Loulouwa al-Rachid : « Pour les Irakiens, les derniers affrontements intra-chiites font resurgir les souvenirs des guerres civiles »
En Irak, l’escalade est retombée entre le Mouvement sadriste (al-Tayyar), arrivé en tête aux élections législatives anticipées d’octobre 2021, et ses adversaires du Cadre de coordination (al-Itar).
Mais le pays n’est pas pour autant sorti de la crise politique qui le paralyse depuis dix mois. L’Irak est toujours sans nouveau Premier ministre, ni nouveau gouvernement depuis les législatives d’octobre 2021, les différentes factions chites qui s’opposent n’arrivant pas à se mettre d’accord.
Un « dialogue national » a bien été mis en place – après les affrontements sanglants du 29 août qui ont fait une trentaine de morts et 600 blessés – à l’initiative du Premier ministre Moustafa al-Kazimi, afin de « surmonter les différends et dans le but de s’acheminer vers des élections législatives », indique un communiqué.
Mais aucun représentant du Mouvement sadriste n’y participe, son leader exigeant une réforme politique en profondeur, et notamment la dissolution du Parlement.
Pour la chercheuse et politologue Loulouwa al-Rachid, spécialiste de l’Irak, qui était à Bagdad lors des affrontements armés entre ces deux camps chiites qui se disputent le contrôle de l’État, la crise est structurelle : elle procède de la nature même d’un régime politique difficilement réformable.
Middle East Eye : L’Irak semble de nouveau au bord de la guerre civile. Comment expliquer la crise politique qui le secoue ?
Loulouwa al-Rachid : Il y a plusieurs clés de compréhension. La première remonte à l’invasion américaine de l’Irak en 2003 et au type de régime politique qui en a résulté. Au regard de cette séquence longue de sortie de la dictature baasiste vers une forme de pluralisme politique, l’Irak est loin d’être un régime « mature » ou stabilisé. On oublie souvent que les transitions politiques sont longues, incertaines, et rarement pacifiques.
L’Irak est certes devenu une démocratie parlementaire avec des élections périodiques plus ou moins libres et transparentes, mais le pays continue à payer les erreurs stratégiques commises par les États-Unis. D’une part, la dissolution de l’armée a eu pour corollaire la « milicisation » de la société.
Au regard de cette séquence longue de sortie de la dictature baasiste vers une forme de pluralisme politique, l’Irak est loin d’être un régime « mature » ou stabilisé. On oublie souvent que les transitions politiques sont longues, incertaines, et rarement pacifiques
D’autre part, l’imposition de facto du principe de la mouhassassa [dévolution du pouvoir selon des quotas ethniques et confessionnels mais aussi partisans] a produit une corruption endémique plutôt qu’une juste représentation des Kurdes, des sunnites et des chiites. En diluant le pouvoir, ce principe a surtout donné naissance à un régime sans tête et sans capacité d’action.
Dans le même temps, l’Irak est devenu extrêmement perméable aux ingérences extérieures et aux rivalités géopolitiques. Il ne contrôle même plus ses frontières internationales. Par exemple, des incursions turques et iraniennes ont régulièrement lieu dans le Nord pour frapper le PKK et l’opposition kurde iranienne.
La crise actuelle est le paroxysme d’un jeu à somme nulle entre acteurs politiques qui disposent de niches lucratives au sein de l’appareil d’État, de milices armées, et de sponsors extérieurs.
MEE : On dit que les lacunes constitutionnelles sont aussi responsables des tensions actuelles…
LR : Une deuxième explication procède en effet de la Constitution de 2005 : lacunaire, elle maintient d’énormes zones d’ombre qui alimentent des crises à répétition. Politisée et instrumentalisée par tous, la Cour suprême fédérale (CSF) n’est jamais parvenue à réguler le champ politique.
La Constitution ne dit pas, par exemple, ce qu’il convient de faire en cas de dépassement des délais échus pour l’élection du président de la République, laquelle est un préalable à la désignation d’un nouveau Premier ministre.
En cas de blocage persistant, faut-il dissoudre le Parlement et appeler à de nouvelles élections comme l’exige Moqtada al-Sadr ? Et qui peut prononcer cette dissolution ? [La CSF vient d’ailleurs de renvoyer la balle dans le camp des députés, assurant que c’est à eux qu’échoit la décision de dissoudre la chambre.]
De même, la notion de « bloc majoritaire » à qui revient le droit de désigner le Premier ministre est fluctuante : est-ce le parti qui obtient le plus de sièges au Parlement, en l’occurrence le courant Sadriste [73 députés sur 329], ou celui qui parvient à former une coalition avec plusieurs autres partis et atteint la majorité des sièges de députés ?
Changer ou réviser la Constitution comme l’exige Sadr n’est pas un objectif réalisable à court terme. Les partis kurdes, qui ont pris une grande part à la rédaction du texte de 2005, s’y opposeront dans la mesure où celui-ci garantit le fédéralisme et accorde à la région autonome du Kurdistan de larges prérogatives.
Il faut pourtant trouver un cadre institutionnel, acceptable par tous, qui préserve l’unité du pays tout en garantissant les libertés politiques et une meilleure gouvernance. Il y va de la légitimité du système aux yeux d’une population qui exprime son désespoir en boycottant massivement les scrutins électoraux et surtout en descendant dans la rue.
La mobilisation populaire qui a éclaté en octobre 2019 a déjà provoqué la chute du gouvernement et arraché des élections anticipées, celles d’octobre 2021. Cette révolte peut aisément redémarrer dans un contexte d’inflation et d’insécurité alimentaire accrues depuis la guerre en Ukraine. Pour ne rien dire de l’état lamentable des infrastructures et des services publics tels que l’électricité, l’eau, et la santé.
MEE : Y a-t-il une explication plus immédiate aux combats du 29 août entre les partisans de Moqtada al-Sadr et les forces de sécurité, dont celles affiliées aux partis membres du Cadre de coordination ?
LR : Cela fait dix mois que le pays est sans gouvernement, une durée record dans l’ère post-Saddam Hussein. Sadr veut rompre avec le paradigme du consensus (tawafuq) au sein de la « maison chiite » : depuis les élections législatives de 2006, le choix du Premier ministre émergeait habituellement d’un consensus au sein du parti chiite arrivé en tête ou entre les partis chiites rivaux.
Or, galvanisé par les résultats des élections qui ont fait de son parti le premier d’Irak, Sadr exige un gouvernement de « majorité », entendez par là un gouvernement qui exclut ses rivaux chiites d’al-Itar [Cadre de coordination], lequel regroupe le parti de l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki [2006-14] et les formations issues des groupes armés ayant combattu l’État islamique et réputées proches de l’Iran.
Le « réformisme » [de Sadr] cache mal une soif inassouvie de pouvoir : il veut devenir l’homme fort du pays et monopoliser la représentation politique des chiites d’Irak
Aux yeux de Sadr, le consensus ne fait que consolider le dépeçage de l’État et la corruption. Il jure vouloir y mettre un terme mais en dit rarement plus sur les modalités et le contenu d’éventuelles réformes.
Son « réformisme » cache mal une soif inassouvie de pouvoir : il veut devenir l’homme fort du pays et monopoliser la représentation politique des chiites d’Irak. Les alliances qu’il a nouées avec les Kurdes et les sunnites – sans lesquels aucun gouvernement ne peut aboutir –ne lui ont pas permis d’arriver à ses fins.
Toutefois, contrairement à ses adversaires d’al-Itar, Moqtada al-Sadr bénéficie d’une large base populaire docile et obéissante. Il l’utilise pour tenter des coups de force. Mi-juin, il « démissionne » ses députés. Fin juillet, il ordonne à ses fidèles d’envahir la « zone verte », la partie ultra-protégée de Bagdad qui abrite les institutions et les ambassades, afin d’exiger la dissolution du Parlement.
Leur sit-in n’ayant pas fait bouger les lignes, il surenchérit : il annonce son retrait de la vie politique et déchaîne la colère de ses partisans qui passent aux armes. Résultat : une bataille rangée dans la « zone verte » et dans les gouvernorats du Sud entre ses partisans et les forces de sécurité, au sein desquelles l’Itar est bien représenté.
Pour les Irakiens, cela a fait resurgir les souvenirs des guerres civiles [de 2006-2009 et 2013-2017]. Il y a eu une trentaine de morts, essentiellement des Sadristes, mais l’escalade est restée sous contrôle.
MEE : Qui est Moqtada al-Sadr, le grand gagnant des élections ? Va-t-il vraiment quitter la vie politique ?
LR : Depuis 2003, Moqtada al-Sadr est le trublion de la vie politique irakienne. Il a marqué sa différence d’avec les acteurs chiites rentrés d’exil en prenant les armes contre l’occupation américaine avant de finir par rejoindre le processus politique et d’en profiter au même titre que les autres.
Il a patiemment placé ses fidèles à tous les rouages de l’État tout en gardant une milice armée, les Brigades de la paix (Sarayat al-Salam), et en détournant à son profit d’immenses ressources publiques.
Il incarne un chiisme ritualiste et populiste. Volontiers démagogue, il se dit nationaliste, rejetant tout à la fois l’influence américaine et iranienne.
Si la crise actuelle atteste de sa force, elle expose également sa vulnérabilité. Certes, Il a démontré qu’il pouvait déclencher une guerre civile puis l’arrêter en moins d’une heure en ordonnant la dispersion de ses combattants, comme il l’a fait le 29 août. Il peut toujours compter sur son immense réservoir de sympathisants hérité de son père, l’ayatollah Mohammed al-Sadr, assassiné en 1999 par le régime de Saddam Hussein.
Mais il n’est pas lui-même une autorité religieuse et encore moins un ayatollah. Pour la marja’iyya, le clergé chiite, il reste au bas de la hiérarchie du savoir. Et c’est ce que lui a rappelé, la veille des combats, l’ayatollah irakien Kazem al-Haeri, qui réside à Qom. Qu’il ait été dicté par Téhéran ou non, ce désaveu a probablement poussé Sadr à annoncer, une fois de plus, son retrait de la vie politique, tel un enfant terrible contrarié.
Al-Haeri avait été désigné par le père de Moqtada comme son successeur et avait plus ou moins servi de caution religieuse au Mouvement sadriste en dépit de relations tendues. Se retirant pour raisons de santé, ce dernier avait ordonné à ses ouailles de suivre l’ayatollah Khamenei.
MEE : Que veut le Cadre de coordination, qui a pourtant perdu les élections ?
LR : Paradoxalement, al-Itar apparaît aujourd’hui comme le défenseur de la légalité constitutionnelle et du statu quo politique sous la forme d’un nouveau partage du pouvoir : en échange de la primauté concédée au Mouvement sadriste, les forces d’al-Itar refusent de perdre les gains politiques et économiques amassés depuis leur guerre contre l’État islamique.
Il y a chez tous les acteurs une personnalisation à outrance du pouvoir et des velléités de retour à « l’homme fort » qu’on croyait disparues avec Saddam Hussein
Au fond, le Cadre de coordination et le Mouvement sadriste diffèrent peu. Ils sont issus de la même matrice idéologique, celle d’un islamisme chiite, populiste, ritualiste et milicien. Bon nombre de dirigeants d’al-Itar sont d’anciens étudiants du père de Moqtada al-Sadr. Les deux camps ont des liens étroits avec l’Iran.
Sadr essaye de s’affranchir du poids de l’Iran en usant d’une rhétorique nationaliste et en se rapprochant des monarchies arabes du Golfe ; les autres sont moins inféodés qu’on ne le pense à Téhéran, qui d’ailleurs ne parvient pas à leur imposer une ligne de conduite conciliante dans cette crise.
MEE : Où se positionnent les sunnites et les Kurdes dans cet affrontement fratricide entre acteurs chiites ?
LR : Ils ne s’en mêlent pas et attendent qu’un camp l’emporte pour composer le gouvernement et obtenir comme d’habitude leurs quotas de ministères. On assiste toutefois à une évolution comparable dans leurs rangs.
Mohammed al-Halboussi, le président sunnite de l’Assemblée nationale, veut monopoliser la représentation politique de sa communauté et utilise à cette fin ses appuis au sein de l’appareil d’État pour éliminer ses concurrents.
Massoud Barzani a sa part de responsabilité dans le blocage des institutions : il exige pour son propre parti, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), le poste de président de la République. En cela, il rompt un accord tacite de mouhassassa qu’il avait conclu en 2006 avec l’autre grand parti politique kurde, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK).
En vertu de cet accord, la présidence de la République irakienne allait à l’UPK, en l’occurrence à Barham Saleh, l’actuel détenteur du poste, qui souhaite être reconduit. En contrepartie, la présidence du Kurdistan était attribuée au PDK. Il y a chez tous les acteurs une personnalisation à outrance du pouvoir et des velléités de retour à « l’homme fort » qu’on croyait disparues avec Saddam Hussein.
MEE : Quel rôle jouent l’Iran et les États-Unis, les deux parrains du régime irakien ?
LR : Ces deux acteurs extérieurs convergent dans leur défense du statu quo. Le régime irakien a beau être dysfonctionnel et producteur de tensions, ils ne veulent pas en changer. Tous deux poussent les forces chiites au dialogue et au compromis.
Si les Américains se désintéressent relativement de l’Irak depuis la défaite de l’État islamique, ils ne veulent pas pour autant que le « regime change » qu’ils ont imposé à ce pays en 2003 tourne au fiasco total comme en Afghanistan.
L’Iran, qui veut préserver son hégémonie politique et économique en Irak, ne veut pas d’une déstabilisation du pays, d’autant plus que, depuis l’élimination [du puissant général iranien] Qasem Soleimani en 2020 par les Américains, il n’arrive plus aussi bien à contrôler ses « protégés » irakiens.
MEE : Sommes-nous proches du déclenchement d’une guerre intra-chiite ?
LR : Disons que parmi les acteurs chiites, faire couler le « sang chiite » reste un tabou. Les deux camps ont tout à perdre s’ils provoquent la guerre. L’ayatollah Sistani, la plus haute autorité religieuse du pays, ne laissera pas faire, comme en atteste la pression qu’il a exercée sur Moqtada al-Sadr lors des affrontements.
Quant aux Irakiens, ils ne se reconnaissent dans aucun des deux camps. Cela joue comme un frein au basculement dans la violence. Je sens même la fatigue du milicien, qui n’en peut plus de se battre.
Les deux camps ont tout à perdre s’ils provoquent la guerre […] Quant aux Irakiens, ils ne se reconnaissent dans aucun des deux camps. Cela joue comme un frein au basculement dans la violence. Je sens même la fatigue du milicien, qui n’en peut plus de se battre
De nouvelles élections n’y changeront rien. Le scenario le plus probable est celui d’une solution négociée, une sorte de nouvelle transaction politique entérinant un réaménagement des rapports de force entre les deux pôles du chiisme irakien et leurs alliés respectifs, sunnites et kurdes. Comme on dit, tout changer pour que rien ne change !
En attendant, cela fait le bonheur du Premier ministre sortant, Moustafa al-Kazimi, dont tout le monde, y compris les États-Unis et l’Iran, a besoin pour sauver les apparences.
MEE : Le statu quo politique, est-ce si grave ?
LR : Il éloigne le pays de toute prise en charge des questions cruciales pour son avenir telles que la réduction de la dépendance au pétrole, la réhabilitation des infrastructures ou la lutte contre les risques environnementaux liés notamment au réchauffement climatique et à la sécheresse.
L’Irak, qui produit plus de quatre millions de barils de pétrole par jour, se révèle toujours incapable de fournir de l’électricité ou de l’eau potable en quantités suffisantes à sa population. Il y a aussi le fléau de la corruption qui gangrène toutes les administrations publiques et entrave la modernisation de l’économie.
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