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Législatives en Irak : la jeunesse de Mossoul veut renverser l’ordre établi

Dans la ville de Mossoul, défigurée par le règne de Daech, de jeunes Irakiens veulent imposer leurs idéaux à la faveur des élections législatives de ce samedi 12 mai. Une génération motivée pour bouleverser un paysage politique sclérosé
Isra al-Sultan, 34 ans, militante des droits de l'homme et activiste politique à Mossoul (MEE)

MOSSOUL – C’est au Book café, qui a ouvert en décembre à proximité de l’Université de Mossoul, que Naram Muhamad organise des réunions avec son groupe civique. Ce lieu d’échanges politiques et culturels, fréquenté par de nombreux peintres et musiciens, propose également des conférences, comme celle récemment organisée par le département de sciences politiques de l’université sur les meilleures stratégies pour se lancer en politique.

Parmi les participants, de nombreuses jeunes femmes, comme Naram, Isra, Rana… En rupture avec un Irak conservateur, ces jeunes Irakiennes œuvrent à redonner un statut sociétal et politique à la femme dans une ville en sortie de guerre et dans un pays qui a vu les mouvements féministes ne cesser de péricliter depuis les années 1970, jusqu’à la légifération de conditions dégradantes pour la femme durant la période de débaasification, telle la Constitution de 2005 qui a supprimé des lois garantissant les droits des femmes. 

Après avoir troqué une tenue imposée pour de nouveaux vêtements choisis et apprêtés, aujourd’hui, c’est leur parole et leurs idées que ces figures féminines émergeantes libèrent et affirment.

De jeunes Irakiennes participent à un rassemblement de campagne de la candidate Isra al-Sultan en amont des législatives (MEE/Inès Daïf)

À 24 ans, Naram étudie l’informatique à l’université. Elle assume pleinement son activisme depuis l’éviction de Daech. « Avant, j’agissais anonymement. On se voyait secrètement avec deux amis. On s’était rencontrés lors d’une activité organisée par le ministère de l'Éducation en 2013 », témoigne-t-elle. 

Durant cette période, elle écrit avec ses compagnons pour Amnesty International ou Human Rights Watch sur la problématique du non-respect des droits de l’homme et sur les abus des forces de sécurité dans le pays.

« Je ne veux plus voir ces visages habituels au pouvoir. J’irai voter pour faire bouger les choses »

- Naram, étudiante et activiste de Mossoul

« Pour sauver ma peau, j’ai arrêté d’écrire sous Daech », confie-t-elle. Parmi les trois, elle seule a survécu. L’un a disparu et l’autre a été condamné à la peine de mort sous Daech.

« Pour l’instant, je reste activiste civique. J’ai créé, depuis la libération, un groupe de parole ; nous sommes une vingtaine. On fait de l’observation politique. »

Si, actuellement, elle ne souhaite pas lancer son propre mouvement politique, elle milite pour que la jeunesse prenne le pouvoir. « Je ne veux plus voir ces visages habituels au pouvoir. J’irai voter pour faire bouger les choses », affirme-t-elle.

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Combattre l’abstentionnisme, Isra al-Sultan, 34 ans, en a fait l'un de ses chevaux de bataille durant sa campagne pour les élections parlementaires du 12 mai. Pour sensibiliser contre ce qu’elle décrit comme « un fléau », elle organise des pièces de théâtre dans les parcs mossouliotes.

Cette « activiste sociétale », ainsi qu'elle se présente, se mobilise pour sa ville depuis janvier 2018 : « J’organise des débats dans les jardins publics, je tracte au plus près de mes concitoyens et je visite des camps de réfugiés pour aider leurs habitants à voter malgré des conditions d’accès aux bureaux de vote limitées. » 

« J’ai vécu l’enfer, alors je n’ai plus peur, maintenant j’ose me lancer et j’espère un jour voir un leadership dans lequel chaque femme pourra se retrouver »

- Isra al-Sultan, fondatrice du Parti du peuple réformé

Depuis 2006, les étapes de son engagement ont été modelées par les tribulations de son pays et de sa ville. Isra militera officieusement sous al-Qaïda, puis fuira l’invasion de Daech après avoir reçu des menaces, traversant le désert vers Bagdad avec sa sœur.

Elle décrit la capitale comme « plus libre, plus ouverte », ce qui lui permet enfin l’ancrage et l’officialisation de ses convictions. Elle forme alors son mouvement civique, multiethnique et areligieux, qui deviendra quelques mois plus tard, en novembre 2017, un parti politique : « le Parti du peuple réformé ». Celui-ci s'est depuis implanté dans différentes villes irakiennes, chiites comme sunnites.

« Dans notre groupe, on est centrés sur l’individu, sans distinctions religieuses ou ethniques. On veut mettre en avant la notion de citoyenneté », développe-t-elle.

Plus d'un million de personnes ont quitté Mossoul lors de sa libération de l'EI (MEE/Martyn Aim)

Isra est principalement engagée pour la défense des droits de l’Homme et, plus particulièrement, ceux des femmes. Certes, depuis 2005, la représentation des femmes sur les listes doit être de 25 %, mais combien sont-elles à être juste parachutées ? Cela donne-t-il réellement une liberté de choix aux votantes ? 

« Non, je rencontre souvent des femmes pour leur expliquer qu’il est important de voter sans être influencées par leur mari. Je lutte contre ça tout en ayant conscience que ça ne va pas changer radicalement », constate-t-elle. 

« Je rencontre souvent des femmes pour leur expliquer qu’il est important de voter sans être influencées par leur mari »

- Isra al-Sultan, fondatrice du Parti du peuple réformé

La jeune femme milite aussi pour la place des jeunes dans la société et la politique, la redéfinition de la notion de citoyenneté et la reconstruction post-Daech.

« J’aide, par exemple, à retrouver les disparus de Daech », précise-t-elle. « Être élue sera un aboutissement mais, pour l’instant, je me concentre sur la reconstruction de la ville, ce qui va prendre beaucoup de temps. Comme extraire les corps qui gisent dans les gravats de la vieille ville, par exemple. En espérant que je ne serai plus menottée. J’ai vécu l’enfer, alors je n’ai plus peur, maintenant j’ose me lancer et j’espère un jour voir un leadership dans lequel chaque femme pourra se retrouver ». 

À l’international, l'un de ses modèles est… Angela Merkel. « Je veux casser les paradigmes sociétaux qui avilissent la femme et en finir avec la place minoritaire des femmes dans le paysage politique irakien. D’ailleurs, mon programme se dessine principalement sur le droit des femmes, leur donner un rôle. Il est encore difficile d’être une femme activiste dans cette société, mais je veux atteindre mon but », insiste Isra.

Des Irakiens passent devant des affiches de campagne à Bagdad en avril (AFP)

Dans un bureau de campagne de la liste Nasr al-Iraq, tenue par le Premier ministre actuel Haïder al-Abadi, se présente Rana, 33 ans. Elle a mis en pratique sa formation médicale à l’Université de Mossoul en faisant de l’humanitaire dans différents camps, comme à Hamam al-Alil, lorsqu'elle était exilée à Erbil pendant la bataille de Mossoul

Durant ses études, Rana était activiste dans la société civique et animait des séminaires contre les violences faites aux femmes ou encore pour essayer d’éveiller une jeunesse brimée. Mais « à l’extérieur de l’université, puisqu’à l’intérieur, faire de la politique est interdit ».

Aujourd’hui, pour sa campagne, elle visite des églises proches de Mossoul ou offre des livres dans la rue à ceux qui n’y ont pas accès. « Mes axes politiques sont la femme, la jeunesse, la lutte contre le chômage et la santé », déclare-t-elle.

« La politique dans cette région se résume à un triptyque : l’autorité, la finance et l’image. Il est difficile pour les jeunes de pouvoir réunir les trois conditions »

- Fahad Ayousif, jeune activiste de Mossoul

Fahad Ayousif, jeune homme de 31 ans, se présente également sur une liste de Nasr. Il est récemment devenu chef du bureau du mouvement Ataa, qu’il a rejoint il y a quatre mois, « par stratégie », précise-t-il.

Ce diplômé de l’Université de Mossoul en sciences politiques a opté pour une liste déjà reconnue pour faire entendre sa voix. « La politique dans cette région se résume à un triptyque : l’autorité, la finance et l’image. Il est difficile pour les jeunes de pouvoir réunir les trois conditions », constate-t-il. « Donc on a d’abord créé un mouvement de jeunes avec un ami, Athik, sans les composantes que les vieux partis réunissent. Nous, ce qu’on a, c’est la visibilité médiatique ».

Plusieurs mouvements de jeunes se sont réunis en décembre lors d'un forum politique dédié à la jeunesse et ont décidé de voter pour cinq futurs représentants, dont Fahad, afin qu’ils deviennent les vecteurs des idéaux et des volontés de cette jeunesse lors des élections à venir, de façon indépendante ou alors en intégrant un parti. Au départ, ils étaient un petit groupe de volontaires nommé « la cellule jeunesse de Mossoul ». 

« Avant la libération et pendant la bataille, on a aidé l’armée, notre acte de résistance, c’était d’abord des actions d’aide, comme apporter des vivres au cœur des combats. Puis on avait un réseau de jeunes qui, à l’intérieur de Mossoul, renseignaient l’armée. On délivrait les positions de Daech », explique le jeune homme. 

Une autre de leurs activités consistait à transmettre ce que Fahad désigne comme « l’espoir de vivre », en organisant des festivals de musique ou encore des expositions photos réunissant des jeunes de tout l’Irak – et « de toutes confessions » – à l’Université de Mossoul.

« Nous avons aussi créé des ponts entre les sunnites et les chiites en organisant des voyages de jeunes Mossouliotes dans le sud de l’Irak. Et toutes les confessions et ethnies, telles que les yézidis, les Kurdes et les chrétiens, sont représentées », relève-t-il.

Son militantisme a toujours été guidé par Ali al-Waldi, un sociologue irakien des années 1960. Pour Fahad, la notion de laïcité, qu’il assimile à Atatürk (« même s’il a fait beaucoup d’erreurs »), est importante dans son engagement. Il est aussi galvanisé par l’accession au pouvoir de jeunes leaders comme Emmanuel Macron en France ou Justin Trudeau au Canada. 

« On me surnomme le nouvel Erdoğan, car je viens de la rue, mais je suis anti-Erdoğan »

- Fahad Ayousif, jeune activiste de Mossoul

L'une des références de Fahad est Ali Ajwan, qui se fait appeler « docteur Ali ». À 31 ans, ce titulaire d’un doctorat en relations internationales enseigne à l’Université Bayan d’Erbil (Kurdistan irakien), après avoir fui les troubles de sa ville natale.

« Docteur Ali » n’est d'ailleurs pas sa seule appellation. « On me surnomme le nouvel Erdoğan, car je viens de la rue, mais je suis anti-Erdoğan, c’est à cause de lui que Daech est ici et, en plus, il bombarde les Kurdes ». Le projet politique d'Ali concerne sa ville, mais il aspire un jour à entrer au gouvernement. À la différence de Fahad, Ali souhaite rester indépendant et ne pas s'affilier à un parti.

Ce jeune homme ambitieux a toujours fait de la politique, mais sans s’engager sur le terrain. Il a toutefois décidé de se lancer lorsque le gouverneur actuel de Ninive [gouvernorat dont dépend Mossoul], Naoufel Hammadi al-Soultane, a fait face à des accusations de corruption.

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Ali lutte également contre la mainmise et l’hégémonie de certains partis ainsi que contre les conflits d’influence « conduits par les puissances régionales comme l’Iran ou la Turquie, lesquelles contrôlent des partis irakiens ».

« Pour le moment, je souhaite me concentrer sur ma ville natale, Mossoul, une ville qui a souffert, pour aider à sa reconstruction. C'est pourquoi je me présente aux élections du gouvernorat dans huit mois », souligne Ali.

Il mène son activité politique dans la rue pour être à l’écoute des besoins de la population et aborder directement ses préoccupations, comme la reconstruction, les mesures de relance économique ou encore de nouvelles méthodes de gestion de la ville.

Des soldats irakiens fouillent dans les décombres et les ruines de la vieille ville de Mossoul (MEE)

« Par exemple, la ville est dans une large moitié détruite, surtout la vieille ville, où les combats ont été virulents. Il faut une reconstruction rapide et c’est ce que ne met pas en place le gouvernement. »

Ali a des idées pour y remédier : « Dans mon programme, je propose des collaborations avec des entreprises étrangères qui emploieraient des habitants de Mossoul pour la relance de l’emploi. On a besoin de la reconstruction matérielle pour que les reconstructions humaines et intellectuelles ou académiques suivent. J’ai contacté une entreprise libanaise, Hariri. J’ai analysé qu’un pont à Mossoul peut être reconstruit en un mois. Le contrat serait le suivant : si le délai est dépassé, alors la finalisation du chantier passera à la charge complète de l’entreprise. Le gouverneur, lui, a choisi un délai de huit mois, un choix stratégique pour séduire la population avant l’élection ». 

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Cette « manipulation », il essaie de la contrer en réunissant autour de lui « une jeunesse compétente » qui pourrait intégrer le Conseil du gouvernorat. Composé de 23 personnes, cet organe est chargé de l'élection du gouverneur.

« Le changement du paysage politique irakien doit passer par la jeunesse. J’ai beaucoup choqué à Mossoul et j’ai été décrié. On me reprochait de partir de rien et d’avoir une trop forte ambition », déplore-t-il.

« On a besoin de la reconstruction matérielle pour que les reconstructions humaines et intellectuelles ou académiques suivent »

- Ali, candidat aux élections

« Mais chez les jeunes, j’ai provoqué un réveil, et j’ai déjà avec moi une dizaine de personnes ayant la compétence d’aller au bout. La base d’un véritable avenir politique en Irak est la compétence, ce que beaucoup de nos représentants corrompus n’ont pas », poursuit-il.

« Une fois, j’ai fait une présentation au milieu des ruines, ça m’a rappelé une photo prise au Japon en 1944 d’un prof qui poursuivait les cours malgré un environnement détruit ».

Ali se dit laïc mais ne souhaite pas « le crier haut et fort » car « en Irak, cela n’existe pas, or la non séparation est vectrice de l’instabilité du pays ».

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