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« Nous continuerons à manifester » : des dizaines de morts et des centaines de blessés en Irak

Tandis que le bilan s’alourdit, une protestataire raconte à MEE comment deux de ses camarades activistes ont été tués après avoir participé aux manifestations
Manifestants irakiens devant les forces de sécurité à Bassorah (Irak) mercredi (AFP)
Par Azhar Al-Rubaie à BASSORAH, Irak

Des dizaines de personnes ont été tuées et des centaines blessées en Irak jusqu’à présent au cours de violentes manifestations qui dégénèrent jour après jour, gagnant les villes du sud du pays depuis qu’elles ont éclaté dans la capitale mardi.

La police a ouvert le feu sur les manifestants dans le centre de Bagdad ce vendredi tandis que des centaines de personnes s’étaient rassemblées pour manifester contre le gouvernement, abattant et blessant grièvement au moins une personne.

Des tireurs d’élite de la police avaient pris position sur les toits et ont tiré de manière ciblée sur les manifestants tandis qu’ils se rassemblaient, atteignant l’un d’eux au niveau du cou.

Alimentés par la colère populaire concernant les mauvaises conditions de vie et la corruption, ces troubles sont le premier défi majeur pour le Premier ministre Abdel-Mehdi, entré en fonction l’année dernière avec le soutien des partis chiites qui dominent l’Irak depuis la chute de Saddam Hussein.

Des centaines de manifestants ont défié le couvre-feu jeudi et se sont retrouvés face à l’armée et aux forces spéciales déployées autour des places et des rues.

Des couvre-feux ont été instaurés dans plusieurs villes notamment à Nassiriya, Amara et Hilla.

« Hussein a pris trois balles dans la tête »

À Bassorah, l’activiste Hind al-Samer a raconté à Middle East Eye que deux de ses amis proches, Hussein Adil et sa femme Sara, avaient été tués après avoir pris part aux manifestations dans cette ville du sud du pays.

« Jeudi matin, deux voitures – une Salvador et un pick-up occupés par six hommes masqués vêtus de noir – se sont arrêtées devant la maison de Hussein », rapporte Hind al-Samer.

Traduction : « Des images des manifestants révèlent que les jeunes hommes sont encore plus en colère après ce discours, plus réfractaires, confus au plus haut point et dévastés par la répression brutale. 

« “Quelle est la suite ?” est la question prépondérante. Je ne pense pas que quiconque parmi les manifestants le sache. Tout ce qu’ils savent, c’est que ce qu’ils ont est brisé. »

« Deux d’entre eux sont entrés de force dans la maison pendant que les autres attendaient dehors. »

« Hussein et sa femme étaient des activistes, ils ne faisaient que protester contre la corruption, sauver les manifestants et leur fournir une aide médicale. »

Hind al-Samer a précisé que l’identité des meurtriers était inconnue.

« Mais personnellement, je pense qu’il s’agissait de miliciens soutenus par l’Iran car l’Iran a le pouvoir et a joué un rôle essentiel dans le meurtre de dizaines de manifestants lors des manifestations de l’été dernier », ajoute-t-elle.

Des manifestations secouent l'Irak depuis mardi (Ahmad Al-Rubaye/AFP)
Des manifestations secouent l'Irak depuis mardi (Ahmad Al-Rubaye/AFP)

Selon l’activiste, les meurtriers de Hussein et Sara les ont poursuivis, elle et d’autres, pendant qu’ils emmenaient les blessés à l’hôpital.

« Ils nous ont chassés de l’hôpital et ont empêché quiconque d’entrer pour voir les corps. Hussein avait pris trois balles dans la tête et sa femme une », poursuit-elle.

« À chaque manifestation, nous manifestions ensemble, ils étaient des jeunes très pacifiques, ils avaient bon cœur.

« Hussein et sa femme avaient été menacés en raison de leur participation aux manifestations de l’année dernière et ils avaient fui en Turquie ; mais ils étaient revenus en Irak cette année et maintenant, nous les avons perdus, cela nous désole. »

« On sent une influence iranienne »

Ce vendredi, l’agence de presse Reuters a évalué le bilan des victimes à travers l’Irak depuis le début des manifestations mardi à 44 morts, tandis que l’Agence France-Presse (AFP) l’évalue à 37 morts. 

Des centaines de personnes ont été blessées lorsque les forces de sécurité ont ouvert le feu pour disperser la foule et, dans certaines régions, des manifestants ont riposté.

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Mahmoud Rakan, un manifestant de Bagdad, a rapporté à MEE que « les corps des manifestants avaient ensanglanté les rues ».

« Le nombre de morts et de blessés annoncé par le ministre de la Santé ne reflète pas la réalité, il est bien plus élevé », affirme-t-il.

« Je proteste contre la mauvaise gouvernance et j’exige qu’on nous rende les droits dont on a été privés, mais les forces de sécurité nous traitent comme si nous étions des ennemis, et non le peuple de ce pays. »

Laith al-Majed, un autre manifestant vivant à Bagdad, a accusé l’Iran d’intervenir dans les manifestations et d’attaquer les manifestants pacifiques.

« On sent une influence iranienne dans la manifestation de [la place] Tahrir de Bagdad », a confié Majed à MEE.

« J’ai vu de nombreuses personnes vêtues de noir ouvrir le feu dans notre direction, je les ai entendues parler persan. Les grenades lacrymogènes utilisées portent l’inscription “made in Iran” sur le dessous. 

« Malgré la coupure d’Internet et le couvre-feu imposé par le gouvernement, nous continuerons à manifester. »

« Nous ne vivons pas dans des tours d’ivoire »

La production de pétrole en Irak atteint des niveaux record, procurant des revenus exceptionnels à Bagdad.

Toutefois, après des décennies de guerre et de sanctions, les infrastructures du pays sont toujours délabrées, les villes sont en ruines et les emplois rares pour une population de 40 millions d’habitants.

Les manifestants affirment que les fonds sont détournés par les partis politiques qui contrôlent fermement le pouvoir à Bagdad.

Le Premier ministre irakien Adel Abdel-Mehdi (Reuters)
Le Premier ministre irakien Adel Abdel-Mehdi (Reuters)

Adel Abdel-Mehdi a reconnu le mécontentement du public dans un message télévisé dans la nuit, insistant sur le fait que les politiciens étaient conscients de la souffrance des masses : « Nous ne vivons pas dans des tours d’ivoire, nous marchons parmi vous dans les rues de Bagdad », a-t-il déclaré.

Il a appelé au calme et demandé le soutien des députés afin de redistribuer les postes gouvernementaux loin de l’influence des grands partis et groupes. 

« Le sang des Irakiens ne signifie rien pour lui »

Abdel-Medhi a déclaré que le gouvernement discuterait d’un revenu de base pour les familles pauvres, mais qu’il n’existait aucune « solution miracle » pour réparer le pays.

Mustafa Nabeel, un habitant de Bassorah âgé de 29 ans, a déclaré à MEE : « Il n’y a que les idiots pour croire au discours d’Abdel-Medhi, aujourd’hui il nous promet des emplois et un revenu pour les familles aux faibles revenus, mais je sais que c’est un mensonge destiné à calmer la colère du peuple.

« Tuer des dizaines de manifestants et en blesser des milliers, c’est la preuve que Adel Abdel-Medhi est un criminel de guerre »

- Haider Laith, un habitant de Bassorah

« On connait ce petit jeu, c’est pourquoi nous continuerons à manifester jusqu’à ce que nos exigences soient satisfaites concrètement. »

Un avis partagé par Muna Majeed, une habitante de Kerbala âgée de 37 ans : « Si Adel Abdel-Medhi reste au pouvoir, cela signifie une plus grande ingérence iranienne en Irak, c’est pourquoi nous souhaitons un changement radical à la racine du pouvoir. »

« Je demande à Abdel-Medhi de remettre sa démission et de confier le pouvoir à quelqu’un d’autre, qui n’a pas de liens avec d’autres pays, et qui travaillera pour l’Irak », a-t-elle déclaré à MEE.

Haider Laith, un habitant de Bassorah, a pour sa part affirmé : « Tuer des dizaines de manifestants et en blesser des milliers, c’est la preuve que Adel Abdel-Medhi est un criminel de guerre, qu’il a ordonné aux forces de sécurité de le faire et que le sang des Irakiens ne signifie rien pour lui. »

Un dignitaire religieux critique les dirigeants irakiens

Vendredi, le grand ayatollah Ali al-Sistani, un chef religieux chiite irakien, a exhorté les forces de sécurité et les manifestants à ne pas recourir à la violence, et a critiqué les dirigeants irakiens pour leur incapacité à éradiquer la corruption, accusant notamment les députés.

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« Il est regrettable qu’il y ait eu tant de morts, de victimes et de destructions » après plusieurs jours d’affrontements entre les manifestants antigouvernementaux et les forces de sécurité », a déploré Ali al-Sistani dans une lettre lue par son représentant Ahmed al-Safi pendant un sermon dans la ville sainte de Kerbala.

« Le gouvernement et les partis politiques n’ont pas répondu aux demandes de la population de lutter contre la corruption ou de réaliser quoi que ce soit sur le terrain », a-t-il affirmé. 

« Les députés portent la plus grande responsabilité dans ce qui se passe. »

Le ministère des Affaires étrangères du Qatar a conseillé vendredi à ses citoyens de ne pas se rendre en Irak et a exhorté ceux qui s’y trouvaient déjà à partir immédiatement, compte tenu des troubles actuels. 

Bahreïn avait lancé un avertissement similaire jeudi.

Reuters et l’AFP ont contribué à l’élaboration de cet article.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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