Israël : les élections pourraient aboutir à une Knesset sans représentation arabe
Nazareth, Israël – La large minorité arabe palestinienne d'Israël fait face aux élections législatives les plus décisives de son histoire, et peut-être même les plus dangereuses, selon les analystes.
D'après Asad Ghanem, professeur de sciences politiques à l'université de Haïfa, l'enjeu est tout autant la survie des partis politiques arabes au parlement israélien que le statut des citoyens palestiniens (qui constituent un cinquième de la population) dans un Etat juif.
« Des questions clés qui ont été évitées par les communautés juive et arabe [d'Israël] pendant des décennies sont pour la première fois sous les feux des projecteurs », a déclaré Asad Ghanem à propos des élections prévues pour le 17 mars. Le résultat permettra de déterminer si Israël pourra continuer de progresser sur la voie du « fascisme » choisie par l'actuel gouvernement de Benjamin Netanyahou, a-t-il ajouté.
La décision de tenir des élections a été prise sur fond de crise politique provoquée par la récente démarche de Netanyahou d’introduire une loi définissant Israël comme l'Etat-nation du peuple juif.
Le projet de loi, qui est susceptible d'être relancé si Netanyahou et la droite remportent, comme prévu, une majorité de sièges, est destiné à ancrer la législation israélienne dans la tradition et la religion juives, mettre fin au statut de l'arabe comme langue officielle, et entraver encore davantage la capacité de la Cour suprême de protéger les droits de la minorité palestinienne.
La loi rompt avec la formulation traditionnelle plus imprécise d'« Etat juif » que préférait David Ben Gourion, le premier président du conseil israélien. Comme la plupart des politiciens israéliens issus de la gauche ou du centre d'aujourd'hui, Ben Gourion voulait éviter de définir trop précisément ce qu'impliquait un tel Etat, car il craignait que cela exacerbe les divisions sociales et alimente l'opposition à l'étranger, a expliqué Asad Ghanem.
« La population juive est contrainte à débattre ouvertement de la question du statut des citoyens arabes », a-t-il précisé à Middle East Eye. « Cela est dans notre intérêt. Nous savons ce que la droite pense mais la gauche a préféré ignorer la discussion et s'accrocher à la question moins risquée de l'occupation. »
Les petits partis pris pour cibles
Le gouvernement de droite de Netanyahou est également parvenu à relever le seuil électoral pour le prochain parlement : une loi adoptée en mars a fait passer ce seuil de 2% à 3,25%. Cette mesure, officiellement justifiée par la volonté de mettre fin à la prolifération de petits partis aux intérêts restreints, est censée apporter plus de stabilité aux gouvernements de coalition.
Néanmoins, intentionnellement ou non, cette mesure signifie également qu'à moins de forger des alliances, les trois petits partis à majorité arabe de la Knesset actuelle (le Balad, la Liste arabe unie et le Hadash) risquent de ne pas gagner le moindre siège.
Sans leur présence, les partis sionistes du centre et de la gauche de la Knesset n'ont aucun espoir d'évincer Netanyahou et la droite, a indiqué Asad Ghanem.
Les partis arabes occupent actuellement 11 sièges dans une chambre constituée de 120 parlementaires.
Hanin Zoabi, membre de la Knesset qui représente le parti nationaliste Balad, a indiqué qu'une liste unique et unifiée pourrait permettre de remporter quatre à cinq sièges supplémentaires, ajoutant du poids à la voix de la minorité au parlement.
« Les divisions actuelles ne sont pas saines et le public ne comprend pas pourquoi nous ne nous unissons pas », a-t-elle expliqué à Middle East Eye. « Nous sommes confrontés à un environnement toujours plus hostile et raciste et il nous faut une stratégie commune si nous voulons lutter pour l'égalité. »
L'unité n'est pas une tâche facile au vu des différences idéologiques entre les factions et des conflits de personnalité qui sévissent depuis longtemps.
Les divisions traditionnelles entre les partis ne sont plus considérées comme viables. Suite au relèvement du seuil électoral et à la chute spectaculaire du taux de participation des électeurs palestiniens lors des dernières élections, l'unité est devenue une question de « survie », comme l'a déclaré Awad Abdel Fattah, secrétaire général du Balad.
Les différences idéologiques entre les partis (ils se rangent en général dans les courants communiste, islamique et nationaliste) ont empêché de parvenir à un accord rapide.
Divergences idéologiques
Les communistes et les nationalistes sont laïcs et s'opposent, en particulier, au point du vue du mouvement islamique sur la question des droits des femmes. Les communistes, eux, rejettent l'autonomie éducative et culturelle prônée par les courants nationaliste et islamique pour la minorité palestinienne. Ils se définissent plutôt comme un parti commun juif-arabe, bien qu'il y ait peu de membres juifs, et mettent l'accent sur la coopération entre les deux groupes.
A ce mélange s'ajoute le parti individuel formé par Ahmed Tibi, ex-conseiller de l'ancien dirigeant palestinien Yasser Arafat, qui a intégré la Knesset en constituant des alliances temporaires avec les partis communiste et islamique lors des précédentes élections. Selon un sondage réalisé ce mois-ci, près de la moitié des citoyens palestiniens interrogés souhaitent que ce dernier soit à la tête de l'éventuelle liste unifiée.
Un autre fait inquiète ces partis : le taux de participation des citoyens palestiniens lors des dernières élections a chuté de manière spectaculaire, atteignant à peine plus de la moitié des électeurs potentiels au cours des deux derniers scrutins.
Cette baisse est attribuable à l’insatisfaction grandissante vis-à-vis des querelles entre les partis, ainsi qu’à la forte popularité de l'aile nord du mouvement islamique qui refuse de se présenter à la Knesset, et à un boycott organisé par les groupes de gauche laïcs.
Malgré ces diverses pressions, les partis auraient les plus grandes difficultés à s'unir.
D'après Hanna Swaid, membre de la Knesset issu du parti communiste (Hadash), un accord portant sur une ou deux listes pourrait voir le jour dans les semaines qui viennent.
Selon lui, le scénario le plus probable serait de voir le Hadash insister finalement pour la formation de deux listes, en s'alliant avec Ahmed Tibi et en laissant les nationalistes du Balad et la faction islamique travailler ensemble.
L'intensification du sectarisme
« Il y a une opposition entre différents membres du parti », a expliqué Hanna Swaid.
« Certains souhaitent que nous gardions notre identité laïque et que nous refusions une alliance avec le mouvement islamique. D'autres, notamment les membres juifs, estiment que le parti ne doit pas perdre son caractère juif-arabe. »
Swaid a néanmoins concédé que si les partis échouaient à parvenir à un accord sur une seule liste, les appels au boycott pourraient s'intensifier. « J'entends beaucoup de personnes affirmer qu'elles n'iront pas voter s'il n'y a pas de liste unique. Ces personnes en ont assez des divisions et veulent nous sanctionner. Les différents partis sont conscients de ce danger. »
D'après Hanin Zoabi, les questions centrales qui divisent les partis n'ont pas de lien avec leurs activités à la Knesset. « La question des droits des femmes est certes très importante, mais pour nous, en tant que minorité palestinienne, la Knesset n'est pas l'endroit idéal pour en discuter. Il s'agit d'un débat interne que nous devrions avoir au sein de nos propres institutions politiques, dans les médias arabes, dans nos écoles. »
Awad Abdel Fattah a prévenu que l'unité était également indispensable pour endiguer le sectarisme et les querelles internes à la minorité palestinienne, renforcées par les récentes manœuvres du gouvernement Netanyahou visant à recruter des Palestiniens chrétiens dans l'armée.
« Si les partis laïcs et islamiques sont sur des listes distinctes, cela fera tout simplement le jeu de la droite. Nous devons faire preuve de leadership et renforcer le tissu social afin de lutter plus efficacement pour nos droits nationaux et civils. »
Ali Zbeidat, chroniqueur pour le journal Hadith al-Nas, est partisan du boycott : « En réalité, il n'y a pas d'unité. Même si une liste unique est formée, ce sera uniquement dans le but de sauver les sièges de chacun. Mais il n'y a rien de bon qui puisse résulter de notre participation à la Knesset. »
Le journaliste rejette l'idée selon laquelle une forte participation des partis arabes serait susceptible d'entraîner des avantages politiques. Certains pensent que cela renforcerait le bloc centre-gauche et permettrait à la nouvelle alliance entre les partis d'Isaac Herzog (travailliste) et de Tzipi Livni (Hatnuah) de former un gouvernement qui, pour la première fois dans l'histoire d'Israël, pourrait inclure des partis arabes.
« Les partis [arabes] n'osent même pas imaginer être invités à un gouvernement de ce type », a surenchéri Ali Zbeidat. « Ils savent que même la gauche sioniste n'accepterait pas de s'asseoir à leurs côtés. »
La « feuille de vigne » de la Knesset
Ali Zbeidat ne pense pas non plus que les partis arabes gagneraient quoi que ce soit à soutenir un gouvernement de centre-gauche de l'extérieur de la coalition, comme cela avait été le cas sous le gouvernement de Yitzhak Rabin dans les années 1990. Rabin s'était appuyé sur le soutien de la minorité pour adopter une loi sanctionnant les accords d'Oslo.
« Il n'y a aucune différence entre la droite de Netanyahou et l'alliance Livni-Herzog pour ce qui a trait à leur attitude envers nous, la minorité palestinienne », a indiqué Ali Zbeidat.
Salman Masalha, chroniqueur pour le quotidien Haaretz, acquiesce : « Les membres arabes de la Knesset ne sont qu'une simple feuille de vigne qui cache la nudité de l'apartheid israélien. Les citoyens arabes devraient boycotter les élections. »
Selon Asad Ghanem, toutefois, les électeurs arabes pourraient être amenés à prendre part au vote non pas par enthousiasme pour la Knesset ou pour les partis arabes, mais en raison de l'inquiétude grandissante face à la menace provenant de la droite. « Le public est très inquiet de la direction qu'Israël est en train de prendre. Cela pourrait inverser la tendance du boycott. »
Le projet de liste unifiée doit également faire face à une autre complication potentielle, incarnée par le Comité central des élections, un organisme dominé par les principales factions sionistes. Cet organisme peut interdire à la fois les listes des partis et les candidatures individuelles.
Lors des récentes élections, le Comité central des élections a ciblé le parti islamique et le Balad, ainsi que la parlementaire Hanin Zoabi (Balad). Ces décisions ont été annulées en appel par la Cour suprême, mais parfois de justesse.
Hanin Zoabi s'attend à être prise pour cible une nouvelle fois. La Knesset a déjà ordonné une suspension de six mois (la plus longue de son histoire) suite à son refus de qualifier de terroristes les ravisseurs de trois jeunes colons israéliens lors d'une interview donnée cet été à la radio. Plus tard, ces trois individus ont été retrouvés morts.
Le « message politique » de la Cour
Dans une décision rendue ce mois-ci qui a inquiété les observateurs, la Cour suprême a maintenu la suspension de Hanin Zoabi, les juges semblant ignorer les aspects juridiques de la question et insister plutôt sur les opinions politiques de la parlementaire palestinienne.
« Les juges voulaient envoyer un message politique. Ils ont oublié que leur devoir consiste à faire respecter la loi et à protéger la liberté d'expression et les droits des minorités », a déclaré Zoabi.
La réticence de la cour à venir en aide à Zoabi peut établir un précédent de mauvais augure si le Comité central des élections venait à formuler une interdiction contre elle ou contre d'autres candidats avant les élections.
Une telle manœuvre pourrait également contribuer à faire échouer toute alliance entre les partis.
Pour Majd Kayyal, journaliste et activiste politique sans étiquette, il est temps d'arrêter de se laisser distraire par le débat entre listes unifiées ou boycott. « Ce qui nous manque est une stratégie de lutte. Ce n'est pas au parlement d'Israël ou dans ses institutions, que ce soient les tribunaux ou les médias, que nous pourrons obtenir des changements utiles à notre cause. »
Majd Kayyal estime qu’il est grand temps d'amorcer une lutte plus dynamique en soutenant les mouvements de jeunes et en adoptant de nouvelles formes de mobilisation populaire et de désobéissance civile.
D'une manière moins ambitieuse, d'autres soutiennent que le temps est venu de réorganiser la principale institution politique de la minorité, le Haut comité de suivi pour les citoyens arabes d'Israël, qui rassemble les dirigeants de tous les partis mais demeure dominé par les maires des plus grandes communautés.
Israël a refusé de reconnaître cet organisme, par ailleurs fortement paralysé par les mêmes disputes idéologiques et personnelles qui affectent les factions arabes de la Knesset.
Le Haut comité de suivi a petit à petit perdu son statut, a expliqué Hanna Swaid. Désormais, tout le monde remet en question sa crédibilité.
Awad Abdel Fattah (Balad) aimerait que le Haut comité de suivi organise des élections pour ses postes clés, afin qu’il soit moins dépendant de la politique des familles locales et devienne un véritable parlement pour la minorité palestinienne.
Cela provoquerait certainement la colère des autorités israéliennes. Mais Abdel Fattah pense que renforcer les institutions de la minorité doit être une priorité absolue. « Nous devons émanciper notre communauté politiquement, lui donner les moyens tant d’adresser nos problèmes sociaux, économiques et culturels que de combattre plus efficacement l'environnement raciste qui règne en Israël. »
Photo : Jamal Zahalka et Hanin Zoabi, membres de la Knesset, saluent la foule lors de leur arrivée à un rassemblement politique à Rahat (AFP).
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