L’« affaire du cheval de Troie » : retour sur le faux complot islamique qui a marqué la communauté musulmane britannique
En 2013, une lettre anonyme a été envoyée aux autorités locales de Birmingham. Elle prétendait révéler un complot islamiste visant à prendre le contrôle des écoles de cette ville du centre de l’Angleterre.
Cette lettre se présentait comme une preuve d’un « cheval de Troie » ayant pour but d’introduire des règles islamiques conservatrices et endoctriner les élèves avec une idéologie fondamentaliste anti-occidentale dans diverses écoles de quartiers majoritairement musulmans de Birmingham.
La révélation de cette lettre a déclenché une tempête dans les médias et cercles politiques britanniques. Tout cela a conduit à des démissions, des enquêtes, des accusations d’islamophobie, des amendements à la politique de lutte contre le terrorisme et à des histoires terrifiantes de menace pesant sur l’éducation laïque au Royaume-Uni.
Seulement voilà : cette lettre était presque certainement un faux. Ni l’auteur de la lettre ni la personne qui l’a transmise aux autorités de Birmingham n’ont jamais pu être identifiés.
Aujourd’hui, un podcast monumental du New York Times et de Serial Productions va enquêter sur les origines de cette lettre et examiner son impact sur la cohésion sociale et l’islamophobie au Royaume-Uni.
The Trojan Horse Affair, présenté par Brian Reed et Hamza Syed et lancé ce jeudi, promet d’apporter un nouvel éclairage sur cette saga et de déterminer « si un pays entier a été dupé », selon un communiqué de presse publié avant le début du podcast.
Alors que de nouveaux détails devraient être révélés sur cette affaire, Middle East Eye revient sur les dessous de l’une des plus grandes controverses affectant les communautés musulmanes britanniques ces dernières années.
Comment a débuté le scandale ?
Birmingham a longtemps été au cœur des discussions à propos du multiculturalisme au Royaume-Uni. La ville accueille l’une des plus importantes populations non blanches de tout le pays : des descendants de Bangladais, de Pakistanais et d’Indiens qui ont émigré au Royaume-Uni dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale.
Certains quartiers de la ville, notamment le quartier d’Alum Rock où se situent plusieurs écoles citées dans la lettre, abritent une population principalement musulmane.
En novembre 2013, le Conseil municipal de Birmingham a reçu la photocopie d’une lettre qui semblait définir une stratégie en cinq étapes appelée « opération cheval de Troie », laquelle proposait de s’emparer des écoles à majorité musulmane de Birmingham à travers une campagne visant leurs administrations, les parents et le personnel afin d’y introduire un programme islamique ultra-conservateur.
« J’ai détaillé notre plan à Birmingham et à quel point cela a fonctionné et vous verrez à quel point il est facile de faire virer le directeur et de le remplacer par quelqu’un à vos ordres », indique la lettre.
Cette lettre a été transmise au ministère de l’Éducation en décembre cette année-là, avant d’être dévoilée aux journalistes début 2014. Les gros titres n’ont pas tardé à mettre en garde contre un « complot djihadiste à l’école ».
« Revealed: Islamist plot dubbed ‘Trojan Horse’ to replace teachers in Birmingham schools with radicals » (« un complot islamique intitulé “cheval de Troie” visant à remplacer les enseignants de Birmingham par des radicaux ») s’est étalé en une du Daily Mail, un grand journal de droite.
Peu après, le ministère de l’Éducation et l’Ofsted (organisme chargé de l’inspection des écoles) se sont saisis de l’affaire et l’Ofsted a diligenté des enquêtes en urgence dans 21 écoles de Birmingham.
Finalement, ces enquêtes se sont concentrées sur les écoles primaires et collèges Park View, Golden Hillock et Saltley (toutes trois administrées par le Park View Education Trust) et les écoles primaires Oldknow et Nansen.
Que s’est-il passé ?
À la suite des inspections menée en urgence en mai, l’Ofsted a rétrogradé toutes les écoles, alors même qu’en 2012, l’organisme avait jugé Park View « exceptionnelle », première école du pays à atteindre la note maximum sous le mandat soi-disant plus dur du ministre de l’Éducation de l’époque, Michael Gove.
Au départ, l’Ofsted avait recommandé que Park View conserve sa note « exceptionnelle », selon un document révélé au Guardian, mais cette décision a été rapidement infirmée et la note a chuté du jour au lendemain, passant de la meilleure à la pire possible.
La direction de toutes ces écoles a été remplacée et des procédures disciplinaires ont été ouvertes.
La coalition gouvernementale menée par les conservateurs a rapidement réagi au tollé : le Premier ministre David Cameron a organisé une rencontre de l’unité spéciale contre l’extrémisme pour évoquer l’affaire et a envoyé Peter Clarke, ancien chef de l’autorité de lutte contre le terrorisme de la police londonienne, pour enquêter sur ce complot présumé.
Le rapport de Clarke, publié en 2014, indique qu’il n’y avait « aucune preuve suggérant un quelconque problème de gouvernance en règle générale », ni aucune « preuve de terrorisme, de radicalisation ou d’extrémisme violent dans les écoles concernées à Birmingham ».
Ces affaires se sont écroulées en 2017 : les avocats agissant au nom du ministère de l’Éducation n’ont pas partagé des preuves cruciales du rapport Clarke et, au final, une seule personne a été sanctionnée sur le plan disciplinaire dans toute cette affaire
Néanmoins, il disait avoir « des preuves qu’un certain nombre de personnes, liées et à des postes d’influence dans les écoles et administrations, adhèrent, sympathisent ou ne remettent pas en cause les opinions extrémistes ».
Il était indiqué qu’il y avait des tentatives « coordonnées, délibérées et soutenues » de la part d’un certain nombre d’individus visant à introduire une philosophie islamique intolérante et agressive » dans « quelques écoles de Birmingham ».
Finalement, des procédures pour faute professionnelle ont été ouvertes contre une douzaine de professeurs seulement et les accusations était formulées comme de l’« influence religieuse excessive ». Ces affaires se sont écroulées en 2017 : les avocats agissant au nom du ministère de l’Éducation n’ont pas partagé des preuves cruciales du rapport Clarke et, au final, une seule personne a été sanctionnée sur le plan disciplinaire dans toute cette affaire.
Quel était le degré de validité de ces inquiétudes ?
Nonobstant la nature frauduleuse de la lettre originale, savoir dans quelle mesure ce document reflétait de véritables inquiétudes concernant les écoles a fait beaucoup parler.
Peu nient le fait que les écoles contrôlées par le Park View Educational Trust ont vu l’introduction progressive de sujets islamiques plus manifestes, mais leurs défenseurs insistent sur le fait que ce processus était un reflet de la foi et était bénéfique à l’éducation des élèves majoritairement musulmans de ces écoles et que cela a été mis en place avec le consentement et l’approbation des autorités éducatives et locales.
Au Royaume-Uni, qui n’est pas un État laïc, la loi stipule que les écoles doivent pratiquer une prière collective quotidienne qui doit être « pleinement ou dans l’ensemble chrétienne » par nature à moins de bénéficier d’une exemption spécifique. (En pratique, de nombreuses écoles l’ignorent néanmoins.)
« S’il s’agit d’une combinaison d’incompétence et de tentatives de politiciens pour sauver leur peau en sacrifiant la communauté musulmane – c’est une histoire vraiment importante »
- John Holmwood, universitaire
Au début des années 1990, l’école avait fait une première demande pour que cette prière soit musulmane plutôt que chrétienne, au motif que la majorité des élèves étaient musulmans. Des salles de prière et les tableaux répertoriant les heures de prière ont également été introduits.
D’anciens membres du personnel ont également rapporté – allégations pour la plupart contestées ou non étayées cependant – des incidents particuliers impliquant du personnel ou des élèves témoignant d’un comportement socialement conservateur ou sexiste et homophobe.
Ce qui a néanmoins été admis, c’est que les affirmations d’un complot à l’échelle de la ville visant à transformer la culture des écoles de Birmingham étaient des inepties et que les accusations étaient difficiles à expliquer de manière à les faire apparaître comme répréhensibles dans un pays où il est fréquent d’avoir des écoles confessionnelles indépendantes des autorités locales.
« Toutes les histoires à propos de l’extrémisme se résument à une “influence religieuse excessive” et se transforment en accusation contre les professeurs devant les tribunaux », indique John Holmwood, co-auteur de Countering Extremism in British Schools? The Truth about the Birmingham Trojan Horse Affair.
« Quelle est la limite entre l’influence religieuse excessive et l’influence religieuse attendue ? Clarke ne dit rien là-dessus. »
Quel a été l’impact de cette affaire ?
Certains font valoir que l’affaire du cheval de Troie a eu un impact désastreux sur les relations sociales au Royaume-Uni et a contribué à l’essor de l’islamophobie.
L’universitaire John Holmwood soutient que cela a posé les jalons permettant au gouvernement britannique de renforcer ses politiques en matière de lutte contre l’extrémisme, en particulier le programme controversé Prevent, qui s’inscrit dans la stratégie gouvernementale de lutte contre le terrorisme et exige des enseignants, médecins et autres fonctionnaires de signaler les signes de « radicalisation ».
En 2015, le gouvernement a lancé une nouvelle stratégie de lutte contre l’extrémisme qui imposait l’obligation légale aux institutions éducatives et sanitaires « d’être dûment vigilantes pour empêcher les gens d’être attirés dans le terrorisme ».
Il citait spécifiquement l’affaire du cheval de Troie sous le titre « Preuve de l’extrémisme dans nos institutions ».
« Si cette histoire est fausse, si la menace est fausse et s’il s’agit d’une combinaison d’incompétence et de tentatives de politiciens pour sauver leur peau en sacrifiant la communauté musulmane – c’est une histoire vraiment importante », conclut Holmwood.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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