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Faute de contrôle étatique, le patrimoine naturel libanais en péril

Doté d’une grande diversité géographique et naturelle, le Liban voit son patrimoine grandement menacé. En cause, un manque de vision globale et un laxisme qui menacent notamment le littoral, les forêts et les montagnes
Une vue sur la capitale libanaise, Beyrouth, depuis la ville de Roumieh, dans la région de Metn (AFP/Patrick Baz)
Une vue sur la capitale libanaise, Beyrouth, depuis la ville de Roumieh, dans la région de Metn (AFP/Patrick Baz)
Par Marie de La Roche Saint-André à BEYROUTH, Liban

C’est un rapport publié en 2021 par le Programme des Nations unies pour les établissements humains (ONU-Habitat) qui l’affirme. Le Liban est l’un des pays les plus urbanisés au monde : 88,76 % de sa population y est massée dans ou près des agglomérations existantes.

L’organisation onusienne, qui ajoute que « l’État libanais a fait preuve d’une politique du laisser-faire dans le domaine urbain », met également en exergue un certain nombre de problématiques qui aggravent la situation.

Ainsi, la planification locale, les politiques urbaines, la formation de zones informelles à la périphérie des villes, l’utilisation illicite des biens publics, la perte progressive d’espaces verts, de ressources naturelles et de biodiversité forment selon l’ONU-Habitat un ensemble non exhaustif de périls auxquels doit faire face le pays du Cèdre.

Une urbanisation incontrôlée et en pleine croissance

Menée en grande partie par le secteur privé, l’urbanisation au Liban est peu contrôlée par l’État. Dans un contexte d’instabilité chronique, cette absence de régulation entraîne une expansion anarchique autant qu’une dégradation du patrimoine naturel libanais.

Un phénomène qui n’est pas nouveau : dès les années 1950, on assistait déjà à une multiplication de constructions illégales en raison de la pression urbaine, de l’afflux de réfugiés essentiellement internes et d’un contexte politique instable.

« Les changements drastiques surviennent au Liban à un rythme d’enfer et font que les lois sont toujours dépassées par les faits et la réalité de terrain »

- Zyad Akl, architecte

Le quartier irrégulier de Ghobeiry, dans la banlieue sud de Beyrouth, témoigne particulièrement de ce phénomène.

En effet, dès la crise de 1958 – causée par des tensions politiques et religieuses –, le quartier subit une première vague d’occupation de terrains publics. La guerre civile libanaise (1975-1990) va amplifier ce phénomène, sous les ordres de la municipalité aux mains du mouvement chiite Amal, notamment en raison de l’afflux de réfugiés. En bord de mer, un bidonville s’étend toujours sur plusieurs kilomètres.

Depuis, la prolifération de constructions illégales n’a pas cessé, comme l’explique à Middle East Eye l’architecte Zyad Akl : « Les changements drastiques surviennent au Liban à un rythme d’enfer et font que les lois sont toujours dépassées par les faits et la réalité de terrain : changements sécuritaires, géographiques, déplacements des centres d’intérêt, des zones de sécurité, déplacements de population, déplacements des besoins urbains, de l’investissement… »

Dans la banlieue sud de Beyrouth, un immense quartier aux allures de bidonville s’étend le long du littoral (MEE/Laurent Perpigna Iban)
Dans la banlieue sud de Beyrouth, un immense quartier aux allures de bidonville s’étend le long du littoral (MEE/Laurent Perpigna Iban)

En outre, ces phénomènes sont difficilement gérables pour la police libanaise, en raison parfois de fortes oppositions de la part de la population, comme en témoigne l’opposition à la démolition de constructions illégales dans le quartier d’Abi Samra à Tripoli en mars dernier.

Pourtant, la loi du 9 septembre 1983 définit clairement le cadre de l’urbanisme. En cas de constructions illégales, elle prévoit, selon l’article 36, des sanctions allant jusqu’à la démolition des édifices et des amendes.

Or cdans les faits, ces sanctions sont rarement appliquées et les constructions illégales finissent par être souvent régularisées. « La loi libanaise aurait pu limiter certains aspects des dégâts, si elle était bien respectée », regrette Zyad Akl.

« Par ailleurs, [cette loi] souffre d’un manque d’affinement qui aurait contribué à améliorer son impact sur l’esthétique des constructions en zone urbaine ou le recours au transfert de coefficient [qui permet aux propriétaires de transférer à autrui le droit de construire lié à leur parcelle] d’une région à une autre aurait eu un impact très positif sur les zones riches en patrimoine », ajoute-t-il.

Des montagnes défigurées par l’exploitation minière

Les montagnes libanaises, elles, se voient ravagées par la prolifération de carrières de pierre et de sable, qui laissent des plaies béantes.

Une vue aérienne montre des grues migratrices survolant la ville libanaise d’Aley sur le mont Liban, au sud-est de la capitale Beyrouth (AFP/Kameel Rayes)
Une vue aérienne montre des grues migratrices survolant la ville libanaise d’Aley sur le mont Liban, au sud-est de la capitale Beyrouth (AFP/Kameel Rayes)

Contacté par Middle East Eye, Talal Darwish, ancien directeur de recherche au CNRS, estime qu’il y a environ 1 300 carrières au Liban et que « la répartition spatiale » de ces dernières « y a suivi la même tendance que le développement urbain, en empiétant principalement sur les forêts et les terres arables ».

En outre, la majorité de ces carrières sont situées sur des terrains en pente, accentuant le risque de glissement de terrain et la perte de sols.

« Les carrières abandonnées au Liban représentent non seulement un paysage détérioré, mais aussi un élément négatif conduisant à la fragmentation du paysage et à la détérioration de l’écosystème »

- Talal Darwish, ancien directeur de recherche au CNRS

Tout cela a un fort impact environnemental, notamment en matière de pollution et de contamination des eaux souterraines, affectant la couverture végétale et provoquant la fragmentation des forêts.

Cela s’explique en partie par la rapide croissance urbaine dans les années 1990 et 2000, qui a entraîné un besoin accru en matériaux de construction.

Les activités d’extraction sont réglementées par un décret de 2002 ainsi que par un plan directeur adopté en 2009. Cependant, ces mesures tardives restent inefficaces.

 « Malgré l’existence de plusieurs réglementations prévoyant le cadre légal d’exploitation et de gestion des carrières, et même avec la promulgation de lois définissant des mesures et des règles pour gérer et préserver les paysages naturels libanais, les carrières se sont régulièrement développées de manière largement incontrôlable », note Talal Darwish.

« Les carrières abandonnées au Liban représentent non seulement un paysage détérioré, mais aussi un élément négatif conduisant à la fragmentation du paysage et à la détérioration de l’écosystème. En raison de la faiblesse institutionnelle et de l’absence d’une politique nationale, la plupart des carrières libanaises n’ont pas été exploitées selon des concepts environnementaux », déplore-t-il.  

Un littoral massivement privatisé et bétonné

Le littoral libanais a été largement impacté par l’urbanisation de masse, en raison de l’intérêt économique qu’il représente.

Dans un entretien publié par Le Commerce du Levant, l’ancien président de l’ordre des ingénieurs, Jad Tabet, a affirmé que plus de 80 % de la côte libanaise avait été privatisée.

La multiplication de grandes stations balnéaires, régulièrement décriées par des acteurs de la société civile, a des conséquences désastreuses pour l’écologie et la biodiversité marine.

Pourtant, là encore, des réglementations précises en ce qui concerne l’aménagement du littoral existent.

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Ainsi, la loi de 1966 prévoit que le domaine public maritime soit réservé au public, afin d’empêcher l’autorisation d’exploitation par des intérêts privés.

De même, le code de l’environnement de 2002, dans son article 21, affirme que « toute personne concernée des secteurs public et privé doit mener a priori une évaluation environnementale pour les projets menaçants l’environnement du fait de leur dimension, leur nature, leur impact ou leurs activités ».

Cependant, la loi de 1966 contient une exception qui permet l’exploitation des terrains publics pour des raisons touristiques ou industrielles, si ces projets relèvent de l’utilité publique.

« La privatisation est souvent conforme aux plans d’aménagement du littoral. Cependant, les extensions sur la mer, le non-respect des réglementations, de détails, et les dépassements des coefficients [d’occupation des sols], qui sont une maladie chronique chez les Libanais, causent des dégâts irréversibles », précise Zyad Akl.

« Il faut ajouter à cela les projets construits illégalement le long de la côte. [Les régularisations récurrentes de constructions illégales par décret] vont très malheureusement confirmer et consacrer leur existence physique et légale », ajoute l’architecte.

Enfin, la récente découverte de gisements de gaz au large du Liban pourrait entraîner selon les spécialistes des conséquences écologiques irréversibles, notamment des risques sismiques et de marée noire, la dégradation de la biodiversité et la production de gaz à effet de serre.

Un projet de barrage controversé dans la vallée de Bisri

Depuis 2015, une bataille d’ampleur se mène dans la vallée de Bisri autour d’un projet de construction d’un barrage censé alimenter en eau le Grand Beyrouth, une zone géographique englobant la capitale et ses banlieues.

Majoritairement financé par un prêt de la Banque mondiale accordé en 2015, ce projet qui doit prendre pied à quelques dizaines de kilomètres au sud de Beyrouth permettrait de stocker 125 millions de mètres cubes d’eau

Une manifestante lors d’un rassemblement devant les bureaux de la Banque mondiale à Beyrouth, pour protester contre le projet de barrage de Bisri (AFP/Anwar Amro)
Une manifestante lors d’un rassemblement devant les bureaux de la Banque mondiale à Beyrouth, pour protester contre le projet de barrage de Bisri (AFP/Anwar Amro)

Contacté par Middle East Eye, le parti Minteshreen, né du soulèvement de 2019, affirme que cette initiative n’est pas nécessaire pour résoudre l’approvisionnement du Grand Beyrouth.

« La première solution serait de réparer le système d’eau actuel. Il présente une déficience d’environ 40 % en raison de mauvais conduits et infrastructures », expliquent les activistes.

Grâce à une opposition massive, ils ont obtenu un succès d’ampleur, puisqu’en septembre 2020, la Banque mondiale a annoncé l’annulation de son prêt.

« La privatisation est souvent conforme aux plans d’aménagement du littoral. Cependant, les extensions sur la mer, le non-respect des réglementations et les dépassements des coefficients [d’occupation des sols], qui sont une maladie chronique chez les Libanais, causent des dégâts irréversibles »

- Zyad Akl, architecte

Pourtant, vendredi 4 mars, le projet du barrage de Bisri a été rediscuté en Conseil des ministres. Le ministre de l’Énergie Walid Fayad et le ministre des Travaux publics Ali Hamiyé se sont dit favorables à la reprise de la construction du barrage.

Selon ses opposants, ce projet, s’il allait à son terme, aurait des conséquences désastreuses sur l’environnement.

« La région de Bisri possède à elle seule un écosystème complet. Elle contient une variété d’habitats naturels, une forêt de pin ainsi qu’une longue rivière », souligne-t-on du côté de Minteshreen.

Or le projet inonderait la vallée, en détruisant au passage plus de 500 000 arbres. De surcroît, Bisri comporte plusieurs vestiges archéologiques allant de la période phénicienne à la période ottomane, en plus d’être riche en eau souterraine, ce qui rend la vallée peu propice au stockage d’eau.

Enfin, la zone est traversée par une faille géologique majeure, qui pourrait bien finir par rendre le barrage inutilisable, dans un pays très marqué par le risque sismique.

L’activité humaine incontrôlée constitue donc un danger non seulement pour le patrimoine naturel du Liban, mais aussi pour sa population.

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