Kosovo-Serbie : la Turquie peut-elle réussir là où l’Occident a échoué ?
Fin mai, une attaque organisée par des militants soutenus par l’État serbe contre des bâtiments publics dans le nord du Kosovo a engendré des affrontements entre la police et des soldats de l’OTAN et des hommes masqués brandissant des barres en métal.
L’OTAN a condamné cette attaque qui a fait au moins une trentaine de blessés parmi les soldats, la qualifiant de « totalement inacceptable ».
La crise actuelle remonte au mois d’avril, lorsque les Serbes kosovars ont boycotté les élections locales. Conséquence de la faible participation, les Albanais ont pris le contrôle des conseils locaux, jusqu’alors majoritairement serbes.
Quand les élus albanais ont cherché à pénétrer dans les bâtiments publics, ils ont été agressés par des militants soutenus par Belgrade portant des insignes « Z », symbole russe de la guerre en Ukraine.
Les États-Unis ont désormais entrepris de sanctionner le gouvernement kosovar de Pristina parce que celui-ci ne leur avait pas soumis son processus décisionnel au préalable, une initiative qualifiée d’« incohérence stratégique » par la présidente de la commission britannique des Affaires étrangères, Alicia Kearns.
« Les puissances européennes et les États-Unis ont vraiment pensé qu’ils garderaient le Kosovo dans cet état de souveraineté différée et suspendue »
- Un universitaire kosovar
« Il est clair que les États-Unis se retournent contre le [Premier ministre du Kosovo] Albin Kurti en partie parce qu’il tente d’affirmer une souveraineté qu’ils n’avaient jamais envisagée pour le Kosovo », estime un universitaire vivant au Kosovo qui a souhaité conserver l’anonymat afin de pouvoir s’exprimer librement.
Les États-Unis se sont gardés de critiquer la Serbie à la suite des violences, pour tenter d’éviter que cet allié proche de la Russie ne tombe davantage dans les bras de Moscou.
Cependant, un Kosovo de plus en plus indépendant, désireux de poursuivre ses propres intérêts nationaux, devient difficile à accepter pour Washington après le choix de Pristina de permettre aux maires démocratiquement élus de prendre leurs fonctions.
« Pour l’essentiel, les États-Unis veulent le départ de Kurti, comme en 2020. Mais personne ici n’est pour », résume l’universitaire, s’entretenant avec Middle East Eye depuis Pristina.
En mars 2020, Kurti avait fait face à un « coup d’État politique » orchestré par les États-Unis après le refus du Premier ministre kosovar de suivre les lubies politiques du président américain de l’époque. L’envoyé spécial américain pour la Serbie et le Kosovo, Richard Grenell, aurait exercé une énorme pression sur le partenaire mineur de la coalition de Kurti, la Ligue démocratique du Kosovo, qui a retiré son soutien au gouvernement.
L’indignation publique au Kosovo était telle face à cette ingérence américaine qu’un an plus tard aux élections de mars 2021, le parti de Kurti, le mouvement Autodétermination (LVV), a remporté une victoire sans précédent avec plus de 50 % des suffrages – infligeant un camouflet aux Américains.
À l’époque comme aujourd’hui, Kurti s’est opposé à Washington, qui a cherché ces dernières années à forcer le Kosovo à adhérer à des politiques que beaucoup dans le pays ne jugent pas dans leur intérêt national. Pire encore, en privé, certains politiciens au Kosovo considèrent les politiques américaines comme affaiblissant la souveraineté de Pristina.
« Kurti tente de préserver la souveraineté du Kosovo. Tandis que les puissances européennes et les États-Unis ont vraiment pensé qu’ils garderaient – et c’est ce qu’ils tentent de faire – le Kosovo dans cet état de souveraineté différée et suspendue dans lequel on a toujours besoin de leur assistance ou alors on nous fait croire qu’on a besoin de leur assistance », indique l’universitaire.
« Et évidemment, les tensions actuelles ne sont pas décorrélées du jeu de pouvoir géopolitique entre l’Occident et la Russie. »
Perte de légitimité
Le Kosovo a déclaré son indépendance en 2008, après une guerre en 1998-1999 au cours de laquelle l’Armée de libération du Kosovo (ALK), assistée de l’OTAN, a repoussé les forces serbes qui s’étaient embarquées dans une campagne de nettoyage ethnique systématique.
Près de 10 500 Albanais ont été tués ou ont disparu, jusqu’à 20 000 femmes ont été violées et plus de 800 000 personnes ont été chassées de force de chez elles.
Après la guerre, le Kosovo a été l’un des plus fidèles partisans, voire l’un des plus excessivement zélés, de l’Occident et des États-Unis en particulier.
Des rues ont été baptisées des noms des présidents américains et des enfants d’après Bill Clinton et l’ex-Premier ministre britannique Tony Blair. Pristina a même une boutique de tailleurs dédiée aux choix vestimentaires de l’ancienne secrétaire d’État américaine Hillary Clinton.
L’élite politique de ce pays à majorité musulmane a longtemps cru que l’Occident pourrait guider le Kosovo sur le chemin difficile de l’institutionnalisation de son État.
Cependant, l’opinion publique n’accepte plus l’idée que l’Occident serait un acteur inoffensif.
« Récemment, la population du Kosovo a eu l’impression que les États-Unis et l’Union européenne ne reculeraient devant rien pour extraire la Serbie de la sphère d’influence russe », commente un activiste politique proche du LVV de Kurti.
« Les puissances occidentales semblent disposées à sacrifier le Kosovo, l’un des États les plus pro-occidentaux au monde, pour récupérer la Serbie résolument pro-russe », poursuit l’activiste, se confiant à MEE sous couvert d’anonymat.
Les actes de l’Amérique semblent valider de plus en plus cette façon de voir les choses.
Après l’attaque menée par les militants serbes contre les forces de sécurité du Kosovo et de l’OTAN, l’ambassadeur américain dans le pays, Jeff Hovenier, a réservé ses foudres à Pristina.
« Je serais surpris qu’un membre quelconque du gouvernement kosovar puisse se rendre aux États-Unis en ce moment », a déclaré Hovenier.
Au fil des ans, le Kosovo s’est aligné avec chaque objectif de la politique étrangère américaine. Il a accepté d’établir une ambassade à Jérusalem, l’un des trois seuls pays à l’avoir fait, et a désigné le Hezbollah libanais comme une « organisation terroriste ». Le Kosovo a imposé des sanctions à la Russie à la suite de sa guerre en Ukraine et accueilli des réfugiés afghans attendant le traitement de leur demande d’asile aux États-Unis. De son côté, la Serbie n’a pas pris de mesures punitives contre Moscou.
« Au lieu de renforcer la position du Kosovo, ces actes semblent l’avoir affaibli. Les États-Unis tiennent le Kosovo pour acquis », indique l’activiste du LVV.
Désormais, le Kosovo cherche des « partenaires alternatifs qui le traiteraient avec dignité. La Turquie est en bonne place pour cela », ajoute notre interlocuteur.
« Si la trajectoire actuelle des politiques occidentales se maintient, et si la diplomatie turque se fait plus active dans les Balkans, les tentatives de ratisser large devraient s’intensifier au Kosovo. »
Est-ce que la Turquie peut faire son retour ?
Le dossier des Balkans est une affaire bipartisane en Turquie. Les responsables du gouvernement turc interrogés par MEE se concentrent de plus en plus sur ce qu’Ankara peut faire pour aider à résoudre les tensions dans la région.
Un député de l’opposition, issu du parti de centre-gauche CHP (Parti républicain du peuple), indique, sous le couvert de l’anonymat, qu’il souhaite qu’Ankara opte pour un rôle de médiateur plus proactif.
Talha Köse, professeur de relations internationales à l’université Ibn Haldun d’Istanbul, explique quant à lui à MEE : « Nous avons des relations politiques et économiques fortes avec la Serbie. Nous avons également des relations politiques, historiques et culturelles très fortes avec le Kosovo. »
La Turquie, poursuit Talha Köse, est dans une position spéciale pour servir d’intermédiaire étant donné ses « liens équilibrés, sincères et chaleureux » avec les deux camps.
« Ni Bruxelles ni les États-Unis ne semblent viser un processus de construction d’un statu quo durable. Ils tendent à considérer la région comme un échiquier tout comme la Russie »
– Sinan Baykent, expert en politique étrangère
« L’Union européenne a du mal à jouer un rôle plus constructif auprès de la Serbie et du Kosovo. Cela constitue une occasion diplomatique pour la Turquie », ajoute-t-il.
L’avancée diplomatique sur les expéditions de céréales qu’a négociée la Turquie l’année dernière entre la Russie et l’Ukraine est un modèle utile qu’Ankara pourrait utiliser en principe, selon lui.
« Une erreur récurrente de l’Union européenne consiste à prendre position dans la politique nationale de ces pays », analyse-t-il, ajoutant qu’il y a également un « rôle indubitable de la Russie dans les tensions actuelles ».
Le président serbe Aleksandar Vučić a déjà demandé à son homologue turc Recep Tayyip Erdoğan d’aider à apaiser ces tensions en tant qu’intermédiaire.
« Les États-Unis, l’OTAN et l’Union européenne constituent un bloc. La Russie, la Chine en sont un autre, et ils ont des positions et des intérêts contradictoires. La Turquie pourrait aider à organiser un sommet avec l’ensemble des parties prenantes », juge Talha Köse.
Étant donné le conflit en Ukraine, cela pourrait être « impossible actuellement », mais « la Turquie devrait nouer des contacts avec toutes les parties prenantes ».
Sinan Baykent, expert en politique étrangère dans les Balkans, pense que les États-Unis « se concentrent de plus en plus sur des solutions rapides dans les Balkans » car ils veulent se concentrer sur la Chine.
Le dossier kosovar représente un « fardeau » que les États-Unis veulent rayer de leur agenda. Ils ont « hâte » de quitter la région, selon Baykent.
La présence de la Turquie est « bien ancrée et historique », poursuit-il, et contrairement aux États-Unis, elle n’est pas intéressée par « l’établissement d’un statu quo temporaire voué à échouer au bout du compte ».
« Ni Bruxelles ni les États-Unis ne semblent viser un accord durable. Ils tendent à considérer la région comme un échiquier tout comme la Russie », déplore-t-il. « Se soucient-ils véritablement du bien-être des peuples des Balkans ? J’en doute fort. »
Si les États-Unis et l’Union européenne ont « contribué à l’escalade récente », la Turquie a atteint un équilibre entre tous les acteurs régionaux, d’après Baykent, et un sommet pourrait rapprocher l’Albanie, le Kosovo et la Serbie.
Les États-Unis et l’UE en particulier n’apprécieraient pas un plus grand rôle de la Turquie dans les Balkans.
L’Union européenne considère la région comme son « arrière-cour ». L’expert pense que cela ne devrait cependant pas dissuader la Turquie de remplir le vide régional pour servir d’intermédiaire entre tous les camps.
« Je pense qu’Ankara a la capacité de superviser un tel processus sans interférer dans les politiques et décisions nationales des parties impliquées », ajoute-t-il.
« Ne pas exercer de pression, ne pas menacer, ne pas faire de chantage, mais coordonner, comprendre et coopérer. Ces actes pourraient ouvrir une nouvelle perspective dans la région. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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