Liban : un an après, l’impossible révolution
Le mouvement de contestation qui a éclaté le 17 octobre 2019 au Liban a gagné dès ses débuts la sympathie d’une grande partie de la population. Pendant de longs mois, des dizaines de milliers de personnes ont battu le pavé pour fustiger la classe politique jugée corrompue et dénoncer l’incurie des dirigeants.
Les revendications à caractère économique et sociale ont trouvé un écho favorable chez une majorité de Libanais de toutes appartenances communautaires et de différentes régions.
« J’ai vraiment cru que le changement, le vrai, était enfin arrivé », s’enthousiasme Boudy Saadi, qui dit avoir participé à toutes les manifestations les six premiers mois.
Un an plus tard, ce coiffeur cinquantenaire ne rêve plus que de quitter le Liban, prêt à recommencer à zéro n’importe où mais le plus loin possible. « Ici, c’est l’enfer, n’est-ce pas ce que notre président [Michel Aoun] a dit ? », lance-t-il sur un ton amer.
« Le point faible du soulèvement, c’est qu’il n’a pas réussi jusque-là à produire un leadership. Un tel projet ne peut aboutir sans leadership, à la fois charismatique et compétent »
- Antoine Haddad, professeur d’université
Certains, pourtant, continuent de croire dans le mouvement de contestation « en dépit des revers qu’il a subis dernièrement ».
« Le point fort du soulèvement est sa puissance morale, déclare à Middle East Eye Antoine Haddad, professeur d’université et sympathisant de la « thawra » (révolution en arabe).
« Le discours et les valeurs de la contestation restent prédominants. Le binôme corruption/réformes par exemple domine le thesaurus politique, non seulement du côté des manifestants, des médias et de l’opinion publique, mais aussi au sein de la classe dirigeante, accusée elle-même, et dans son ensemble, de corruption et de tous les maux. »
Antoine Haddad note cependant que « le point faible du soulèvement, c’est qu’il n’a pas réussi jusque-là à produire un leadership. Un tel projet ne peut aboutir sans leadership, à la fois charismatique et compétent ».
La classe moyenne laminée
Ibrahim Bayram, éditorialiste au quotidien Anahar, pense, lui, que le mouvement de contestation a perdu sa dynamique lorsqu’il s’est « aliéné les chiites », qui sont une composante essentielle du pays.
« Les revendications du soulèvement sont légitimes. Mais dès les premières semaines, il a éloigné une force essentielle, les chiites, lorsqu’il a ciblé le Hezbollah et ce qu’il représente, c’est-à-dire la résistance anti-israélienne », déclare le journaliste à MEE.
En un an, le Liban a changé mais pas comme en rêvaient les manifestants. Il a changé vers le pire. L’État est en faillite, les banques ont pris en otage les épargnes des déposants, les prix se sont envolés, la livre s’est dépréciée, les pénuries se sont multipliées.
Un rapport de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (CESAO) estime que « plus de 55 % de la population du pays est désormais prise au piège de la pauvreté et lutte pour avoir accès aux besoins de première nécessité » et que « 23 % de la population se trouve dans une situation d’extrême pauvreté, contre 8 % en 2019 ».
La commission ajoute que la classe moyenne, qui représentait 57 % de la population en 2019, n’en constituait plus que 40 % en mai 2020.
La situation s’est dégradée à une vitesse exponentielle après la double explosion cataclysmique du 4 août, qui a fait 200 morts, 6 500 blessés et des dizaines de milliers de sans-abris.
Les rangs des désespérés se sont gonflés et le nombre de candidats au départ a explosé. Selon le centre de recherche et institut de sondage Information International, le nombre de Libanais qui sont partis sans jamais revenir a augmenté de 312 % en 2020 comparé à l’année précédente.
Terre de départ pour les migrants
Signe de la déliquescence de l’État et des difficultés économiques et financières grandissantes, des centaines de personnes, libanaises, syriennes et palestiniennes, ont tenté, à partir de cet été, de rejoindre illégalement l’île de Chypre, membre de l’Union européenne, située à 160 kilomètres des côtes libanaises.
Un phénomène inédit au Liban, qui inquiète en premier lieu les Européens, surtout que le pays du Cèdre abrite 1,5 million de déplacés syriens et 300 000 réfugiés palestiniens, autant de migrants potentiels.
Certains ont réussi à gagner Chypre, d’autres ont péri lors de la traversée. Plusieurs personnes sont toujours portées disparues. Depuis début octobre, les forces de sécurité libanaises ont déjoué au moins trois tentatives de traversée illégale vers Chypre.
Un an après, la contestation ne draine plus des foules aussi nombreuses mais la classe politique, elle, est toujours au pouvoir. Certes, sa légitimité est sérieusement écornée, mais son influence reste décisive.
« Au Liban, il est absolument impossible de changer le régime à travers une révolution populaire », soutient Ibrahim Bayram.
« J’ai vécu la guerre civile et j’ai porté les armes à l’âge de 17 ans dans les rangs d’un parti révolutionnaire qui voulait renverser le régime confessionnel [basé sur une répartition des postes politiques et administratifs entre les communautés religieuses] et instaurer une authentique démocratie. Au bout d’une année, j’ai déchanté. J’ai compris que c’était impossible et que cela mènerait directement à la guerre civile. »
La guerre civile de plus en plus évoquée
« Guerre civile ». Deux mots qui reviennent de plus en plus souvent dans la bouche de dirigeants étrangers et de responsables libanais.
Le président français Emmanuel Macron, qui s’est pleinement investi au lendemain de la catastrophe du 4 août pour tenter de sortir le pays de sa crise, les a mentionnés à plusieurs reprises. L’ex-Premier ministre libanais Saad Hariri, candidat pour former le prochain gouvernement, a également mis en garde contre un conflit interne.
D’anciens seigneurs de guerre seraient tentés par cette voie. Des sources fiables assurent à MEE que le parti chrétien Kataëb et l’ancienne milice des Forces libanaises (FL) se livrent depuis des mois à une campagne de mobilisation auprès de leurs bases respectives, incitant leurs partisans à « être prêts à se défendre face au Hezbollah ».
Kataëb et les Forces libanaises se livreraient depuis des mois à une campagne de mobilisation auprès de leurs bases respectives, incitant leurs partisans à « être prêts à se défendre face au Hezbollah »
Le journaliste Salim Asmar et le quotidien Al-Akhbar ont rapporté la teneur d’une conversation, dans la première moitié d’octobre, au cours de laquelle le chef des FL Samir Geagea assurait au leader druze Walid Joumblatt qu’il disposait de 15 000 combattants armés prêts à en découvre avec le Hezbollah.
Walid Joumblatt a tweeté une précision qui confirme à demi-mots ces informations. Il a écrit que « la question de l’armement n’a[vait] pas été évoquée [avec Samir Geagea] de la manière dont l’ont rapporté certains médias ». De quelle manière a-t-elle donc été évoquée ? Ceux qui connaissent bien le chef druze savent qu’il choisit minutieusement ses mots.
Saad Hariri a jeté l’éponge le 29 octobre 2019 sous la pression de la rue. Aujourd’hui, il est le candidat le plus sérieux pour former le prochain gouvernement, après la démission de Hassan Diab le 10 août et le désistement de Moustapha Adib le 27 septembre.
Signe de l’essoufflement de la « thawra », la perspective d’un retour aux affaires de l’un des plus illustres représentants de la classe politique qualifiée de « corrompue », « incompétente » et « irresponsable » n’a suscité aucune protestation sérieuse.
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