« La guerre jusqu’à la victoire ! » : le 22 septembre 1980, l’Irak envahit l’Iran
C’est une imposante photo, incontournable, dans une aile du Musée de la défense sacrée à Téhéran. On y voit Saddam Hussein, dont l’image est faite de deux portraits différents : à gauche, celle durant son procès après l’invasion américaine en 2003. À droite, celle où le dictateur irakien pose fièrement en uniforme militaire.
Ce montage n’est pas anodin. Au sein de ce musée important au nord de Téhéran, deux temporalités différentes sont exposées : les années du conflit des années 80 et l’époque actuelle, suggérant que la résistance et la défense sont toujours nécessaires pour la survie de l’Iran.
Quarante ans après le début de la guerre Iran-Irak, le narratif du conflit continue à nourrir le discours de la République islamique. Comprendre l’Iran d’aujourd’hui nécessite de connaître cette longue lutte de huit ans qui bouscula le Moyen-Orient.
Pourquoi la guerre ?
Quand, le 22 septembre 1980, Saddam Hussein décide de se lancer à l’assaut de l’Iran, le Moyen-Orient est en proie, depuis plusieurs mois, à de profonds bouleversements. Si, en 1978, les accords de Camp David ont vu Israël et l’Égypte s’engager vers la paix, 1979 aura été l’année terrible, marquée par une prise d’otages dans la grande mosquée de la Mecque, l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS et la révolution islamique en Iran.
La même année, le 16 juillet, en Irak, le président Hassan al-Bakr est poussé à la démission par celui qui était déjà l’homme fort du pays, Saddam Hussein. Face aux turbulences régionales, le nouveau leader irakien attend son heure. Souhaitant asseoir son autorité aussi bien dans son pays que dans le Moyen-Orient, le président irakien perçoit la révolution iranienne à la fois comme une menace et comme une opportunité.
La menace est celle de voir l’exportation de la révolution islamique se réaliser en Irak. Encore en 1977, la ville irakienne de Nadjaf a connu un soulèvement chiite, rapidement réprimé par les forces de sécurité du pouvoir en place. Le message révolutionnaire iranien est donc mal perçu par un pouvoir dont les différents cercles sont hostiles aux chiites.
De l’autre côté, la chute du shah est vue comme une opportunité à saisir : malgré des accords signés à Alger en 1975 qui règlent les litiges frontaliers entre les deux pays, l’ambition de Saddam Hussein reste d’étendre les frontières de l’Irak en occupant totalement le Chatt-el-Arab et la province iranienne arabophone du Khouzestan. Le changement de pouvoir remet les choses à plat dans l’esprit du maître de Bagdad.
L’invasion est donc décidée au cours de l’année 1980. Une victoire rapide est d’ailleurs escomptée par le pouvoir irakien.
Depuis la révolution, l’Iran est confronté à une profonde instabilité. Déjà, ses forces armées sont déstabilisées par les diverses purges imposées par le nouveau pouvoir en place. En outre, la crise des otages a placé le pays au ban de la communauté internationale. Enfin, divers foyers d’insurrection, notamment dans le Kurdistan, affaiblissent le pouvoir de Téhéran.
Alors qu’elles espéraient être accueillies en libératrices, les forces de Saddam Hussein doivent déchanter. La résistance iranienne s’organise, s’appuyant notamment sur les nouvelles forces des Pasdaran qui apprennent à se battre directement sur le terrain
Le dirigeant irakien bénéficie, de surcroît, du soutien implicite de ses voisins régionaux, inquiets face à la volonté de Khomeini de faire sortir la révolution islamique des frontières iraniennes.
En face, l’annonce de l’invasion fait rapidement place à l’inquiétude. Comme le rapporte dans ses mémoires le président de l’époque, Abolhassan Bani-Sadr, les dirigeants de la République islamique envisagent une défaite de l’Iran. Si, dans un premier temps, Khomeini en appelle à la cause divine pour soutenir l’action des troupes iraniennes, c’est l’argument nationaliste qui finira par l’emporter.
Dans les premiers jours, les troupes irakiennes parviennent facilement à entrer en Iran, prenant la ville frontalière de Qasr-e Shirin dans le Kurdistan et finissant, après plusieurs combats de rue, par prendre la ville de Khorramshahr dans le Khouzestan.
Toutefois, alors qu’elles espéraient être accueillies en libératrices, les forces de Saddam Hussein doivent déchanter. La résistance iranienne s’organise, s’appuyant notamment sur les nouvelles forces des Pasdaran (le corps paramilitaire des Gardiens de la révolution) qui apprennent à se battre directement sur le terrain.
En outre, plombée par divers problèmes logistiques, l’armée irakienne ne parvient pas à prendre l’avantage. Une longue guerre de position commence.
Tandis que Saddam Hussein s’oppose à toute tentative de médiation internationale, les dirigeants iraniens se rejettent la responsabilité de l’incapacité offensive de leurs troupes. Le moment est exploité par le cercle religieux proche de Khomeini pour éliminer les modérés, désignés de plus en plus comme des contre-révolutionnaires à éliminer.
Guerre à l’extérieur, guerre à l’intérieur
Le conflit avec l’Irak se double, en Iran, d’un conflit intérieur où les diverses tendances au pouvoir cherchent à éliminer leurs rivaux. Un premier cercle, rassemblant les ultras-religieux regroupés autour de l’ayatollah Montazeri, successeur potentiel de Khomeini, s’oppose à un autre cercle, porté par le président de la République Bani-Sadr, ce dernier étant notamment soutenu par l’Organisation des moudjahidine du peuple (MeK).
Alors que le pays est touché par divers attentats, dont l’un d’eux handicape à vie Ali Khamenei, Bani-Sadr échoue à s’imposer. Les radicaux, qui contrôlent les diverses institutions du nouveau régime et bénéficient du soutien des forces paramilitaires et des couches les plus précaires du pays, parviennent à rallier Khomeini à leur cause, qui lâche le président en juin 1981.
Destitué, Bani-Sadr prend le chemin de l’exil tandis que le Parti de la République islamique saisit le contrôle de l’entièreté du pouvoir.
La consolidation du pouvoir permet une reconsolidation des forces armées. Mieux coordonnées, les forces iraniennes repartent à l’offensive à l’automne 1981 et finissent par reprendre plusieurs villes occupées par les troupes irakiennes, au prix de nombreux sacrifices humains. Des milliers de jeunes combattants sont envoyés, par vagues, contre les lignes ennemies, dans des opérations n’ayant parfois d’autre objectif que de dégager des champs de mines.
Au prix de milliers de morts, l’Iran parvient à reprendre le contrôle de son territoire. En mai 1982, la reprise de Khorramshahr marque la débâcle de l’armée irakienne, dont un mois plus tard Saddam Hussein ordonne le retrait quasi complet du territoire iranien.
Alors que le conflit aurait pu en rester là, poussé à la fois par l’esprit de revanche et par l’échec des négociations internationales (à l’image de la proposition de l’Arabie saoudite et du Koweït de verser à l’Iran des dommages de guerre en échange de la fin des hostilités), Khomeini décide de relancer la guerre en juillet 1981 en envahissant à son tour l’Irak. La deuxième phase de la lutte fratricide commence. Elle durera six années supplémentaires.
La prolongation des hostilités voit une radicalisation des opérations sans aucun gain notable sur le terrain. Chaque camp s’entête dans ses objectifs, quitte à recourir à une escalade dans les moyens utilisés
La prolongation des hostilités voit une radicalisation des opérations sans aucun gain notable sur le terrain. Chaque camp s’entête dans ses objectifs, quitte à recourir à une escalade dans les moyens utilisés. Dans l’enchaînement des violences, Saddam Hussein, soutenu par plusieurs nations occidentales, marquera les esprits en recourant à des attaques chimiques ou à des bombardements de centres urbains iraniens.
De leur côté, les Iraniens pousseront de plus en plus loin leur slogan de « la guerre, la guerre jusqu’à la victoire ! » (Djang, djang ta piruzi!), poursuivant cette violence à l’intérieur du pays, notamment par le massacre des prisonniers politiques en 1988.
L’internationalisation du conflit ajoute une nouvelle dimension aux hostilités, tant par l’implication iranienne dans la guerre civile libanaise que part la volonté irakienne d’impliquer les États-Unis dans les opérations en s’en prenant à diverses cibles américaines dans le Golfe persique, comme des plateformes pétrolières.
« La coupe de poison »
En 1988, les deux pays offrent l’image de nations épuisées par la guerre mais incapables d’y mettre fin. Enfoncés dans leur logique jusqu’au-boutiste, tant l’Iran que l’Irak, pourtant au bord de l’effondrement, s’obstinent à refuser les appels au cessez-le-feu.
Il faut le recul des forces iraniennes au printemps 1988 et la destruction, par un missile américain, d’un vol commercial d’Iran Air le 3 juillet suivant pour que Khomeini annonce accepter la résolution 598 du Conseil de sécurité de l’ONU qui impose l’arrêt des opérations. Le leader iranien se retrouve contraint de prendre « une décision aussi amère que de boire une coupe de poison » afin d’éviter l’écrasement.
La guerre, qui se termine par un match nul, laisse de profondes traces. Si le nombre exact des victimes reste encore difficile à mesurer, les chiffres disponibles oscillent entre 680 000 à 1 200 000 morts. Les deux pays sont aussi considérablement affaiblis économiquement, tant par les infrastructures détruites, dont celles stratégiques du pétrole, que par les dettes accumulées.
Au-delà des pertes humaines et matérielles, la guerre Iran-Irak peut être vue comme un conflit entre deux évolutions modernes du Moyen-Orient, comme le rapporte l’historien Abbas Amanat. D’un côté, le régime baasiste de Saddam Hussein se place alors dans l’héritage d’un panarabisme marqué par des aspirations nationales non satisfaites.
Le complexe post-colonial du baasisme le pousse à se trouver un ennemi duquel il est nécessaire de triompher afin d’assurer sa suprématie. Le « Perse », ennemi historique, devient ainsi la némésis qui permettra le triomphe de l’idéologie en place.
De l’autre côté, le nouveau régime en Iran joue la carte de la révolution islamique sans parvenir à s’affranchir de son carcan nationaliste. Cependant, à la différence du pouvoir en place à Bagdad, le conflit aura été, pour Téhéran, le moment de la consolidation du système.
En lui permettant d’éliminer ses opposants, la guerre aura aussi permis aux durs d’affirmer leur discours sur un exceptionnalisme iranien, celui d’une nation continuellement menacée par des complots extérieurs et dont le salut ne tient qu’à elle-même.
À la différence du pouvoir en place à Bagdad, le conflit aura été, pour Téhéran, le moment de la consolidation du système
De son côté, la communauté internationale aura tout le long du conflit adopté une posture ambiguë. Si plusieurs États, comme la France et les États-Unis, arment l’Irak, il n’en reste pas moins que l’idée de voir un des deux belligérants rompre l’équilibre régional les inquiète.
Ainsi, les États-Unis, dans le cadre d’autres objectifs internationaux, n’hésiteront pas à faire parvenir des armes à l’Iran, via l’affaire Iran-Contra (ou Irangate), dont les responsabilités nettes ne seront que difficilement identifiées.
Israël également, de son côté, bien qu’étant opposé au nouveau pouvoir iranien, n’hésitera pas à détruire le centre nucléaire irakien d’Osirak, en juin 1981.
Quelles mémoires du conflit ?
Quarante ans plus tard, qu’en reste-t-il ? Le souvenir du conflit fait l’objet de deux traitements différents auprès des protagonistes.
Pour l’Iran, la guerre est le moment charnière pour l’établissement de la République islamique. Une nouvelle terminologie politique s’impose, à partir de l’histoire d’une « guerre imposée » (djang-e tamilli) qui a nécessité une « défense sacrée » (defahe-moghaddas) d’où en sont ressortis à la fois des martyrs (shahid) et une fusion entre le religieux et la nation, la patrie « tant plus chère que nos vies » (vatan-e aziztar az jân).
La construction, dans le nord de Téhéran, d’un imposant musée prolonge ce discours, dont l’objectif est de rester vivace auprès d’une population jeune qui n’a pas connu ce conflit. Le martyrologe est encore important, comme en témoignent les célébrations officielles qui continuent à s’organiser au retour des dépouilles des soldats, dont certaines sont encore retrouvées près de 40 ans après.
En Irak, le souvenir de la guerre est dépassé par le cycle des conflits, qui s’étend jusqu’en 2003 voire au-delà. Dans un premier temps, le discours porté par Saddam Hussein est triomphaliste, insistant sur la victoire irakienne dans ce que le régime considère comme la « mère des batailles » (oum al-maarik).
Le leader irakien cherche à profiter du moment pour se poser tel un nouveau Saladin pesant sur le devenir régional. Diverses constructions sont destinées à matérialiser ce récit. L’Arche de la victoire (qaws al-nasr) érigée à Bagdad à la fin des années 80 insiste sur l’écrasement des Iraniens, monument par ailleurs construit sur le site d’une ancienne bataille ayant vu la victoire des sunnites sur les chiites en 636.
L’idée reste bien celle de la prolongation de la conquête islamique (al-Fatah) dont le Baas et son leader sont les héritiers. D’autres constructions complètent le culte du souvenir à l’image du monument des Martyrs (nusb al-Shahid), également à Bagdad.
Mais cette mémoire durera peu. Poussé par ses ambitions, Saddam Hussein envahira deux ans plus tard le Koweït, entraînant l’Irak dans une nouveau cycle de violences dont le pays traîne encore aujourd’hui l’héritage.
Le 4 août dernier, au sein du Musée de la défense sacrée, divers officiels des Pasdaran se sont réunis pour inaugurer l’aile consacrée à Qasem Soleimani, tué à Bagdad en janvier dernier par les États-Unis. Les nouvelles installations mettent en avant la prolongation de la lutte incarnée par l’ancien chef de la force al-Qods des Gardiens de la révolution, dans la droite ligne de la défense sacrée des années 80.
Le référentiel à la guerre avec l’Irak reste donc encore fortement présent dans la rhétorique du pouvoir iranien. Comprendre, dès lors, une partie de la posture de la République islamique à l’heure actuelle ne peut se réaliser sans passer par la compréhension de ce conflit.
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