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Le corridor iranien et la révolte des chiites d’Irak : le grand jeu au Levant

La réouverture de la frontière irako-syrienne est sans conteste un succès géopolitique iranien. Mais il est terni par les manifestations dans les villes chiites irakiennes. Y a-t-il un lien entre ces deux événements ?
Des militaires se tiennent près du poste frontière reliant les villes de Boukamal, en Syrie, et al-Qaïm, en Irak, lors de sa réouverture, le 30 septembre 2019 (AFP)
Par Paul Khalifeh à BEYROUTH, Liban

​​​​​L’annonce de la réouverture, le 30 septembre, du point de passage frontalier reliant la ville d’al-Qaïm, en Irak, à celle de Boukamal, en Syrie, est le dernier épisode d’une longue confrontation qui a duré près de trois ans entre l’Iran et ses alliés d’un côté, les États-Unis et leurs amis de l’autre.

La remise en service de ce poste-frontière, annoncée en grande pompe en présence de journalistes de médias internationaux, rétablit la continuité géographique entre l’Iran et le Liban, en passant par l’Irak et la Syrie. Une continuité qui avait été rompue en 2014 après la proclamation du « califat » par le groupe État islamique (EI), sur un vaste territoire à cheval entre les deux pays.

La rupture de cette continuité géographique a constitué un revers de taille pour l’Iran et ses alliés, qui ont vu leurs principales voies de ravitaillement et leurs routes commerciales fragmentées, voire complètement coupées.

Entre 2014 et 2019, le seul moyen pour faire parvenir armes et équipements militaires iraniens à l’armée syrienne et au Hezbollah libanais était via l’aéroport de Damas ou les ports de la côté syrienne. Cela réduisait considérablement l’efficacité et la rapidité de l’approvisionnement.

Le rétablissement de la voie terrestre entre l’Iran et le Liban via l’Irak et la Syrie était donc une priorité géopolitique car « il concrétise un des dogmes idéologiques de Téhéran : la lutte contre Israël », explique le géographe français Fabrice Balanche dans une étude. Il y affirme que « l’axe iranien, appelé aussi le croissant chiite, est l’objectif majeur de l’Iran au Levant et probablement au Moyen-Orient ».

La course vers la frontière syro-irakienne

Les faits sur le terrain lui donnent raison. Les alliés de l’Iran en Irak et en Syrie, directement soutenus par les Gardiens de la révolution iranienne, ont concentré leurs efforts pour atteindre la frontière entre les deux pays, lors de la confrontation avec l’EI.

« La réouverture d’al-Qaïm-Boukamal est le début d’un changement stratégique dans la politique irakienne, qui se rapproche davantage de l’Iran »

- Talal Atrissi, professeur de sociologie et chercheur libanais

Côté irakien, les milices chiites du Hachd al-Chaabi (Unités de mobilisation populaires) ont jeté toutes leurs forces dans la bataille, parvenant à prendre toute la province d’al-Anbar et poussant leur avancée à travers le désert jusqu’à la frontière.

Côté syrien, les troupes gouvernementales, soutenues par les Gardiens de la révolution et le Hezbollah, ont progressé vers l’est, à travers le désert de la Badia. La jonction entre les alliés s’est produite en juin 2017, au niveau de Boukamal, à l’extrême sud-est de la province orientale de Deir ez-Zor.

« Il est clair qu’un axe iranien prévaut au Levant », écrit Fabrice Balanche dès septembre 2018. « La force de cet axe géopolitique est consolidée par la continuité géographique entre Téhéran et Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas. »

Des combattants des Hachd al-Chaabi font le signe de la victoire dans la région de Tall Afar, le 20 novembre 2016, dans le cadre de la bataille contre l’EI en Irak (AFP)
Des combattants des Hachd al-Chaabi font le signe de la victoire dans la région de Tall Afar, le 20 novembre 2016, dans le cadre de la bataille contre l’EI en Irak (AFP)

Conscient des enjeux, les États-Unis et leurs alliés tentent par tous les moyens d’empêcher la concrétisation de ce gain stratégique, lequel compromet considérablement les efforts de Washington, qui est engagé dans une vaste entreprise visant à contrer l’influence de l’Iran au Moyen-Orient.

Lors d’une audition devant la Commission des Affaires étrangères du Sénat, en mars 2017, Martin Indyk, qui dirigeait à l’époque le think tank américain Brookings Institution, propose une « stratégie globale » en six points pour contrer l’influence grandissante de la République islamique dans les pays de la région. Cette stratégie inclut le contrôle de la bourgade d’al-Tanaf, au carrefour des frontières syro-jordano-irakiennes, considérée comme la porte vers le sud de l’Irak et, par conséquent, vers l’Iran.

En juin 2017, l’armée syrienne et ses alliés, toujours sur leur lancée, sont stoppés par des raids américains. Plusieurs dizaines de soldats sont tués. Le message est clair : al-Tanaf est une ligne rouge.

Les troupes américaines installent une importante base dans cette région désertique, ainsi qu’un camp de réfugiés syriens (Rukban) où sont recrutés et entraînés des combattants. Officiellement, leur mission est de lutter contre l’EI. En réalité, ils servent davantage de barrage, empêchant l’avancée de l’armée syrienne et de ses alliés vers la frontière avec l’Irak.

De mystérieux raids en Syrie et en Irak

L’installation de la base américaine a poussé les Iraniens à modifier leurs plans. Au lieu d’al-Tanaf, ils ont envisagé de rétablir la continuité territoriale à travers Boukamal, bien que le trajet Téhéran-Damas passant par ce point soit plus long et moins sûr.

« Le projet américain dans la région consiste à séparer l’Irak de son environnement régional naturel et d’empêcher qu’il se rapproche de la Syrie et de l’Iran. Le but ultime est de morceler les pays de la région »

- Talal Atrissi

Les Gardiens de la révolution, le Hezbollah, les Fatimides (une milice chiite afghane) et d’autres combattants pro-iraniens venant d’Irak et d’autres pays s’installent en force dans la ville de Boukamal et les localités environnantes. La région devient, au fil des mois, une zone d’influence iranienne où même l’armée syrienne n’a pas son mot à dire.

Les préparatifs logistiques pour la sécurisation du « corridor iranien » vont bon train mais sont étroitement surveillés par les Américains et leurs alliés. Pour tenter d’empêcher ou de retarder la réouverture du point de passage, des avions, probablement israéliens, ont mené une série de raids, l’été dernier, contre des positions des troupes iraniennes et de leurs alliés, dans la région de Boukamal. Les bombardements les plus meurtriers se sont produits dans la nuit du 8 au 9 septembre et auraient fait dix-huit morts.

En parallèle, de mystérieux avions ont attaqué les milices chiites pro-iraniennes en Irak à plusieurs reprises, en juillet et en août.

Malgré ces tentatives d’intimidation, le passage al-Qaïm-Boukamal est finalement ouvert le 30 septembre. Cet événement est considéré par les analystes comme un basculement de l’Irak vers l’« axe de la résistance » dirigé par l’Iran.

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« La réouverture de ce poste frontière renforce les relations commerciales, économiques et sociales entre l’Irak et la Syrie », explique à Middle East Eye Talal Atrissi, professeur de sociologie et chercheur libanais. « Cette décision est en contradiction avec le souhait des États-Unis qui exigent que Bagdad prenne ses distances avec les politiques iraniennes et avec la Syrie. »

Cette opinion est partagée par Abbas Moussaoui, ancien vice-Premier ministre irakien, rencontré par MEE lors d’un passage à Beyrouth. « Washington tolérait le partage d’influence avec l’Iran en Irak », dit-il. « Mais il n’admet pas que Téhéran prenne le dessus. Le refus de l’Irak de participer à l’embargo multiforme contre la République islamique a provoqué la colère des dirigeants américains. Ils en ont perdu la raison ».

« Le projet américain dans la région consiste à séparer l’Irak de son environnement régional naturel et d’empêcher qu’il se rapproche de la Syrie et de l’Iran. Le but ultime est de morceler les pays de la région », soutient pour sa part Talal Atrissi. « La réouverture de la frontière syro-irakienne, qui marque le retour de l’Iran au Liban, donc aux rives de la Méditerranée, compromet les plans américains. »

« La réouverture d’al-Qaïm-Boukamal est le début d’un changement stratégique dans la politique irakienne, qui se rapproche davantage de l’Iran », poursuit le chercheur libanais.

Demandes légitimes, manifestations instrumentalisées ?

Dans ce contexte, de nombreux experts jugent que les manifestations qui ont secoué les villes chiites irakiennes ces dix derniers jours ont été instrumentalisées par les États-Unis. Il s’agirait d’une riposte au repositionnement stratégique opéré par le Premier ministre irakien, Adel Abdel-Mehdi.

La répression des manifestations qui ont secoué les villes chiites irakiennes depuis le début du mois ont fait plus d’une centaine de morts (AFP)
La répression des manifestations qui ont secoué les villes chiites irakiennes depuis le début du mois ont fait plus d’une centaine de morts (AFP)

Hassan al-Hassan, ancien député de la Coalition de l’État de droit, de l’ex-Premier ministre irakien Nouri al-Maliki, voit un vaste complot dans ces manifestations, réprimées dans le sang (110 morts).

« Washington n’admet pas que Téhéran prenne le dessus. Le refus de l’Irak de participer à l’embargo multiforme contre la République islamique a provoqué la colère des dirigeants américains. Ils en ont perdu la raison »

- Abbas Moussaoui, ancien vice-Premier ministre irakien

« Les Américains veulent faire payer à Adel Abdel-Mehdi trois décisions qu’il a prises », explique l’homme politique à MEE.

« D’abord, la réouverture de la frontière irako-syrienne, qui marque un changement important dans la politique irakienne. Ensuite, la visite du Premier ministre en Chine, où il a conclu un accord pétrole contre reconstruction portant sur plusieurs dizaines de milliards de dollars. Enfin, son refus de dissoudre le Hachd al-Chaabi, comme l’exigeaient les États-Unis. »

Talal Atrissi est plus nuancé. Tout en estimant que les manifestants irakiens ont des demandes légitimes, portant sur la lutte contre la corruption, l’emploi, la reconstruction des infrastructures, il se dit convaincu que les Américains ne sont pas satisfaits de la politique d’Adel Abdel-Mehdi, notamment sa décision d’autoriser la réouverture de la frontière avec la Syrie. « C’est un basculement stratégique qui déplait fortement à Washington », soutient-il.

Le rétablissement du corridor terrestre iranien constitue un succès géopolitique incontestable. Mais cette voie, aussi importante soit-elle, traverse un État fragile et instable, l’Irak, un pays dévasté, la Syrie, et débouche sur le Liban, en proie à une crise socio-économique sans précédent.

L’influence de l’Iran s’exerce sur une région en ruines, d’où Donald Trump, qualifiant les guerres qui y font rage d’« interminables et absurdes », a décidé de se retirer.

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