Le Maroc et l’extrême droite française : des liaisons dangereuses ?
Depuis l’époque coloniale, le royaume du Maroc et la France sont toujours considérés comme des amis liés par une « communauté d’intérêts », comme se plaisait à le répéter le général Lyautey.
L’histoire lui a donné justement raison. Et pour cause, la France est le premier partenaire économique du Maroc. Par ailleurs, l’hexagone est le premier pays d’accueil de la communauté de Marocains, soit un tiers des émigrés (860 000).
Certains membres de cette communauté sont même parvenus à occuper des postes de ministres dans le gouvernement français.
Du côté du Maroc, selon les chiffres rendus publics par le ministère français des Affaires étrangères, le nombre des expatriés français au Maroc ne cesse d’augmenter puisqu’il a atteint 49 195 entre 2014 et 2015.
Il s’agit de la communauté étrangère la plus importante dans le royaume. Et pourtant, les liens historiques entre les deux pays ne sont pas exempts de controverses à en juger notamment par les « relations secrètes » qui existent entre le royaume et l’extrême droite française.
Retour du « national-populisme » ?
Malgré la victoire en trompe-l’œil du Rassemblement national (RN) aux élections européennes (23,31 % des voix), les partis d’extrême droite réalisent incontestablement des avancées considérables.
Encore minoritaires, ils n’auront pas, cette fois-ci encore, la chance de peser sur les décisions à Strasbourg. Et pourtant, dans les années à venir, il est fort à parier que la tendance en Europe se dirigera crescendo vers un « retour du national-populisme ».
Les partis d’extrême droite réalisent incontestablement des avancées électorales considérables
Une expression introduite en politologie, dans les années 1970, par le sociologue argentin, Gino Germani, pour désigner les régimes de type nationaliste et populiste de l’Amérique latine des années 1930-1950.
Vu sous un angle, le Front national n’est pas apparu brusquement en 1984. Ses racines idéologiques remontent bien loin dans l’histoire de la république.
Selon un document de référence, publié en 2002 par le Centre social de Montbrison, l’extrême droite constitue, sous des noms différents, l’une des composantes du paysage politique français depuis déjà deux siècles.
Son corps de doctrine s’est formé ainsi par accumulation de strates successives de fidélités : fidélité au roi Louis XVI et à la Vendée, fidélité à Maurras et à l’Action française, fidélité à Vichy, fidélité aux « martyrs » de l’Algérie française.
Ce qui explique justement les glissements idéologiques dangereux des formations nationales-populistes, considérées comme infréquentables par la quasi-totalité de la classe politique française.
Connivences autoritaires
Dans les anciennes colonies françaises, dont le Maroc, le régime en place s’est d’ailleurs toujours opposé à toute « normalisation politique » avec l’extrême droite française. Et pourtant, l’histoire des relations politiques entre les deux pays atteste plutôt du contraire à bien des égards.
Louis-Sébastien Mercier a dit une fois : « Les extrêmes se touchent ». On pourrait dire que cette phrase limpide décrit parfaitement la rencontre excentrique, qui remonte au 9 décembre 1990 à Rabat, entre deux personnalités politiques des plus controversées : le roi Hassan II et Jean-Marie Le Pen, accompagné d’une délégation de députés français au Parlement européen.
Dans une interview accordée le 31 juillet 2007 à La Gazette du Maroc, un hebdomadaire proche du palais, Le Pen s’est dit ainsi honoré d’avoir rencontré le roi Hassan II. Et il y avait de quoi impressionner cet invité mégalomane.
Le monarque absolu réserva au chef du « Front national » une visite prestigieuse dans de nombreuses régions du sud du Maroc et lui prêta même un avion privé pour retourner en France.
Impressionné par un tel accueil, le chef du Front national (FN) s’est exprimé à cette occasion nettement en faveur de la proposition marocaine pour une autonomie du Sahara occidental dans le cadre de la souveraineté nationale.
Ce choix cornélien du souverain marocain, a-t-il déclaré, rejoint l’adhésion inébranlable de Jean-Marie Le Pen à l’idée d’une Algérie française.
Ces déclarations favorables au régime de Hassan II surviennent, comme par pur hasard, un an et demi après l’éclatement de la crise politique de 1988 en France. Pour rappel, celle-ci a débouché sur la dissolution de l’Assemblée nationale par le président socialiste, François Mitterrand, et la constitution d’un gouvernement de coalition pléthorique.
Décrié subrepticement par la communauté juive en France, notamment, le monarque tenta d’obtenir au moins un ralliement symbolique de la part de l’extrême droite, en dénonçant, par là même, la politique étrangère du président Mitterrand, qui s’est montré d’ailleurs toujours hostile au régime de Hassan II.
Fidèle à la politique de son père, Mohammed VI va emprunter la même voie diplomatique, en érigeant la question de l’intégrité territoriale du pays à la tête de son « agenda politique ».
Pour ce faire, le monarque n’a pas hésité à adopter une diplomatie pragmatique qui tendait à défendre la cause nationale par tous les moyens, quitte même à composer avec une force politique étrangère jugée historiquement infréquentable.
Liaisons dangereuses ?
Le régime marocain entretient des relations pour le moins étranges avec certaines figures de l’extrême droite française.
La stratégie du régime est axée à cet égard sur une cooptation de personnalités politiques françaises de tous bords, espérant ainsi obtenir leur soutien à des questions politiques et sécuritaires de premier plan.
Dans les coulisses, les autorités marocaines n’ont pas hésité ainsi à faire appel aux services de certaines personnalités de l’ex-Front national afin de défendre l’intégrité territoriale du royaume.
En pleine crise du royaume avec le gouvernement socialiste, sous l’égide du président François Hollande, le régime est parvenu notamment à rallier le politologue Aymeric Chauprade, ancien conseiller de Marine Le Pen et ardent défenseur de l’initiative marocaine pour la négociation d’un statut d’autonomie de la région du Sahara.
Certains officiels marocains auraient même rencontré certaines figures de l’extrême droite italienne
Par ailleurs, loin des regards, certains officiels marocains auraient même rencontré certaines figures de l’extrême droite italienne, proche d’ailleurs de Marine Le Pen.
C’est le cas notamment de l’ancien homme fort du Parti authenticité et modernité (PAM), Ilyas El Omari, et aussi l’ancien président du Conseil national des droits de l’homme (CNDH), Driss El Yazami, qui avaient rencontré, séparément, en 2015, Matteo Salvini, chef du parti italien national-populiste de la Ligue du nord et actuellement ministre de l’Intérieur.
Ce dernier avait même eu des entretiens avec l’ancien président du Parlement à l’époque, Talbi Alami, sous les couleurs du parti du Rassemblement national indépendant (RNI), membre depuis 2011 de l’actuelle coalition gouvernementale.
Des expatriés très « patriotiques » ?
Dans un autre registre, selon les résultats des élections présidentielles de 2012, à titre d’exemple, on remarque que peu de Français installés au Maroc décident de voter Front national (Rassemblement national).
Malgré cela, Marine Le Pen avait obtenu 569 voix des Français vivant au Maroc, soit 3,65 % des électeurs installés dans le royaume, suivis par leurs compatriotes installés en Tunisie (240 électeurs) et au Sénégal (216).
Et si le chiffre n’est pas élevé (30 104 expatriés au Maroc inscrits au premier tour), il surprend quand même au vu du discours réactionnaire anti-immigration propagé par le parti.
Et à voir de plus près les résultats des scrutins, on pourrait affirmer qu’une partie des expatriés français au Maroc s’identifient de plus en plus au discours national-populiste de l’extrême droite.
À cet égard, on pourrait même avancer que le positionnement politique des sympathisants du RN exprime, en réalité, un certain « vote identitaire », notamment parmi les retraités, majoritairement concentrés dans la région du sud.
Intransigeance manifeste du régime
Malgré les relations secrètes de certains officiels et hommes politiques marocains avec certaines figures de proue de l’extrême droite française, notamment, le régime marocain semble manifestement intransigeant à l’encontre de toute idéologie fasciste, réactionnaire ou antisémite exprimée par une communauté étrangère établie au Maroc.
Il est vrai que la « raison d’État », drapée dans la couverture des « intérêts suprêmes de la nation », prend souvent le dessus sur les professions de foi et les engagements diplomatiques officiels.
Et pourtant, cela ne signifie pas que le Maroc serait en mesure de cautionner, du moins officiellement, l’idéologie national-populiste de l’extrême droite française.
Les relations étranges entre le royaume et l’extrême droite française s’inscrivent principalement dans le cadre d’un « lobbying d’État »
Un exemple est celui qui remonte au mois de décembre 2018, lorsque les autorités marocaines ont interpellé puis relâché des membres du mouvement d’extrême droite Génération identitaire, venus à Marrakech pour protester contre la signature du Pacte mondial sur les migrations, sous l’égide de l’ONU.
Connivences économiques
Malgré ses agissements masqués avec l’extrême droite française, le Maroc semble fidèle à sa politique de « modération utilitariste » à l’égard de la France, considérée comme son partenaire économique privilégié et son allié politique historique.
Et pour cause, la France s’est toujours présentée comme le défenseur attitré du royaume sur la scène politique internationale, notamment sur la question du Sahara.
Il est vrai que parfois certaines voix se sont élevées pour dénoncer des connivences économiques du régime avec le parti du Rassemblement national.
En effet, il y a de cela quelques années, certaines sources concordantes avaient reproché au parti de Marine Le Pen, qui défend le « made in France », le fait qu’il daigne, sans scrupule, fabriquer des tee-shirts dans une usine délocalisée à Rabat.
Et pourtant, abstraction faite du caractère véridique de cette histoire, il n’en demeure pas moins que les relations étranges entre le royaume et l’extrême droite française s’inscrivent principalement dans le cadre d’un « lobbying d’État ».
L’objectif à terme du régime étant de défendre, par tous les moyens possibles et imaginables, l’intégrité territoriale du royaume, quitte même à flirter parfois avec les extrêmes !
Une attitude politique courante qui n’est toutefois pas sans rappeler la fameuse phrase de Platon : « En toutes choses les extrêmes sont rares, les choses moyennes très communes. »
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