La fin de la « maison » Joumblatt a-t-elle sonné ?
Dimanche 30 juin, Qabrechmoun, Mont-Liban. Des partisans du Parti socialiste progressiste (PSP) du leader druze anti-syrien Walid Joumblatt protestent bruyamment contre une visite prévue dans la région du ministre des Affaires étrangères et chef du plus grand parti chrétien, le Courant patriotique libre (CPL), Gebran Bassil.
Soudain, des tirs nourris éclatent au passage du convoi du ministre des Réfugiés, Saleh al-Gharib, membre du Parti démocratique libanais (PDL), une formation druze alliée au CPL et dirigée par le député Talal Arslan, le rival pro-syrien et proche du Hezbollah de Joumblatt. Deux gardes du corps du ministre sont tués, un troisième est blessé.
Ces images font resurgir dans l’esprit des Libanais les pires images de la guerre civile
Après l’incident, une forte tension règne dans la montagne druzo-chrétienne, théâtre de massacres sanglants entre les deux communautés au milieu des années 1980.
Des partisans du PDL bloquent des routes, des hommes en armes font leur apparition. Ces images font resurgir dans l’esprit des Libanais les pires images de la guerre civile, lorsque l’État était absent et les milices de tous bords faisaient la loi.
Talal Arslan affirme que les deux victimes ne seront pas inhumées tant que les assassins ne seront pas sous les verrous. Une tradition ancestrale qui signifie que la porte de la vendetta est ouverte.
Aoun convoque un Conseil de défense
La situation est jugée assez grave par le président de la République, Michel Aoun, qui convoque, pour le lendemain, une réunion urgente du Conseil supérieur de la défense, la plus haute instance sécuritaire du pays.
Les décisions de cet organe sont « secrètes » mais le ton est dit dans le communiqué : les coupables – des partisans de Joumblatt – seront arrêtés et traduits en justice. Si l’État veut affirmer son autorité, il doit être ferme et agir vite.
Dans la nuit de lundi à mardi, l’armée libanaise et d’autres services de sécurité procèdent à des perquisitions et arrêtent plusieurs suspects. Le PSP publie un communiqué accusant la troupe de « barbarie ». Sur les réseaux sociaux, les partisans des différents protagonistes déversent des flots de haine ou expriment leurs craintes. Un hashtag, « des Libanais contre la discorde », fait son apparition.
Mardi 2 juillet, le Premier ministre Saad Hariri ne parvient pas à réunir un Conseil des ministres pourtant prévu depuis la semaine dernière. Seuls seize ministres sur trente se rendent au Grand sérail, le siège du chef du gouvernement.
Gebran Bassil réunit ailleurs les ministres de son bloc qui tardent à se joindre à leurs collègues. Le message est sans équivoque : le chef du CPL est disposé à brandir l’arme du blocage du gouvernement. Il en a les moyens puisqu’il dispose du tiers des ministres, un nombre suffisant pour provoquer un défaut de quorum.
M. Bassil, qui est aussi le gendre du président Aoun, soutient la demande de Talal Arslan de déférer l’attaque du convoi devant la Cour de justice, une instance sans appel qui traite les affaires relatives à la sécurité de l’État.
Dans une conférence de presse mardi, Gebran Bassil a estimé que l’attaque du convoi était « un acte prémédité », dénonçant une « embuscade politique et sécuritaire ».
Le bloc parlementaire du Courant du futur de Saad Hariri, qui s’est également réuni mardi, a pour sa part estimé que les incidents de Qabrechmoun « sont un dangereux indicateur de nouveaux alignements politiques qui rappellent l’atmosphère de la guerre civile. »
Des gagnants et des perdants
Cette crise est le résultat inévitable des changements d’alliances et des nouveaux rapports de force qui en découlent. Le compromis politique, qui a porté Michel Aoun au pouvoir le 31 octobre 2016, a fait des gagnants et des perdants au pays du « ni vainqueur ni vaincu ».
La première équation gagnante est l’alliance entre le CPL et le Hezbollah, qui résiste à toutes les épreuves depuis sa conclusion le 5 février 2006. Pendant deux ans et demi, le parti chiite a martelé qu’il ne soutiendrait qu’un seul candidat à la magistrature suprême, Michel Aoun. Ce souhait n’a pu se concrétiser que lorsque Saad Hariri, chef du plus grand parti sunnite, le Courant du futur, a tranché en faveur de ce même Michel Aoun.
Un accord (la seconde équation gagnante), appelé « l’entente présidentielle », a été conclu entre les deux hommes, au terme duquel Aoun s’engageait, dès son élection, à nommer Saad Hariri au poste de Premier ministre, ce qui s’est effectivement produit.
Le nouveau paysage post-présidentiel a marqué le retour sur la scène politique de la communauté chrétienne, désormais représentée aux plus hautes fonctions de l’État par son leader le plus populaire, et non par des personnalités peu représentatives de leur communauté, comme ce fut le cas depuis la fin de la guerre civile, en 1990.
Pendant 25 ans, les chrétiens étaient marginalisés politiquement et le pays était gouverné, avec le soutien de la puissance tutélaire syrienne, par une alliance entre les sunnites, les chiites et les druzes.
Le nouveau paysage post-présidentiel a marqué le retour sur la scène politique de la communauté chrétienne
Bien que ces derniers ne représentent que 5 % de la population, leur leader, Walid Joumblatt, avait réussi à jouer un rôle qui dépassait de loin le poids démographique de sa communauté, grâce à un subtil jeu d’alliances et avec le soutien bienveillant des Syriens et de ses partenaires libanais, lesquels s’appliquaient à adopter des lois électorales qui servaient les intérêts politique du leader druze.
Avec l’arrivée de Michel Aoun au pouvoir, les choses ont commencé à changer.
La loi électorale adoptée en 2018 a libéré l’électorat chrétien de l’emprise politique de Walid Joumblatt, qui a vu son bloc parlementaire fondre à neuf membres au lieu de treize.
Le deuxième coup lui a été porté lors de la formation du gouvernement, le 31 janvier dernier. Après avoir insisté sur le fait qu’il souhaitait avoir le monopole de la représentation ministérielle druze (3 ministres sur 30), il a été contraint de céder un siège à ce même Saleh al-Gharib, choisi par son rival Talal Arslan.
Joumblatt se déchaîne contre Bassil et Hariri
Dans un entretien en mars, Walid Joumblatt s’est déchaîné contre Gebran Bassil, qu’il a appelé ironiquement le « prince régent ». Il a critiqué les concessions faites par Saad Hariri au CPL et n’a pas ménagé le Hezbollah, qu’il a accusé, avec la Syrie, de soutenir ses adversaires au sein de la communauté druze.
La troisième étape du processus d’affaiblissement du leader druze anti-syrien devrait avoir lieu lors des nominations administratives, qui sont réparties au Liban sur des bases communautaires, conformément au système du « confessionnalisme politique » en vigueur dans le pays. C’est surtout à travers ces nominations que les chefs politiques entretiennent une fidèle clientèle qui leur permet d’asseoir et de pérenniser leur pouvoir.
Depuis la fin de la guerre, grâce à ses alliances, M. Joumblatt se réservait la part du lion et ne laissait à ses adversaires ou aux indépendants de sa communauté que des miettes dans l’administration civile, militaire et judiciaire.
Avec les nouvelles alliances, il risque de perdre le tiers de la part druze, et, par conséquent, verrait son influence s’éroder au profit de Talal Arslan et d’un nouveau venu, l’ancien ministre Wiam Wahhab, soutenu par le Hezbollah et la Syrie.
C’est à travers ce prisme qu’il faut comprendre les incidents sanglants du dimanche 30 juin. Se sentant acculé, marginalisé et ostracisé, Walid Joumblatt a réagi dans la rue. Si l’État, aujourd’hui incarné par Michel Aoun, recule, le mandat du président sera vidé de son sens.
Si de trop fortes pressions sont exercées sur Joumblatt, il est peu probable que cette « maison », installée aux commandes de la communauté druze depuis des siècles, acceptera de disparaître sans résister.
Les responsables politiques sont à la recherche d’un dosage habile, capable de sauvegarder l’autorité et le prestige de l’État tout en atténuant les craintes du clan Joumblatt. La question est de savoir si un tel dosage existe.
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