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25 mars 1956 : l’élection de la Constituante scelle l’indépendance et le pouvoir de Bourguiba

Des petites histoires dans la grande Histoire : voilà ce que racontent les photos d’archives. À l’occasion du 65e anniversaire de l’indépendance tunisienne, MEE a choisi de décrypter cette photo illustrant le triste destin du grand vizir de Tunis Tahar ben Ammar
Des petites histoires dans la grande Histoire : voilà ce que racontent les photos d’archives. À l’occasion du 65e anniversaire de l’indépendance tunisienne, MEE a choisi de décrypter cette photo illustrant le triste destin du grand vizir de Tunis Tahar ben Ammar
Par Thierry Brésillon à TUNIS, Tunisie

25 mars 1956. Dans cette file d’attente d’électeurs – les femmes n’auront le droit de vote que le 11 juin –, deux hommes ont le sourire : carte d’électeur en main, Tahar ben Ammar, grand vizir de Tunis (c’est-à-dire chef du gouvernement).

Cinq jours plus tôt, le 20 mars, il a signé avec Christian Pineau, le ministre des Affaires étrangères, le protocole d’accord qui reconnaît l’indépendance de la Tunisie, proclamée le jour même. L’élection d’une Assemblée constituante est donc le premier acte souverain du pays. Les électeurs avaient été convoqués par le Bey, le monarque, le 29 décembre 1955, alors que la Tunisie venait d’acquérir son « autonomie interne », par une convention signée le 3 juin.

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Les nationalistes avaient dû forcer la main de Lamine Bey, craignant qu’une nouvelle Constitution n’entame ses pouvoirs, à juste titre du reste puisque le 25 juillet 1957, l’assemblée élue ce 25 mars proclamera la République et mettra fin à la dynastie husseinite au pouvoir depuis 1705.

L’autonomie n’était qu’une étape et la Constitution était vue comme l’un des moyens de conquérir l’indépendance.

Le nom même du mouvement national, destourien (de doustour, Constitution en arabe), renvoie à la revendication du rétablissement de la Constitution de 1861, abrogée en 1864 sous pression de la future puissance coloniale française (après avoir été adoptée sous la pression française également).

Le congrès du parti du néo-Destour (qui a supplanté le mouvement destourien initial en 1934) avait décidé, mi-novembre 1955, l’élection d’une assemblée Constituante pour disposer, face à la France encore puissance tutélaire, d’un organe souverain fondé sur la légitimité populaire.

L’objectif était de tenir sa séance inaugurale et de proclamer l’indépendance de manière unilatérale, le 8 avril 1956, veille de l’anniversaire des manifestations du 9 avril 1938, en faveur de l’élection d’un Parlement, réprimées par les forces françaises (22 morts), qui avaient baptisé dans le sang versé l’autorité de Habib Bourguiba sur le mouvement national. L’échéance visait à mettre le processus sous pression. Une succession d’événements allait accélérer l’histoire.

En janvier 1955, au Caire, le comité de libération de l’Afrique du Nord lance un mot d’ordre de soulèvement général pour la fin de l’année

Depuis la défaite de Diên Biên Phu, en mai 1954, le colonialisme français est sur le reculoir. Depuis le 1er novembre 1954, l’insurrection ne cesse de s’amplifier en Algérie.

En janvier 1955, au Caire, le comité de libération de l’Afrique du Nord lance un mot d’ordre de soulèvement général pour la fin de l’année. La conférence de Bandung, en avril 1955, signe l’entrée dans l’ère de la décolonisation.

Avec le retour du sultan du Maroc, Mohammed V, le 16 novembre 1955, la perspective de l’indépendance (proclamée le 2 mars 1956), se précise.

Dès lors, le statut autonomie interne en Tunisie qui préserve l’emprise de la France sur les prérogatives régaliennes (défense, affaires étrangères et sécurité intérieure) et maintient le traité du Bardo de 1881 qui instaurait le protectorat, accepté en juin 1955 comme un repli tactique, n’est plus tenable.

Cette concession a profondément divisé le mouvement national, dont une partie non négligeable voulait faire front avec l’Algérie et l’Égypte (Nasser s’apprête à nationaliser le canal de Suez, en juillet 1956) face à l’impérialisme européen.

En octobre 1955, Salah ben Youssef, secrétaire général du parti du Néo-Destour, prend la tête de cette dissidence qui se transforme en lutte armée. Il est exclu du parti, son état-major est arrêté le 28 janvier 1956, tandis qu’il s’exile en Libye (il sera assassiné à Francfort en octobre 1961 sur ordre de Bourguiba). Mais les violences se poursuivent.

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Ce « néo-fellaguisme » n’inquiète pas seulement les partisans de Bourguiba : à Paris, on y voit, le risque d’un élargissement de la lutte armée en cours en Algérie. Or, pour l’heure, la priorité française est de garder l’Algérie. Il faut donc éviter à tout prix une contagion, quitte à céder sur les autres fronts pour éviter l’embrasement général.

La France et Bourguiba ont donc un intérêt commun : contenir la dissidence youssefiste dont la pression joue finalement en faveur de l’indépendance.

En France, la gauche non communiste (rassemblée dans le Front républicain), a priori plus ouverte sur la question coloniale, a gagné les élections du 2 janvier 1956. Le moment est donc favorable.

Le 23 janvier, le conseil national du Néo-Destour mandate Habib Bourguiba pour renégocier la convention d’autonomie interne, dont « l’encre est à peine sèche ! » s’offusque Guy Mollet.

Le président du Conseil français (déjà échaudé par les tomates reçues à Alger le 6 février) est pris entre la pression des ultras (d’autant que l’assassinat, le 9 mars, de deux fermiers français déclenche des émeutes à Tunis) et le nouvel ordre mondial de l’après-guerre.

Le mouvement de l’histoire l’emporte et le 20 mars, Tahar ben Ammar, signe l’accord qui consacre l’indépendance tunisienne. À temps pour qu’une assemblée pleinement souveraine puisse être élue.

Une Constitution sur mesure

L’élection dans ce contexte n’a pas été considérée comme le moyen de représenter le pluralisme politique tunisien, mais au contraire l’unité nationale dans la conquête d’une indépendance jamais pleinement achevée (la France a encore des troupes dans le sud et contrôle le port de Bizerte).

Le mode de scrutin choisi, scrutin de liste majoritaire à un tour sur seulement dix-huit circonscriptions permet aux listes du Front national, constitué par le Néo-Destour, la centrale syndicale UGTT, l’Union tunisienne de l’artisanat et du Commerce et Union nationale de l’agriculture tunisienne, de remporter la totalité des 98 sièges. Sur un total de 610 989 votants, le Front national obtient 597 813 voix (soit 96,89 % des voix), le parti communiste, seul rival, 7 352 (une liste indépendante à Sousse en obtient 233).

Le fonctionnement de l’assemblée sera à l’image de ce score unanimiste : sous le contrôle étroit du parti, y compris pour décider du régime politique. Les débats constitutionnels (débutés le 27 janvier 1958) porteront sur des aspects secondaires.

Il n’y avait pas de place dans cette légende pour Tahar ben Ammar. Aux yeux de la nouvelle élite nationaliste, en grande partie sahélienne, il incarne trop la bourgeoisie tunisoise, liée à la monarchie et compromise avec le protectorat

Entre-temps, le 25 juillet 1957, Habib Bourguiba a obtenu de l’assemblée, dans la même acclamation, l’abolition de la monarchie et sa désignation comme président de la République (qu’il restera jusqu’au 7 novembre 1987). Le 1er juin 1959, la Constituante délivrera une Constitution sur mesure pour consacrer son pouvoir.

« L’histoire a été relatée avec un prisme déformant qui l’a réduite à une légende, celle d’un homme qui s’est attribué le seul mérite et l’exclusivité de la lutte pour l’indépendance », déplore, dans ses mémoires, Ahmed Mestiri, du premier cercle du pouvoir avant de devenir l’un des principaux opposants à partir de 1971.

Il n’y avait pas de place dans cette légende pour Tahar ben Ammar. Aux yeux de la nouvelle élite nationaliste, en grande partie sahélienne, il incarne trop la bourgeoisie tunisoise, liée à la monarchie et compromise avec le protectorat. Le 8 mars 1958, il est arrêté sous prétexte d’un recel de bijoux de la famille beylicale. Alors que le policier entreprend de le menotter, il lance : « Cette main a signé le protocole d’indépendance ! ».

Déféré devant un tribunal d’exception (la Haute Cour de justice), il sera finalement condamné à une amende pour fraude fiscale. Il faudra attendre le 60e anniversaire de l’indépendance pour que Béji Caïd Essebsi, admette qu’il fallait réhabiliter celui qui l’avait négociée.

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