Algérie : à l’origine de la pénurie d’eau potable, la sécheresse et… beaucoup de corruption
Une partie de l’Algérie va passer un été 2021 bien pénible. Non à cause de la crise politique et économique, ni même de la répression ou du COVID-19, mais en raison de la pénurie d’eau potable. Des milliers de foyers, y compris dans de nombreux quartiers d’Alger, vont être privés d’eau potable pendant de longues journées.
Paradoxalement, ce n’est pas le Sahara qui souffrira le plus du manque d’eau, mais le nord, notamment autour de la capitale où, après une série d’incidents, de nouvelles restrictions ont été mises en place fin juin, avec un « programme spécial » de distribution.
En tout état de cause, après plusieurs années d’abondance et de gaspillage, durant lesquelles la plupart des quartiers d’Alger étaient alimentés en eau potable 24 heures sur 24, le retour au rationnement ne pouvait qu’être mal vécu par les Algériens, qui croyaient que les coupures relevaient du passé.
Comment en est-on arrivé là, alors que les responsables qui se sont succédé au ministère des Ressources en eau affirmaient que l’Algérie avait investi plus de 50 milliards de dollars dans ce secteur durant les trois premiers mandats de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika ?
Comment ce retournement est-il devenu possible dans un pays qui se targue d’avoir construit des stations de dessalement produisant deux millions de mètres cubes d’eau potable par jour, d’avoir construit le plus grand barrage du pays à Beni Haroun, avec une capacité de près d’un milliard de mètres cubes, et d’avoir acheminé l’eau d’In Salah jusqu’à Tamanrasset, sur 1 000 kilomètres, pour éliminer la hantise de la soif dans le Hoggar (massif montagneux au cœur du Sahara) et au fin fond du désert ?
De nombreux facteurs sont avancés pour expliquer cette crise. À commencer par la mauvaise gestion, la sècheresse et de mauvais choix. Ainsi, comme première mesure prise après les premiers incidents liés à la pénurie d’eau potable à Alger, le ministre des Ressources en eau, Mustapha Kamel Mihoubi, a annoncé, début juin, le limogeage de deux cadres de la Société des eaux et de l’assainissement d’Alger (SEAAL), l’entreprise chargée de la gestion des services publics de l’eau et de l’assainissement des eaux usées.
Noyé par la corruption
Mais cette décision elle-même cachait une autre réalité : la crise était prévisible depuis plusieurs mois, les techniciens du secteur tiraient régulièrement la sonnette d’alarme pendant que les autorités tentaient d’en minimiser l’impact pour ne pas perturber les élections législatives du 12 juin.
Cela n’occulte pas l’impact de la sécheresse, l’Algérie étant l’un des pays du monde les plus soumis au stress hydrique, selon l’ONU.
Durant l’hiver passé, entre décembre 2020 et avril 2021, il n’y a pas eu un seul épisode pluvieux ou neigeux d’envergure susceptible de remplir des barrages ou de renouveler la nappe de manière significative. Résultat : à la mi-juin, nombre de barrages étaient au-dessous de 15 % de leurs capacités, c’est-à-dire inexploitables.
Cette situation exceptionnelle n’est pas totalement nouvelle. En 2001 déjà, le pays avait vécu une situation tout aussi alarmante. Abdelaziz Bouteflika était alors chef de l’État depuis deux ans, et Ali Benflis, Premier ministre.
Mais la situation ne pouvait leur être directement imputée, car elle était le résultat de nombreuses années d’imprévoyance et d’insuffisance des investissements. Car « pour produire un litre d’eau dans dix ans, il faut engager un projet aujourd’hui », résume un ancien cadre du ministère des Ressources en eau.
Pour faire face à la crise de 2001, les autorités avaient lancé de nombreux projets dans l’urgence, des projets coûteux et inutiles, et l’idée d’importer de l’eau par bateau avait même été envisagée. Des travaux avaient été engagés au port d’Alger pour réceptionner cette eau qui devait être acheminée à partir de ports européens !
L’alerte de 2001 avait provoqué un déclic. Le pays s’était mis à construire des barrages et des stations de dessalement à tout-va, d’autant plus que l’argent coulait à flots, avec la hausse continue des prix du pétrole. Plus de 50 milliards de dollars avaient été ainsi engloutis.
Mais ce choix a rapidement montré ses limites. D’une part, l’Algérie découvrait que les sites pouvant abriter des barrages étaient limités. Il n’y en a presque plus, et l’Algérie capte déjà près du maximum de ce qu’il est raisonnablement possible de capter.
D’autre part, le dessalement d’eau de mer, retenu comme option majeure, a été abordé de manière très contestable. Les grands projets ont été lancés sans regarder les coûts et l’impact.
Une solution absurde a été retenue pour les premières stations : financées pour l’essentiel par des crédits fournis par des banques publiques algériennes, les stations, appartenant à des compagnies étrangères, se voyaient garantir l’achat de toute leur production sur une période de 25 ans, à un prix proche d’un demi-dollar le mètre cube, avec une autre garantie, celle de la fourniture aux stations de dessalement d’une énergie à bas coût, l’énergie étant le principal poste de dépense pour une station en fonctionnement !
Le maître d’œuvre de ce montage était Chakib Khelil, alors tout puissant ministre de l’Énergie.
Il a fait créer une société, AEC (Algérien Energy Compagny), chargée d’acheter l’eau fournie par les stations de dessalement. Sont actionnaires dans AEC les compagnies Sonatrach, Sonelgaz et l’Algérienne des eaux (ADE). Autrement dit, Sonatrach fournissait l’argent, Sonelgaz fournissait l’énergie à bas prix, et l’Algérienne des eaux se contentait de distribuer l’eau et de payer les factures à des compagnies étrangères choyées par Chakib Khelil.
Dire que le secteur a été noyé par la corruption est un euphémisme. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire la liste des anciens hauts responsables en détention pour des faits de corruption.
Camoufler la gabegie
On y trouve entre autres deux anciens ministres des Ressources en eau de l’ère Bouteflika (Abdelmalek Sellal et Abdelkader Ouali), un ancien ministre de l’ère post-Bouteflika, Arezki Baraki, qui fut également directeur général de l’Agence nationale des barrages et transferts (ANBT), un ancien directeur général de l’Algérienne des eaux (ADE), Abdennour Aït-Mansour, un ancien secrétaire général du ministère, Mustapha Rahiel, ainsi que de nombreux autres hauts responsables du secteur, poursuivis pour faits de corruption et octroi d’avantages indus, alors que de nombreux autres anciens hauts responsables sont sous contrôle judiciaire.
À tout ce beau monde, il faut ajouter les partenaires privés, accusés d’avoir bénéficié d’avantages indus, de passe-droits, et d’avoir payé des commissions ou recouru à d’autres procédés illicites pour décrocher des contrats.
Le plus célèbre est Ali Haddad, qui détenait des contrats pour plusieurs milliards de dollars dans le secteur des ressources en eau. Durant l’été 2017, quand Abdelmadjid Tebboune avait brièvement été nommé Premier ministre, il avait déclaré la guerre une première fois à Ali Haddad.
Les entreprises étatiques avaient alors reçu instruction de rendre publiques les contrats conclus avec le groupe ETRHB d’Ali Haddad, en insistant sur les retards incroyables enregistrés dans la réalisation des contrats.
Toutes les grosses entreprises du secteur des ressources en eau avaient chacune des dizaines de contrat en suspens avec Ali Haddad, pour des montants dépassant l’entendement : plus de 18 milliards de dollars de contrats dans différents secteurs, en premier lieu les travaux publics et les ressources en eau.
L’homme avait bénéficié de 452 prêts bancaires pour réaliser ces projets, dont une bonne partie faisait l’objet de contestations et de retards de réalisation dépassant largement les délais légaux. Mais qui pouvait s’attaquer alors à un homme aussi puissant, un ami et protégé de Saïd Bouteflika ?
Ali Haddad n’était toutefois pas le seul bénéficiaire de la manne du secteur des ressources en eau. En fait, tout un réseau d’entreprises privées s’était tissé autour de ce secteur pour pomper les dotations financières disponibles.
Les patrons des plus grandes entreprises privées spécialisées dans les travaux et services hydrauliques se sont retrouvés sous les verrous, comme les frères Chelghoun, propriétaires d’une entreprise d’envergure, Amnehyd.
Le coût moyen de l’eau potable dite conventionnelle est de 25 dinars le mètre cube. Mais l’essentiel de la consommation est facturé aux consommateurs à six dinars le mètre cube
Les entreprises étrangères n’étaient pas en reste. Le Canadien SNC-Lavalin est le plus cité. Opérant en Algérie depuis les années 1980, il a été accusé à de multiples reprises d’avoir versé des pots-de-vin à de hauts responsables algériens pour décrocher des contrats.
La situation était devenue grotesque, à un point tel qu’un ancien directeur financier de l’Algérienne des eaux avait mis en place un jeu : il s’agissait, à la lecture d’un appel d’offres, de deviner à qui il était destiné !
Pour camoufler toute cette gabegie, les autorités ont maintenu la subvention de l’eau potable à un niveau insoutenable.
Le coût moyen de l’eau potable dite conventionnelle est de 25 dinars le mètre cube. Celui de l’eau provenant des stations de dessalement est de 60 dinars le mètre cube. Mais l’essentiel de la consommation (près de 85 %) est facturé aux consommateurs à six dinars le mètre cube. Ce prix n’a pas changé depuis quinze ans.
Avec un tel écart de prix, aucune gestion n’est possible. En revanche, cette situation confirme un autre postulat économique : une subvention démesurée ouvre forcément la voie au gaspillage et à la corruption. Car plus la distribution d’eau potable augmente, plus le déficit budgétaire se creuse, à cause du gonflement de la subvention.
Pire : plus les stations de dessalement produisent, plus le déficit de la balance des paiements s’aggrave, car cela signifie une hausse des bénéfices transférables des compagnies étrangères propriétaires des stations de dessalement. Au plus fort de leur production, celles-ci pouvaient vendre à l’Algérie jusqu’à l’équivalent de… deux millions de dollars par jour.
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