9 septembre 1962 : les blindés de l’indépendance algérienne, nouveaux maîtres du pays
Blida, le 9 septembre 1962. Houari Boumédiène se tient debout dans un véhicule de l’Armée nationale populaire – dont le sigle, ANP, est visible sur le pare-chocs avant. L’austère colonel est accompagné du commandant Ahmed Bencherif et du colonel Mohammed Chaâbani, qui ont dirigé les troupes de la wilaya VI (couvrant le Sahara algérien selon le découpage de l’ALN) depuis Djelfa.
Le convoi, encadré par des motards casqués, traverse la capitale de la Mitidja en direction d’Alger, distante de 50 kilomètres, afin de solutionner la crise qui secoue un pays indépendant depuis deux mois. De part et d’autre de la route, les civils, en nombre, applaudissent les nouveaux maîtres de l’Algérie. Mais on remarque aussi quelques femmes, couvertes d’un hayek blanc, accompagnées d’enfants hilares.
L’atmosphère ne semble guère hostile aux militaires, qui apparaissent sans doute comme un facteur d’ordre. Selon Michel Goué, correspondant du Monde, l’accueil de la « ville des roses », comme elle est connue, serait « très chaleureux ».
En effet, deux semaines auparavant, ils étaient plusieurs centaines à manifester « contre un climat d’insécurité » imputé aux dirigeants de la wilaya IV (Algérois), comme le rappelait l’historien Amar Mohand-Amer dans sa thèse consacrée à cette séquence.
L’effondrement des structures coloniales et la course au pouvoir des anciens colonisés – jusqu’alors réunis sous la bannière du Front de libération nationale (FLN) – ont provoqué de violents affrontements entre factions concurrentes, se soldant par de nombreuses victimes.
En janvier 1963, l’Algérie Presse Service (agence de presse officielle) évalue les pertes à un millier de morts... avant de ramener ce bilan à une dizaine de décès, un nombre sous-évalué. Pour la revue Internationale situationniste, « la succession de ces deux chiffres suffit à montrer qu’un État moderne est désormais installé en Algérie », sonnant le glas, pour un temps du moins, des espérances révolutionnaires.
Une armée forte et unie
L’historien Gilbert Meynier souligne l’alliance conclue en ces circonstances entre Ahmed Ben Bella – un des chefs historiques du FLN, détenu de 1956 aux accords d’Évian – et l’état-major général (EMG), dirigé par Boumédiène, et dont l’armée pléthorique, longtemps stationnée aux frontières, « avait un atout considérable : sa force et son unité, favorisées par un long travail d’endoctrinement », sans bénéficier d’un ancrage réel dans la société.
Dans Le FLN : mirage et réalité, Mohammed Harbi notait l’effacement des « forces de la résistance intérieure, les seules à même de former une armature politique liée au peuple ».
L’armée de Boumédiène, considérée comme un « véritable instrument politique centralisé », révélait donc sa suprématie face à la dislocation des autres institutions, telles que le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) – présidé par Benyoucef Benkhedda – et qui disparaît durant l’été 1962.
Un autre élément permet de comprendre la facilité avec laquelle les troupes venues de l’extérieur – auxquelles se sont ralliées diverses composantes de l’intérieur – ont progressé : la passivité des masses. Cette apathie a été toutefois démentie les 29 et 30 août quand la population a manifesté en scandant le slogan « Sebaâ snin barakat ! » (« sept années, ça suffit ! ») afin de répondre à l’attaque des troupes de la wilaya IV par les commandos de Yacef Saâdi, sur ordre de Boumédiène.
Au lendemain de ces journées, l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) rassemble plus de 10 000 personnes – dont de nombreuses femmes selon Amar Mohand-Amer – au Foyer civique d’Alger, renvoyant dos-à-dos les belligérants sur les mots d’ordre : « Non à des fusils, mais des pelles et des pioches », « Halte au sang », « La colère du peuple gronde »...
Pourtant, comme le note Michel Goué, « à aucun moment, les manifestations, qui ont peu à peu diminué, au lieu de s’accroître, n’ont eu l’ampleur de celles de décembre 1960. » Cette démobilisation se traduit notamment par une reprise de l’émigration. Benjamin Stora avance le chiffre de 91 744 entrées d’Algériens sur le territoire français, du 1er septembre au 11 novembre.
Prédominance de l’armée des frontières
Toutefois, l’arrivée à Alger, le 9 septembre, des 4 000 hommes de Boumédiène ne s’effectue pas sans susciter l’hostilité d’une opposition embryonnaire qui réagit à cette violation de la trêve, établie quelques jours plus tôt, et qui faisait de la ville blanche une zone démilitarisée.
Un tract du Parti de la révolution socialiste, dirigé par Mohammed Boudiaf, établit même un parallèle entre l’ANP de Boumédiène et l’Armée nationale du peuple algérien de Mohammed Bellounis – un ancien chef de maquis messaliste qui a conclu une alliance avec l’armée française après le massacre de Melouza-Beni Illemane en 1957.
Mais l’arrivée à Alger, le 9 septembre, des 4 000 hommes de Boumédiène ne s’effectue pas sans susciter l’hostilité d’une opposition embryonnaire
L’historienne Saphia Arezki indique pour sa part que le changement d’appellation – de l’Armée de libération nationale à l’ANP – remonte à cette crise de l’été 1962, « confirmant par-là, si besoin était, la prédominance de l’armée des frontières sur les maquis de l’intérieur. »
Le 9 septembre correspond enfin à la levée du contrôle de l’« achat de fermes, de locaux ou de meubles appartenant aux Européens », interdit trois mois plus tôt par la wilaya IV. Mohamed Teguia y voit une transformation de l’état d’esprit des anciens maquisards de l’intérieur, « entourés qu’ils étaient par toutes sortes d’affairistes, de gens des ‘’grandes familles’’ qui tenaient à les avoir chaque jour à leur table, des ambitieux qui savaient manier la flatterie et d’une série de coquins à peine déguisés. »
Que sont devenus les principaux personnages de cette photographie en noir et blanc ?
Accusé de « haute trahison », Chaâbani est fusillé deux ans plus tard à Oran. De son côté, Boumédiène dirige l’Algérie d’une main de fer de 1965 à sa mort, survenue à Alger en 1978. Bencherif, nommé à la tête de la gendarmerie nationale de 1962 à 1977, décède à Paris en 2018. Blida, quant à elle, a perdu en 2020 un de ses fils en la personne de l’écrivain et journaliste français Jean Daniel.
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