… Les autorités ont détruit toute vie politique normale ».
Ces dernières avaient refusé par exemple l’octroi d’une salle plus spacieuse aux organisateurs de l’ISCO.
« Peut-être qu’on mange moins copieusement ici, mais au moins, on ne risque pas de se faire tabasser ou écraser par la foule », répond l’un des invités à son ami. Car au même moment, dans la salle gigantesque de la Coupole à Alger, les bagarres éclataient faute d’organisation et à cause du nombre élevé de jeunes qui s’étaient invités au meeting du FLN pour profiter de l’ambiance.
Photo principale : Abdelaziz Rahabi, ancien ministre de la Communication algérien et ex-ambassadeur, a présidé la réunion de rassemblement de l’opposition algérienne mercredi 30 mars 2016 (MEE/Adlène Meddi).
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