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Liban : sous la pression de MBS, Saad Hariri abandonne la scène politique

L’annonce, lundi 24 janvier, par l’ex-Premier ministre libanais Saad Hariri de son retrait de la vie politique pourrait provoquer le morcellement de la communauté sunnite, abandonnée à son sort
Saad Hariri lors de sa conférence de presse à Beyrouth, le 14 janvier 2022, annonçant son retrait de la vie politique (AFP/Anwar Amro)
Saad Hariri lors de sa conférence de presse à Beyrouth, le 14 janvier 2022, annonçant son retrait de la vie politique (AFP/Anwar Amro)

Les Libanais ont été témoins, lundi 24 janvier, d’un fait inédit. Un de leurs principaux chefs, Saad Hariri, a annoncé son retrait de la scène politique, ainsi que celui de son parti.

Dans un pays où les dirigeants ne quittent le pouvoir que sur leur lit de mort, la décision aurait pu paraître l’expression d’un fait authentiquement démocratique.

« Il n’y a aucune opportunité positive pour le Liban à l’ombre de l’influence iranienne, de la confusion sur le plan international, des divisions internes, de la montée du communautarisme et de l’effondrement de l’État »

- Saad Hariri

Les manifestants qui exigeaient ces deux dernières années le départ de « tous » les responsables, « quels qu’ils soient », accusant la classe politique de « corruption » et d’« irresponsabilité », auraient dû se réjouir de cette décision.

Mais au lieu de foules en liesse, célébrant cette victoire, les mines étaient renfrognées, les gens consternés. Des jeunes en colère ont laissé éclater leur amertume en coupant des routes à Beyrouth et ailleurs, à l’aide de pneus enflammés et de bennes à ordure.

L’ex-Premier ministre avait les traits tirés, la mine fatiguée et les larmes aux yeux lorsqu’il a fait son annonce devant une poignée de membres de sa famille et de cadres de son parti, avant de prendre l’avion pour Abou Dabi, où il réside en ce moment, signifiant à tous que la page était déjà tournée.

Pourtant, l’homme était clairement en souffrance.

Dans sa courte intervention fermant la parenthèse d’une carrière politique qui a duré seize années, Saad Hariri, aujourd’hui âgé de 51 ans, a expliqué les raisons de sa décision.

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« […] Il ne fait aucun doute que pour éviter une guerre civile, j’ai dû faire des compromis, notamment l’accord [interlibanais de partage du pouvoir] de Doha [en 2008], la visite à Damas [2009], l’élection de Michel Aoun à la présidence [2016], entre autres. Ces compromis se sont faits à mes dépens », a-t-il dit.

« Mais le plus important pour moi était d’aboutir à un Liban immunisé contre la guerre civile et capable d’assurer une meilleure vie aux Libanais. Ce souci a guidé tous mes pas, m’a fait perdre ma fortune personnelle, ainsi que certains amis à l’étranger et beaucoup d’alliés, même des frères. »

« Je pourrais supporter tout cela, mais je ne peux pas supporter de voir des Libanais qui pensent que je fais partie d’un système qui ne parvient plus à trouver des solutions », a ajouté Saad Hariri, avant de brosser un sombre tableau de l’avenir du pays : « Il n’y a aucune opportunité positive pour le Liban à l’ombre de l’influence iranienne, de la confusion sur le plan international, des divisions internes, de la montée du communautarisme et de l’effondrement de l’État. »

« Saad Hariri a été lynché politiquement par l’Arabie saoudite »

« Il n’était pas libre de sa décision. Il faut lire entre les lignes pour comprendre », soutient à Middle East Eye sur un ton mystérieux Mohammad F., un cadre du Courant du futur, le plus grand parti sunnite mis hors-jeu lundi par son chef.

Le journaliste Ali Dahi croit tenir l’explication. « Saad Hariri a été lynché politiquement par l’Arabie saoudite », dit-il.

Cette interprétation des faits peut paraître farfelue, surtout que le royaume est traditionnellement considéré comme le protecteur des sunnites. Mais l’épisode du 4 novembre 2017 la rend vraisemblable.

« MBS ne lui a jamais pardonné ce qu’il estime être un manque de loyauté de la part d’un sujet saoudien »

- Un ancien député du Courant du futur

Ce jour-là, Saad Hariri, alors Premier ministre, est convoqué à Riyad pour y rencontrer le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS), qui œuvre à renforcer son emprise sur les rouages du pouvoir.

Au lieu de MBS, il est accueilli à l’aéroport par des membres de la garde royale qui le bousculent, lui confisquent son téléphone portable et ses objets personnels. Il est ensuite conduit dans un studio improvisé où il est contraint de lire une lettre de démission accusant de « terrorisme » le Hezbollah, son partenaire au gouvernement, et affirmant qu’il craint pour sa vie.

On connaît la suite. La séquestration d’un Premier ministre en exercice provoque un scandale planétaire. Il est finalement libéré après une intervention du président français Emmanuel Macron, mandaté par les pays occidentaux. De retour à Beyrouth, il reprend la tête du gouvernement.

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« MBS ne lui a jamais pardonné ce qu’il estime être un manque de loyauté de la part d’un sujet saoudien », affirme à MEE un ancien député du Courant du futur, rappelant que Saad Hariri possède aussi la nationalité saoudienne.

Depuis cet incident tragique, les relations avec les dirigeants saoudiens se sont détériorées, malgré les tentatives de rabibochage de Hariri, qui a fait intervenir de nombreux intermédiaires.

« MBS ne voulait plus entendre parler de lui », affirme l’ex-député. « Devant ceux qui le relançaient, le prince rappelait que le royaume avait dépensé au Liban, en 30 ans, via la famille Hariri, 20 milliards de dollars, sans rien obtenir en contrepartie. »

Alors que Saad Hariri lui faisait des appels du pied, MBS s’appliquait à démanteler le fleuron de son empire financier, Saudi Oger, criblé de dettes en raison d’une gestion catastrophique, certes, mais aussi à cause d’arriérés impayés par l’État saoudien.

« Ils seront tous perdants »

Mais que veut MBS du Liban et de Saad Hariri ? « Il faut lire entre les lignes de la déclaration d’adieu », insiste Mohammad F. « Il a dit qu’il a fait des compromis difficiles pour éviter la guerre civile. Ce qu’exige de lui l’Arabie saoudite est trop lourd pour ses épaules. Il n’a ni la volonté ni la capacité de le faire. »

Ce que souhaite Riyad transparaît clairement dans l’initiative en douze points présentée ce week-end aux dirigeants libanais par le chef de la diplomatie koweïtienne, Ahmad Nasser al-Sabah, mandaté par le Conseil de coopération du Golfe (CCG) pour normaliser les relations entre « les pays arabes et le Liban ».

« Saad Hariri a hérité de son père un leadership et un parti qui prônent un sunnisme modéré, il ne veut pas engager sa communauté et le Liban tout entier dans une confrontation avec les chiites »

- Un proche du président du Parlement Nabih Berry

Le document parle de lui-même. Les Libanais sont invités à mettre en œuvre la résolution 1559 des Nations unies, qui exige le désarmement de toutes les milices. C’est-à-dire qu’ils sont appelés à désarmer le Hezbollah, dussent-ils s’entretuer pour cela.

« Saad Hariri a hérité de son père un leadership et un parti qui prônent un sunnisme modéré, il ne veut pas engager sa communauté et le Liban tout entier dans une confrontation avec les chiites », explique à MEE un proche du président du Parlement Nabih Berry, la plus haute figure chiite de l’État libanais.

« Sur le plan verbal, il est disposé à critiquer haut et fort ce qu’il appelle l’hégémonie du Hezbollah sur la vie politique libanaise, à condamner le soutien du parti chiite aux rebelles houthis au Yémen, à dénoncer l’ingérence iranienne dans les affaires des pays arabes. Mais il n’est pas prêt à franchir le pas et à transformer ces déclarations en actes », ajoute-t-il.

Soumis aux pressions saoudiennes, Saad Hariri a choisi la porte de sortie. Son départ laisse un grand vide au sein de la communauté sunnite, désormais sans leader d’envergure nationale.

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Les petits roitelets et autres caïds ambitieux de la communauté se réjouissent sans doute de cette décision. Ils y voient une opportunité de se tailler une petite place qu’ils ne parvenaient pas à occuper sur l’échiquier politique, écrasés qu’ils étaient par l’omniprésence et la représentativité du Courant du futur.

« Sur le moyen terme, ils seront tous perdants, car la disparition du leadership des Hariri risque de marginaliser la communauté sunnite dans le système libanais, dont elle est un des membres fondateurs », soutient l’ancien député.

Le départ de Saad Hariri est aussi un coup dur pour ses partenaires traditionnels, notamment le leader druze Walid Joumblatt et le chef du Parlement Nabih Berry, qui, par échanges de bons procédés, se rendaient des services mutuels lors des élections législatives ou des grandes décisions politiques.

Aujourd’hui, ils sont tous orphelins.

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