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Face au COVID-19, la difficile mobilisation du secteur privé tunisien

La contribution du secteur privé à l’effort financier n’est pas à la hauteur des attentes du gouvernement. Les organisations patronales estiment que ce serait à l’État de financer les entreprises. Mais qui paiera pour la relance de l’économie ? 
Un square déserté près de la Médina, à Tunis le 22 mars 2020 (AFP)
Par Thierry Brésillon à TUNIS, Tunisie

« Ne venez pas piquer dans nos poches ! » C’est dans ces termes que Samir Majoul, le secrétaire général de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA, la principale organisation patronale), avertissait, furibond, le gouvernement, le 20 mars. Tandis que, le lendemain, Elyes Fakhfakh, chef du gouvernement, retardait de deux heures son allocution pour préciser les modalités du confinement et les mesures de soutien à l’économie. 

Dans l’esprit du dirigeant patronal, ce sont les entreprises qui ont d’abord créé la richesse avant que l’État vienne les racketter

À l’origine de ce retard, l’impossibilité d’obtenir un accord avec l’UTICA sur la contribution des entreprises à l’effort national.

L’État laissait entendre que faute d’obtenir un engagement, il se verrait dans l’obligation de prendre des mesures unilatérales. Une menace à peine voilée, réitérée quelques jours plus tard par le président Kais Saied, en ouverture d’un Conseil national de sécurité durant lequel il mettait les pieds dans le plat, en rappelant que les biens mal acquis sous la dictature, estimés en 2011 entre 10 et 13,5 milliards de dinars (entre 3,16 et 4,26 milliards d’euros), n’avaient toujours pas été récupérés et dormaient dans les banques. 

Si le chef de l’État recevait l’UTICA le 4 avril pour démentir les rumeurs de confiscation, et évoquer plutôt la possibilité d’une fiscalité exceptionnelle, le malaise n’est pas dissipé.

Une longue histoire de copinage

Dans l’esprit du dirigeant patronal, ce sont les entreprises qui ont d’abord créé la richesse avant que l’État vienne les racketter. « On nous a dépouillés ! », s’étranglait Samir Majoul. Dès lors, hors de question d’aider une administration « parasite ». 

Son récit mythique des origines du capitalisme fait fi du rôle de l’État dans la création des infrastructures nécessaires à l’activité économique, dans la formation et l’entretien du « capital humain » (c’est-à-dire en réalité de ceux dont le travail permet aux entreprises de produire et de réaliser des bénéfices). Cette fable occulte surtout la manière dont les grandes dynasties d’entrepreneurs tunisiens se sont constituées historiquement grâce la protection de l’État.

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« La politique de forte intervention de l’État dans l’économie poursuivie depuis l’indépendance a donné naissance à des opportunités de rente et au copinage. Les politiques adoptées [telles que les exonérations fiscales et douanières ou l’accès privilégié au financement] ont provoqué d’importantes distorsions dans l’économie tunisienne », observait la Banque mondiale dans un rapport de 2014 (« La révolution inachevée »).

Sous Ben Ali, ce capitalisme de copinage avait atteint son paroxysme : « Les privatisations ont été un lieu unique de prédation des ‘’clans'', mais aussi de distribution d’avantages et de rentes pour la bourgeoisie traditionnelle qui était ‘’récompensée'' à tour de rôle », rappelait en 2011, un rapport du réseau Euromed. Or, cette collusion entre pouvoir politique et milieux d’affaires n’a pas été traitée depuis 2011.

Une tribune publiée sur le site Nawaat a rappelé la valeur très relative de la contribution du secteur privé à l’économie nationale : non-rapatriement de trois quarts des recettes d’exportation, sous-investissement dans les régions, record arabe des flux financiers illicites (16,2 % du commerce extérieur hors produits pétroliers), etc.

Une solidarité réelle mais limitée 

La tonalité des propos de Samir Majoul ne reflète pas, cependant, l’état d’esprit de nombreuses entreprises. Un recensement établi par l’UTICA, rendu public le 13 avril, fait le point sur les contributions du secteur privé à la lutte contre la pandémie. 

Achat d’équipements et de fournitures médicales, soutien technologique à la cellule de crise du ministère de la Santé, aux étudiants modestes, au télétravailleurs, chambres d’hôtel pour le confinement et le personnel médical, construction d’annexes pour les hôpitaux, soutien alimentaire, etc : le montant total de ces contributions volontaires est évalué à 114,67 millions de dinars (36,26 millions d’euros).

L’Association professionnelle tunisienne des banques (APTBEF) se réjouit d’avoir mobilisé 112 millions de dinars pour contribuer aux mesures de soutien aux entreprises et aux familles à faibles revenus. 

À titre de comparaison, le fonds marocain destiné à financer à la fois l’effort sanitaire et le soutien à l’économie a rassemblé… près de 3 milliards de dollars

Pour mémoire, depuis l’indépendance de la Banque centrale en 2016, le secteur bancaire a reçu de l’État quelque 9 milliards de dinars d’intérêts (dont 1,6 milliard en 2019) et, pour la seule année 2018, ses bénéfices se montent à 1,2 milliard de dinars, un record battu en 2019.

Le fonds de solidarité mobilisé pour le soutien à la prise en charge médicale a récolté 81,1 millions de dinars (26 millions d’euros). À titre de comparaison, le fonds marocain destiné à financer à la fois l’effort sanitaire et le soutien à l’économie a rassemblé… près de 3 milliards de dollars.

De leur côté, les entreprises rappellent, non sans fondement, que l’État est mauvais payeur.

Le 26 mars, la CONECT, une autre organisation patronale, l’a d’ailleurs appelé à « payer l’ensemble de ses dettes dans les quinze jours dont, notamment, les dettes des entreprises et des professionnels ayant réalisé des prestations pour l’État, le remboursement des crédits d’impôts de TVA, la libération des cautions douanières ». La CONECT ne s’engageait en contrepartie qu’à veiller « à l’application stricte de l’arrêt de toutes les activités professionnelles non vitales de ses adhérents ».

Selon l’étude de l’UTICA, les entreprises sondées se disent excessivement inquiètes : 67,7 % anticipent un risque systémique et 13,1 % redoutent un grand nombre de faillites. Si 93 % d’entre elles ont pu régler les salaires de mars, la situation deviendra critique pour 82,2 % si la crise se prolonge au-delà du mois de mai.

Un cataclysme pour l’économie tunisienne

Au-delà d’une tension révélatrice d’un contentieux exacerbé par la révolution et la transition, essentiellement tournée vers les questions politiques, tout le monde convient que la pandémie et la stratégie de confinement ont sur l’économie, en Tunisie comme ailleurs, un effet cataclysmique. 

En moins d’un mois, le travail a été stoppé net dans une partie conséquente de l’appareil productif. La consommation, les investissements se sont effondrés et les exportations ont brutalement chuté de 29,5 % en mars. En plus de ses propres chocs, la Tunisie importe mécaniquement les effets d’un ralentissement de l’économie en Europe avec laquelle elle réalise 80 % de ses échanges.

Le tourisme, qui fournit 14 % du PIB et fait travailler plus ou moins directement 11 % de la population active, est quasiment à l’arrêt et se prépare à une saison sacrifiée (un quatrième choc après la révolution, les attentats de 2015 et la faillite du tour-opérateur Thomas Cook l’été dernier).

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Compte tenu des incertitudes sur l’ampleur que prendra l’épidémie en Tunisie et sur le rythme auquel l’économie mondiale pourra reprendre, les prévisions restent aléatoires. Mais selon une étude réalisée par deux économistes, Mohamed Hédi Béchir et Hakim Ben Hammouda, la crise pourrait provoquer une récession, avec un PIB négatif en 2020 d’environ -2 %, soit l’équivalent de 6 à 7 milliards de dinars (1,9 à 2,2 milliards d’euros) de pertes. 

Il faut s’attendre aussi à une augmentation du taux de chômage de 15 % à 19 % et à un manque à gagner de l’ordre de 6 milliards de dinars (pour un déficit budgétaire prévu de 12 milliards).

Le fonds de soutien à l’économie de 2,5 milliards de dinars engagé dans l’urgence par le gouvernement ne suffira pas à compenser les effets du choc. Hakim Ben Hammouda évalue à 10 milliards de dinars le montant nécessaire pour éviter l’effondrement du système productif et relancer l’activité. Il faudra, estime-t-il, soutenir autant la demande, par des aides aux ménages, que l’offre par un soutien aux entreprises. Mais seul l’État a les moyens d’une relance par l’investissement.

Le modèle social en question

La question reste : qui paiera ? Les bailleurs de fonds internationaux ? Le Fonds monétaire international (FMI) vient d’annoncer le décaissement de 745 millions de dollars. Mais d’une part, l’endettement extérieur accroît la dépendance de l’économie tunisienne et pèse sur les budgets ultérieurs, d’autre part, il ne suffira pas.

Hakim Ben Hammouda suggère de revenir sur l’interdiction faite à la Banque centrale de prêter directement à l’État (corollaire de son indépendance), comme certains pays commencent à le faire. Les échéances fiscales et sociales des entreprises pourraient être reportées d’un an. 

Reste à savoir si les gouvernants tunisiens, dont les intérêts sont souvent liés à ceux des milieux d’affaires, auront la force politique de rompre avec cette dépendance croisée

Les différentes options – l’endettement (par un emprunt national) ou une réforme de la fiscalité – ont des effets (sur l’inflation, sur la redistribution, sur la production, etc.) qui affectent différemment les divers secteurs de la société.

Dès lors, selon Elyes Jouini, économiste et ancien ministre en 2011, au-delà du choix de savoir sur qui devra reposer l’effort (les hauts revenus, la classe moyenne, les entreprises…), « la question est de décider du modèle social que l’on souhaite pour la Tunisie. C’est un débat reporté depuis 2011 mais la crise nous place au pied du mur », a-t-il estimé vendredi soir lors d’un séminaire organisé par Econ4Tunisia. « Il faudrait envisager un moratoire sur les dettes privées détenues par les banques », permettant ainsi de soulager les entreprises.  

« Dans le cadre d’une décision mondiale pour faire face à une crise globale, les États pourraient alors exercer une pression sur le secteur privé : si vous ne participez pas à l’effort collectif, nous ne vous soutiendrons pas demain », a-t-il suggéré.

Reste à savoir si les gouvernants tunisiens, dont les intérêts sont souvent liés à ceux des milieux d’affaires, auront la force politique de rompre avec cette dépendance croisée et de dicter de telles conditions.

Un engagement de l’État dans une stratégie de relance après un choc systémique ouvre d’autres pistes de réflexion. 

Faudra-t-il demain continuer à soutenir inconditionnellement des secteurs tels que le tourisme, qui exposent autant l’économie aux aléas extérieurs et ne sont rentables que moyennant de coûteux soutiens publics ? Ou encore laisser vivoter une agriculture de subsistance qui pourrait diminuer la dépendance alimentaire tunisienne aux importations ? 

Cela dépendra aussi de la capacité du politique à s’affranchir des pressions corporatistes qui ont paralysé la transformation du modèle économique jusqu’à présent. Mais c’est un autre débat.

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