France : une campagne pour la promotion de la laïcité à l’école accusée de racisme et d’islamophobie
Peut-on établir une association entre laïcité et identité des individus ? Selon le ministère français de l’Éducation nationale, la réponse est oui. Sinon, comment expliquer le contenu de huit affiches diffusées sur internet et dans la rue, notamment à Marseille, à l’occasion de la rentrée scolaire le 2 septembre dernier, qui mettent en scène des enfants majoritairement issus de l’immigration, en classe, à la piscine, dans la cour de récréation et à la bibliothèque, pour illustrer une campagne nationale de communication sur la laïcité à l’école, intitulée « C’est ça la laïcité ! » ?
Les prénoms et l’apparence physique des acteurs choisis pour camper le rôle des élèves ne laissent planer aucun doute sur leurs origines. Le message, en revanche, semble très codé.
La laïcité est-elle vraiment, comme le stipulent les slogans des affiches, de « permettre à Milhan et Aliyah de rire des mêmes histoires », de « permettre à Eva et Kellijah d’être inséparables tout en étant différents », de « permettre à Tidjane, Malia et Paloma de porter le même maillot », de « tout faire pour que Imrane, Axelle et Ismail pensent par eux-mêmes », de « permettre à Inès, Lenny, Simon et Ava d’être ensemble », de « donner le même enseignement à Romane, Elyjah et Alex quelles que soient leurs croyances », de « permettre à Sacha et Neissa d’être dans le même bain », et de « permettre à Erynn et Edene d’être égales en tout » ?
Les explications de Blanquer
Le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer acquiesce et souligne que « la laïcité est synonyme de liberté, égalité et fraternité ».
« C’est le fait, dit-il, que l’État est neutre vis-à-vis des religions, que chacun est libre d’avoir la croyance ou la non-croyance qu’il ou elle veut et que chacun doit respecter l’autre, que personne ne doit faire pression sur personne et que l’école en particulier est un sanctuaire de neutralité. »
Son ministère a précisé dans un communiqué de presse le 31 août le rôle de la campagne d’affichage, qui « a fait le choix d’inscrire le récit de la laïcité dans le quotidien des élèves en s’appuyant sur ses effets concrets, incontestables et partagés, tels qu’ils les vivent tous les jours à l’école, au collège et au lycée ».
« Chacune des affiches met en évidence un bénéfice de la laïcité, en lien avec les valeurs de la République : la liberté, l’égalité, la fraternité », a expliqué le ministère, en précisant que « cette campagne est une nouvelle illustration de l’ensemble de la dynamique pédagogique engagée depuis plusieurs années autour des valeurs de la République ».
Depuis les affaires du voile islamique, qui avaient conduit à l’exclusion de dizaines de collégiennes musulmanes au début des années 90, les responsables français de tous bords mettent un point d’honneur à rappeler à l’occasion de chaque rentrée scolaire aux élèves et à leurs parents que l’école est laïque.
En renfort, sont évoqués pêle-mêle, de façon subtile et très vulgarisée, souvent sous forme d’affiches, les garde-fous législatifs censés protéger l’univers de l’éducation nationale des influences religieuses. Plusieurs textes font figure de référence, comme la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État ou bien encore celle de 2004 qui interdit le port de signes religieux ostentatoires à l’école.
Désormais, le ministère de l’Éducation peut aussi compter sur la loi du 24 août 2021 confortant le respect des valeurs de la République (dite « contre le séparatisme »), pour défendre la laïcité à l’école.
Beaucoup se demandent d’ailleurs si ce n’est pas cette loi – très controversée en raison de ce que certains considèrent comme des arrière-pensées islamophobes – qui a inspiré les affiches de la rentrée scolaire.
La colère des syndicats
Le syndicat des personnels de l’éducation nationale, Sud-Éducation, y voit un lien évident. « Les affiches renvoient davantage à la campagne gouvernementale sur le séparatisme qu’à la laïcité », a-t-il dénoncé dans un communiqué.
« En mélangeant religion, couleur de peau, origine géographique supposée, et en faisant des différences les freins à l’épanouissement et au vivre-ensemble, la campagne d’affichage est sur une pente dangereuse, celle d’un dévoiement raciste et xénophobe de la laïcité, appuyé sur un imaginaire colonial »
- Syndicat Sud-Éducation
Accusant le ministère d’utiliser les différences (d’origine) entre les élèves comme un facteur de fracture au sein de la société, Sud-éducation déplore « une confusion qui peut s’avérer dangereuse ».
« En mélangeant religion, couleur de peau, origine géographique supposée, et en faisant des différences les freins à l’épanouissement et au vivre-ensemble, la campagne d’affichage est sur une pente dangereuse, celle d’un dévoiement raciste et xénophobe de la laïcité, appuyé sur un imaginaire colonial. Malheureusement, le ministère est coutumier du fait », déplore le syndicat.
La Confédération générale du travail (CGT) considère aussi que les affiches « font de dangereux raccourcis sur l’identité supposée des enfants, postulant par exemple que l’on peut deviner leur appartenance religieuse en fonction de leur prénom et de leur couleur de peau », et de conclure que les affiches « suggèrent ainsi que certaines religions posent un problème à la communauté scolaire ».
Un message subliminal
L’ambiguïté de la campagne ministérielle a également été pointée du doigt, de manière très vigoureuse, par la Vigie de la Laïcité.
« Force est de constater une profonde confusion sur le sens de ce qu’est la laïcité. D’autant plus qu’à aucun moment ne sont rappelés ni même évoqués les fondements de la laïcité. À savoir la liberté de conscience et sa manifestation dans les limites de l’ordre public, la neutralité de l’État (découlant de la séparation) et l’égalité de tou.te.s devant la loi sans distinction de religion ou conviction », écrit la Vigie de la Laïcité, précisant que « la laïcité, ce n’est pas de ‘’permettre à Sacha et à Neissa d’être dans le même bain’’ ni de ‘’permettre à Milhanet et Aliyah de rire des mêmes histoires’’ ».
Pour cette association créée en juin dernier, après la dissolution par le gouvernement de l’observatoire éponyme, les affiches sont pleines de sous-entendus malsains et attribuent à la laïcité une mission d’assimilation des minorités d’origine étrangère.
« Derrière un a priori jovial et tolérant, le message porté par ces affiches réassigne les élèves à leurs identités. Celles-ci devant, selon cette campagne, être gommées au profit d’une homogénéisation normée... De par le choix des prénoms et des caractéristiques phénotypiques, ces affiches entretiennent une lourde ambiguïté : implicitement, est diffusée l’idée que la laïcité concernerait en premier lieu les personnes issues de l’immigration.
« Un autre sous-entendu est tout aussi lourd de sens : le fait que ce serait parce que l’école de la République accueille des enfants issus de la diversité qu’il faut réaffirmer la laïcité. Or, les débats sur la laïcité à l’école sont aussi anciens que ceux sur la laïcité tout court », observe la Vigie.
Très remonté contre le ministère de l’Éducation, Jean Baubérot, professeur émérite de sociologie des religions, ancien conseiller à l’enseignement scolaire chargé de la citoyenneté et membre fondateur de la Vigie de la Laïcité, questionne les arrière-pensées qui ont conduit à la réalisation des affiches.
« On comprend par les scènes qui sont montrées, la piscine, le fait de rire de tout et de tout enseigner, que c’est une certaine vision de l’islam et de la religiosité musulmane qui sont désignées. Le choix des enfants évoque une racialisation de l’islam qui représenterait un danger pour la République »
- Françoise Lorcerie, sociologue
« Le message est que l’école publique laïque veut uniformiser des enfants de cultures et d’origines différentes. Or, ceci n’a rien à voir avec la laïcité. D’autres affiches auraient mieux convenu dans ce cas-là. Une par exemple où l’on voit des enseignantes tête nue et certaines accompagnatrices scolaires avec un foulard, au cours d’une sortie scolaire. Une telle image aurait servi à montrer les deux aspects de la laïcité : la neutralité des agents de l’État et la liberté de conscience de personnes extérieures à l’école et sollicitées à titre occasionnel », explique-t-il à Middle East Eye.
L’historien dénonce par ailleurs « une certaine condescendance néo-colonialiste », qui astreint les enfants issus de l’immigration à l’obligation de se fondre dans la culture dominante.
« Tout ceci est subliminal », note Jean Bauberot, qui partage ce point de vue avec Françoise Lorcerie, spécialiste de sociologie politique et d’intégration et directrice de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAN).
« Ces affiches sont troublantes par les jeux qu’elles produisent sur plusieurs lignes de lecture. On comprend par les scènes qui sont montrées, la piscine, le fait de rire de tout et de tout enseigner, que c’est une certaine vision de l’islam et de la religiosité musulmane qui sont désignées. Le choix des enfants évoque une racialisation de l’islam qui représenterait un danger pour la République », souligne la chercheuse lors d’une conversation avec MEE.
Selon elle, la campagne efface plusieurs valeurs, comme le respect de l’altérité et de la différence, y compris religieuse, au profit d’une célébration conservatrice de l’école républicaine.
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