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Cheikh Sabah du Koweït : le « grand équilibriste » du Golfe

Décédé ce mardi à l’âge de 91 ans, le cheikh Sabah al-Ahmad al-Jaber al-Sabah aura passé 60 ans au service de son pays et laisse un grand vide diplomatique
L’émir du Koweït, le cheikh Sabah al-Ahmad al-Jaber al-Sabah au sommet de la Ligue arabe à Tunis, en mars 2019 (AFP)
Par Bill Law

La mort, ce mardi 29 septembre, de l’émir du Koweït, Sabah al-Ahmad al-Jaber al-Sabah, âgé de 91 ans, met fin à près de 60 ans au service de son pays. Il fut le second ministre des Affaires étrangères du Koweït, un poste qu’il occupa de 1963 à 2003. En 2003, il fut nommé Premier ministre, un poste qu’il occupa jusqu’à sa nomination en tant qu’émir en 2006.

Le cheikh Sabah est devenu émir après que son second cousin, qui avait succédé au cheikh Jabar al-Ahmed al-Sabah, s’est révélé médicalement inapte et a été évincé à peine neuf jours plus tard. Au cours de ses quatorze années de règne sur le Koweït, le cheikh a été applaudi par la communauté internationale pour ses engagements humanitaires et ses efforts de médiateur dans les querelles entre ses voisins du Golfe.

« Le plus grand rôle du cheikh Sabah a été son rôle de médiateur dans la crise du Golfe, avec tact et infatigablement malgré son âge et l’énorme pression pour qu’il prenne parti »

- Dr Alanoud Alsharekh, activiste pour les droits des femmes et universitaire

Ses efforts sur le front domestique ont été empêtrés dans la lutte perpétuelle entre la famille régnante et le Parlement koweïtien, connu sous le nom d’Assemblée nationale – l’une des deux seules parmi les États du Golfe et la plus ancienne, ayant été créée deux ans après l’indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne en 1961.

Pendant de nombreuses années et particulièrement en Occident, le « modèle koweïtien » a été considéré comme un exemple à suivre pour les autres pays du Golfe et du Moyen-Orient, un exemple de bonnes pratiques sur la façon de faire avancer une société traditionnelle organisée selon des clivages tribaux vers la voie de la démocratisation.

En vertu de la Constitution de 1962, l’émir nomme un Premier ministre, et ce dernier nomme ses ministres. Une majorité des députés élus peuvent voter une motion de censure à l’égard des ministres, y compris du Premier ministre, ce qu’aucun autre État du Golfe ne permet.

Cependant, le Premier ministre appartient toujours à la famille régnante. Malgré des variations depuis 1963, le gros du pouvoir du système politique reste entre les mains de la famille al-Sabah.

L’universitaire Michael Herb, expert des affaires constitutionnelles koweïtiennes, note que l’Assemblée nationale peut exercer ce qu’il appelle « un pouvoir de nuisance en faisant tomber les ministres qu’elle n’aime pas. Et cela engendre toute sorte de crises et de problèmes. »

Le cheikh Sabah connaissait parfaitement ce pouvoir de nuisance, en ayant fait l’expérience et y ayant réagi par la dissolution du Parlement à de multiples reprises. En effet, au cours des sept premières années de son règne, le Koweït a connu six dissolutions et autant d’élections.

La plus récente dissolution, la septième, a eu lieu en 2016. Des membres de l’opposition avaient déposé des requêtes pour attaquer des ministres sur une augmentation des prix du pétrole et des allégations d’irrégularités administratives et financières. La réaction de l’émir fut prompte. Invoquant des inquiétudes en matière de sécurité et d’économie, il a démantelé l’Assemblée nationale, déclenchant ainsi de nouvelles élections.

Cependant, depuis lors, soit parce que les opposants ont été emprisonnés, soit parce qu’ils ont quitté le pays – pour certains d’entre eux après avoir été déchus de leur nationalité –, soit parce que les Koweïtiens eux-mêmes se sont lassés du pouvoir de nuisance du Parlement, on assiste à une période de calme. Pour la première fois depuis plusieurs dizaines d’années, l’Assemblée nationale actuelle ira jusqu’à son terme et des élections sont prévues pour novembre.

Vents contraires sur le terrain géopolitique

L’héritage du cheikh Sabah se trouve dans les Affaires étrangères. Dans son travail en matière de diplomatie régionale, à la fois en tant que ministre des Affaires étrangères et émir, il a défendu et a trouvé une voie médiane pour le Koweït, souvent en des temps difficiles : la révolution iranienne de 1979, la guerre Iran-Irak qui s’est ensuivie, les menaces de Saddam Hussein qui ont culminé lors de l’invasion du pays en 1990, la libération de 1991 et le retour de la famille régnante avec le défi de reconstruire les infrastructures endommagées par la guerre. 

Au cours de ce siècle, le Koweït a encore été menacé par des événements dans les pays voisins. En Irak, ce fut les guerres d’insurrections dans les années 2000, puis l’émergence soudaine du califat de l’État islamique (EI) au cours de cette dernière décennie. En 2018, la décision du président américain Donald Trump de se retirer du JCPOA, l’accord sur le nucléaire iranien négocié par son prédécesseur Barack Obama, a provoqué de nouvelles tensions et de l’instabilité dans la région.

Deux Koweïtiens regardent un puits de pétrole en feu à al-Ahmadi, incendié par les troupes irakiennes, le 26 mars 1991 (AFP)
Deux Koweïtiens regardent un puits de pétrole en feu à al-Ahmadi, incendié par les troupes irakiennes, le 26 mars 1991 (AFP)

En ce qui concerne le JCPOA, l’émir, s’il a dit comprendre le retrait des Américains, n’a pas soutenu la décision aussi vivement que d’autres membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU) et Bahreïn. Cela illustre parfaitement pourquoi l’émir a été qualifié de « grand équilibriste ». Autre exemple, au Yémen, où le Koweït a initialement soutenu la coalition dirigée par les Saoudiens et les Émiratis avant de se proposer comme médiateur, bien qu’en vain jusqu’ici.

Ce rôle d’équilibriste a été particulièrement visible dans les efforts réalisés par l’émir pour tenter de résoudre les querelles au sein du CCG.

Le Dr Alanoud Alsharekh, activiste pour les droits des femmes et universitaire koweïtienne, abonde en ce sens : « Le plus grand rôle du cheikh Sabah a été son rôle de médiateur dans la crise du Golfe, avec tact et infatigablement malgré son âge et l’énorme pression pour qu’il prenne parti. » 

Elle a également fait observer sa réaction face à l’attentat à la bombe contre la mosquée imam Sadeq au Koweït en 2015, revendiqué par l’EI. « Il a été source d’inspiration par son courage et sa compassion lorsqu’il s’est précipité sur le site de l’attentat à la bombe où des chiites avaient été tués dans un acte terroriste alors qu’ils priaient, ignorant les inquiétudes pour sa sécurité afin d’envoyer un message clair : la violence sectaire n’a pas sa place au Koweït. »

Intervention clé

Les querelles au sein du CCG tournaient presque invariablement autour du Qatar. En 2014, le cheikh Sabah est intervenu avec succès pour mettre fin à la querelle diplomatique entre Doha d’une part et l’Arabie saoudite, les EAU et Bahreïn d’autre part.

En mars de cette année-là, ces derniers avaient rappelé leurs ambassadeurs à Doha, principalement à l’instigation des Saoudiens, qui n’appréciaient pas la chaîne qatarie Al Jazeera et la politique étrangère et énergétique indépendante du Qatar sous le Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de l’époque, Hamad ben Jassim. Avec l’habile intervention du cheikh Sabah, les relations ont été restaurées huit mois plus tard.

Donald Trump et l’émir du Koweït Sabah al-Ahmad al-Sabah à la Maison-Blanche en septembre (Reuters)
Donald Trump et l’émir du Koweït Sabah al-Ahmad al-Sabah à la Maison-Blanche en septembre (Reuters)

Cependant, trois ans plus tard, le CCG s’est déchiré lorsqu’en juin 2017, les EAU, Bahreïn, l’Arabie saoudite et l’Égypte ont rompu les relations diplomatiques et imposé un blocus terrestre, aérien et maritime au Qatar. Il y avait même un risque imminent d’invasion du Qatar. 

Le cheikh Sabah, conscient du terrible impact de l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, s’est lancé dans le tourbillon des navettes diplomatiques durant les trois premiers jours de la querelle. À l’âge de 88 ans, en plein Ramadan et au plus chaud de l’été, il s’est rendu à Doha, à Abou Dabi et à Riyad.

L’historien et analyste Kristian Coates Ulrichsen, auteur de Insecure Gulf: the End of Certainty and the Transition to the Post-Oil Era, décrit ces efforts comme « son plus grand héritage […] il a stoppé l’escalade, il n’a pas résolu [le conflit] mais il l’a empêché d’aller plus loin ».

Ainsi que l’émir lui-même l’a déclaré lors d’une conférence de presse à la Maison-Blanche avec le président Trump en septembre 2017 : « Dieu merci, nous avons évité l’action militaire. »

L’un de ses grands regrets a été que malgré ses efforts répétés pour mettre fin à cette querelle, notamment l’implication des États-Unis pour faire pression sur les différentes parties, le blocus du Qatar n’ait pas été levé.

Le demi-frère du cheikh Sabah, le prince héritier Nawaf al-Ahmad al-Sabah (83 ans), a rapidement été désigné nouvel émir et a prêté serment ce mercredi.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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