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Que cela plaise ou non, l’Iran restera l’acteur le plus influent en Irak

Quiconque croit qu’il est possible d’affecter de l’extérieur la relation complexe entre chiites iraniens et irakiens vit dans un monde fantasmé

Les répercutions des élections irakiennes du 12 mai ont confirmé combien la politique irakienne traversait une période troublée. 

Les sondages ont certes reflété le désir de changement politique des Irakiens, mais les réalités désastreuses de la politique en Irak ont présenté leur lot habituel d’obstacles à la concrétisation de ce choix. Le 3 juillet, a commencé un nouveau dépouillement, manuel cette fois-ci, des bulletins de vote, tandis que se perpétraient ça et là des actes de sabotage des urnes et du processus électoral tout entier.

Un grand incendie s’est déclaré dans un entrepôt de stockage des bulletins de vote à Bagdad, le 10 juin (MEE/Sebastian Castelier)

Un rapprochement entre les principales factions parlementaires ne semble pas encore imminent, mais la vague de protestations contre la calamiteuse gouvernance du sud de l’Irak jouera, entre autres facteurs, un rôle particulier dans les manœuvres politiques irakiennes habituelles.

Pendant la phase postélectorale de l’Irak, deux points méritent une attention particulière : la lutte pour le pouvoir en interne entre les différents courants politiques d’une part, et de l’autre le dénouement de cette lutte dans le cadre de la géopolitique du Moyen-Orient – principalement la confrontation entre les États-Unis et leurs alliés du Conseil de coopération du Golfe (CCG) d’un côté, et de l’autre l’Iran et l’« axe de la résistance ».  

Dans la phase postélectorale de l’Irak, deux volets méritent une attention particulière : la lutte pour le pouvoir en interne entre les différents partis politiques et l’issue de cette lutte dans le cadre de la géopolitique moyen-orientale

Quant aux luttes politiques intestines, le résultat des élections garantit qu’aucune alliance politique ne peut prétendre à une victoire écrasante. Par conséquent, le seul moyen de procurer une certaine gouvernance au pays, c’est de mettre en place un gouvernement de coalition réunissant quelques-uns des principaux partis.

En Irak, comme dans beaucoup d’autres pays, le décompte des voix ne suffit pas pour désigner le vainqueur d’une élection. Deux autres ingrédients sont indispensables : les voix doivent être à la fois pondérées et interprétées. C’est un processus qui risque de prendre des mois.

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Le recomptage pourrait prolonger cette incertitude. Les partis politiques islamistes chiites, abstraction faite de leurs divisions internes, ont augmenté le nombre de leurs sièges, et ils continueront de représenter la principale force motrice politique du pays. Les chiites séculiers apparaissent comme quantité négligeable. Quant à l’establishment sunnite, il s’est effondré.

L’actionnaire politique le plus important semble maintenant être Moqtada al-Sadr, qui a remplacé – dans ce rôle – son ennemi juré, l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki. Pendant ce temps, le Premier ministre sortant, Haïder al-Abadi, a obtenu un score décevant, qui a obéré ses chances de conserver son poste actuel.

Le Moyen-Orient : un champ de bataille

Au bout du compte, si les expériences sont porteuses d’enseignements, nous risquons d’attendre la fin de l’année pour voir se former un nouveau gouvernement à Bagdad. Toutefois, si l’on prend en compte les troubles qui se propagent dans le pays, un tel retard serait impardonnable et pourrait déborder inopinément l'élite dirigeante actuelle.

Côté géopolitique au Moyen-Orient, l’Irak a longtemps été, sur les théâtres syrien, yéménite et libanais, l’un des champs de bataille et d’affrontement entre les États-Unis et le couple CCG-Iran.

Les dernières contestations en Irak, émaillées de violences meurtrières, mettent en lumière la détresse sociale d'une grande part de la population dans un pays émergeant d'une quinzaine d'années de conflits ininterrompus (AFP)

Au vu des récents développements politiques au Liban, du déroulement de la campagne militaire en Syrie et de l’impasse sanglante au Yémen, tout résultat politique en Irak qui serait perçu comme favorable aux intérêts de Téhéran pourrait accroître les inquiétudes de certaines capitales du CCG et à Washington.

Bien entendu, la confirmation des partis islamistes chiites dans le rôle de principales forces politiques en Irak accroît ces préoccupations.

Malgré ses lacunes, le processus politique irakien reste l’un des plus démocratiques comparé à celui de ses voisins

Depuis 2003, à l’exception des grands entrepreneurs américains et britanniques qui fournissent des services de sécurité et d’approvisionnement, les investissements américains et occidentaux dans le nouvel Irak n’ont pas été politiquement rémunérateurs. Le pays n’a pas réussi à se muer en phare de la transition démocratique dans la région, ce qui enclencherait un processus de changement similaire dans l’Iran voisin, comme le prêchaient en leur temps les idéologues néoconservateurs.

Complexité de l’influence iranienne

Néanmoins, et malgré ses lacunes, le processus politique irakien reste l’un des plus démocratiques comparé à celui de ses voisins. Malheureusement, comme l’enseigne l’histoire, au Moyen-Orient, « plus démocratique » ne signifie pas nécessairement « pro-occidental », c'est souvent même le contraire qui se produit.

Il serait prématuré et par trop simpliste de conclure que les dernières élections irakiennes témoignent d’une préférence pour un lien fort avec l’Iran, mais si cela devait être le cas, ce verdict devra être respecté.

L’actionnaire politique le plus important semble maintenant être Moqtada al-Sadr, qui a remplacé – dans ce rôle – son ennemi juré, l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki (AFP)

L’alternative consisterait à revenir au traditionnel engagement occidental en faveur de la démocratisation du Moyen-Orient, qui est un engagement à la carte : en d'autres termes, les gens devraient avoir le droit de vote mais à condition qu’ils en fassent un usage approprié.

La question de l’influence iranienne en Irak est plutôt complexe et nuancée pour tout analyste, en particulier pour ceux qui raffolent de récits irréalistes qui relèvent davantage de la sorcellerie. Il y a quinze ans, les néoconservateurs les plus talentueux, eux qui avaient concocté la guerre en Irak, ont fait un pari audacieux : donner aux chiites irakiens les moyens de faire reculer l’influence perçue de l’Iran dans la région.

Assurément, de nombreux chiites irakiens ne sont pas les valets des iraniens. Ils ne sont pas pour autant prêts à se joindre à une croisade contre l’Iran

Libérés de l’oppression de Saddam Hussein, et forts de leur mainmise sur le pays suite aux premières élections libres, les chiites irakiens et la Marjaya (école théologique) de Nadjaf ont été envisagés comme alternative possible au Velayath-e faqih révolutionnaire (gouvernement du docte) théorisé par l’ayatollah Khomeini.

Certains ont parié que le nationalisme arabe des chiites irakiens et la perspective théologique quiétiste émanant de Nadjaf pourraient servir à contrecarrer le vent révolutionnaire qui souffle de Téhéran et à contenir l’expansion iranienne dans la région. 

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Jusqu’à présent, l’évolution de la politique irakienne a montré qu’un tel pari, bien qu’intrigant, ne se concrétise pas. Assurément, de nombreux chiites irakiens ne sont pas les valets des Iranien. Ils ne sont pas pour autant prêts à se joindre à une croisade contre l’Iran. Toute tentative de leur forcer la main, en les enfermant dans un choix binaire entre Iran et Occident, est vouée à l'échec.

De nombreux chiites irakiens préfèreraient probablement rester neutres dans cet affrontement. Néanmoins, la longue frontière avec l’Iran reste une dure réalité et ce sera un argument beaucoup plus convaincant que toute persuasion ou pression morale occidentales.

Des liens si profonds et si étendus

Quiconque croit qu’il est possible d’affecter – de l’extérieur – la relation complexe entre chiites iraniens et irakiens vit dans un monde fantasmé.

Chaque année, pendant les pèlerinages chiites annuels aux sanctuaires de Nadjaf, Kerbala et Samarra, des millions d’Iraniens traversent la frontière irakienne, en nombre deux ou trois fois plus élevé que pendant le pèlerinage traditionnel du hadj à La Mecque. Ils sont spontanément nourris et logés gratuitement par les familles chiites irakiennes les plus pauvres.

Les forces chiites de mobilisation populaire exultent à la périphérie de Kirkouk (Reuters)

Avec des liens si profonds et si étendus, et en si grand nombre, comment peut-on être assez naïf pour envisager la possibilité de compromettre cette relation ou même de la rompre ? Nadjaf et Qom ont des points de vue théologiques différents, mais croire qu’on pourrait les instrumentaliser pour promouvoir un programme politique anti-iranien en Irak est tout simplement grotesque.

Depuis des siècles, chiites perses et arabes se côtoient le long du Croissant fertile, dans le respect de leurs règles, pratiques et traditions. Ils continueront longtemps ainsi, et tant pis pour les spéculations de je ne sais quel guerrier ou stratège de salon, assis dans le confort d’une chancellerie ou d’un groupe de réflexion en Occident.

Depuis des siècles, chiites perses et arabes se côtoient le long du Croissant fertile, dans le respect de leurs règles, pratiques et traditions. Ils continueront longtemps ainsi

Indépendamment de toute entente politique entre les partis politiques irakiens et de toute conséquence sur la gouvernance irakienne, que cela plaise ou non, l’Iran continuera d’être l’acteur étranger le plus influent en Irak. Le leadership composite de Téhéran accompagnera le mouvement et s’adaptera patiemment à tout règlement politique irakien – Bagdad fera de même, mais en tirant dans l’autre sens.

Cela se fera selon une dynamique très lente et nuancée, totalement incompréhensible et impénétrable pour tout acteur politique ou apprenti sorcier en Occident, et sans égard au calendrier et à l’agenda politique occidental. 

- Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et aux Nations unies. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président iranien Hassan Rohani (à droite) rencontre le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi lors d'une cérémonie de bienvenue au palais présidentiel dans la capitale Téhéran, le 26 octobre 2017 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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