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Maroc-Espagne : la diplomatie royale à l’épreuve des crises

Plusieurs fois reportée, la visite du roi d’Espagne au Maroc, les 13 et 14 février, pourrait apaiser des relations bilatérales perturbées par la crise migratoire et le dossier du Sahara occidental
Juan Carlos (à droite), Mohammed VI (au centre), et Felipe VI alors prince héritier, à Madrid le 18 septembre 2000, à l’occasion de la première visite officielle du monarque marocain en Espagne (AFP)

Le visage éprouvé, les traits empreints de douleur, le roi Mohammed VI éclate en sanglots devant le roi d’Espagne, Juan Carlos, qui ne parvient pas à réfréner ses larmes et porte à plusieurs reprises un mouchoir blanc à ses yeux humides. Cette image saisissante remonte au dimanche 25 juillet 1999, aux obsèques du roi Hassan II.

Malgré les tensions politiques de ces dernières années, la famille royale espagnole et la famille royale marocaine continuent d’entretenir des relations particulières.  

Le roi Felipe VI, attendu les 13 et 14 février avec la reine Letizia, est déjà venu une fois en visite officielle au Maroc, en juillet 2014, un mois après avoir succédé à son père. Sa deuxième visite au Maroc, annoncée en octobre 2018 et reportée à maintes reprises, pourrait redynamiser les relations bilatérales alors que le climat est à la méfiance politique en raison de la montée en puissance du phénomène migratoire et de l’enlisement du conflit historique au Sahara occidental. 

À cela, il faudra ajouter les appréhensions des différences culturelles, conjuguées à des ambitions de domination, qui rendent les relations entre le Maroc et l’Espagne particulièrement complexes. 

Juan Carlos, en visite officielle au Maroc, salue la foule aux côté de Mohammed VI, à Marrakech, le 17 janvier 2005 (MAP/AFP)

Le monarque alaouite est un hispanophile. Dans son enfance, il appelait Juan Carlos « oncle Juan » alors que le roi d’Espagne qualifiait Hassan II de « grand frère », raconte Mohammed VI dans un entretien au magazine américain Times en 2000. Il accorde d’ailleurs un intérêt particulier aux relations bilatérales dont s’occupe Fadel Benaich, un membre éminent du cabinet royal. 

En compagnie de sa sœur, Karima Benaich, nommé en 2018 ambassadrice du Maroc en Espagne, ce dernier aurait joué un rôle central dans la médiation de la crise qui éclate en 2002 au sujet de l’îlot inhabité de Persil, territoire espagnol situé en Méditerranée, à 240 mètres de la côte marocaine et à 6 km à l’ouest de l’enclave espagnole de Ceuta.

Mohammed VI accorde d’ailleurs un intérêt particulier aux relations bilatérales dont s’occupe Fadel Benaich, un membre éminent du cabinet royal 

Les relations entre les deux États ont dégénéré lorsqu’un groupe de six soldats marocains sont arrivés sur l’île pour installer un avant-poste d’observation afin de surveiller l’immigration clandestine et de lutter contre le trafic de drogue. Les soldats avaient ensuite été capturés par l’armée espagnole. Le soutien affiché par le roi Juan Carlos au roi Mohammed VI aurait permis de désamorcer l’une des plus graves crises diplomatiques survenues entre les deux pays après l’avènement du nouveau règne.

Le roi du Maroc n’a pas oublié l’appui inconditionnel manifesté par la famille royale espagnole en cette période de crise. Et lorsque Juan Carlos 1erabdiqua en 2014 en faveur de son fils Felipe, il l’appela pour « lui rendre un ardent hommage pour son rôle historique dans la transition démocratique en Espagne », selon un communiqué du cabinet royal, mais aussi pour lui rappeler personnellement la place privilégiée qu’occupe l’« oncle Juan » au sein de la famille royale alaouite. 

Mais les relations familiales ne suffisent plus aujourd’hui à dissiper les tensions entre le Maroc et l’Espagne, surtout depuis l’arrivée d’un gouvernement socialiste au pouvoir en Espagne, soutenue par le « parti mouvement » Podemos, qui s’est toujours montré hostile au Maroc. 

Coopération économique à la défaveur du Maroc

Au plan économique, si l’Espagne est devenue le premier partenaire commercial du Maroc, les échanges extérieurs tendent vers une aggravation du déficit commercial à la défaveur du Maroc. 

Par ailleurs, malgré les investissements espagnols au Maroc dans plusieurs secteurs d’activités (textile, BTP, énergie, services financiers…), la part de l’Espagne dans le total des IDE (Investissements directes étrangers) reçus par le Maroc a baissé ces dernières années (5 % en 2012 contre 27,6 % en 2006).

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En ce qui concerne l’aide pour le développement, alors que le Maroc figure au rang des pays prioritaires pour la coopération espagnole, la contribution de l’Espagne reste faible comparée à d’autres partenaires et reste concentrée sur les régions du nord.

Dans le domaine de l’agriculture et de la pêche maritime, l’Espagne et le Maroc se livrent même une guerre économique. Le 12 juillet 2011, l’Espagne aurait approuvé la décision de la commission d’agriculture du Parlement européen de rejeter l’accord commercial entre l’Union européenne (UE) et le Maroc. Selon certaines études espagnoles, le Maroc a toujours utilisé le renouvellement des accords de pêche avec l’UE pour accroître l’aide communautaire en échange de l’accès à ses eaux et améliorer ses possibilités d’exportation des produits agricoles vers l’UE. 

Le partenariat stratégique UE-Maroc comprend surtout des aides européennes pour la gestion migratoire.

Le dossier migratoire représente un enjeu crucial pour l’Europe, l’Espagne étant redevenue l’an dernier la première porte d’entrée en Europe, avec 57 215 arrivées par la mer (contre 22 103 en 2017).

Le gouvernement espagnol a d’ailleurs demandé à l’exécutif européen d’accorder au Maroc, avant mars prochain, les 140 millions d’euros que l’Union européenne s’était engagée à débloquer au profit du royaume dans le cadre de la lutte contre l’immigration irrégulière. 

Deux migrants marchent dans la forêt, près de la forêt séparant Fnideq et l’enclave nord-africaine de Ceuta, en Espagne (AFP)

Une politique qui est loin de refléter les perceptions de l’opinion publique. Selon un sondage datant de 2010, 80 % des sondés espagnols considèrent que le Maroc ferme les yeux sur le trafic de la drogue, 83 % pensent que le Maroc encourage l’émigration clandestine.

Selon le Real Instituto Elcano, un think tank espagnol, le Maroc serait même le pays qui déteste le plus l’Espagne ! Les Marocains représentent pourtant 13, 6 % de la population espagnole (contre 12 % en France). Pendant quinze ans, des migrants marocains sont venus « en masse » s’installer en Espagne, contribuant de manière significative à la croissance de l’emploi. La communauté marocaine en Espagne est passé ainsi de 10 000 émigrés en 1973 à 758 000 en 2011. 

Enlisement du conflit au Sahara occidental 

Autre source de tensions entre les deux pays : le Sahara occidental. L’Espagne rejette toute responsabilité juridique ou administrative dans la gestion de cette région. En octobre 2018, les principaux partis espagnols, le PSOE (socialiste, au pouvoir), le Parti populaire (PP, de droite) et Ciudadanos (centre-droit) ont fait bloc contre une initiative signée par le parti de gauche, Podemos, visant à organiser une rencontre pro-Polisario début novembre au Congrès des députés (chambre basse du Parlement espagnol). 

Le gouvernement espagnol, au bord de l’implosion, tente d’évacuer la question du Sahara afin d’éviter tout affrontement avec les nationalistes et les partis de droite

Une dizaine d’associations et ONG espagnoles soutiennent le Front Polisario, le mouvement politique et armé qui s’est opposé à l’occupation espagnole du Sahara occidental puis, en 1975, à l’annexion de ce territoire par le Maroc et la Mauritanie lorsque l’Espagne s’est retirée de la région. Elles appellent à l’application du droit du peuple sahraoui à l’autodétermination et dénoncent une « occupation illégale ». En 2001, la région d’Andalousie a même organisé un référendum symbolique au sujet de l’autodétermination du Sahara pour marquer son hostilité au Maroc.

Actuellement, le gouvernement espagnol, au bord de l’implosion, tente d’évacuer la question du Sahara afin d’éviter tout affrontement avec les nationalistes et les partis de droite. 

En février 2018, Podemos s’était opposé au projet des prospections pétrolières dans les côtes de Tarfaya (région de Laâyoune). Redoutant une crise politique imminente, le gouvernement avait considéré que « le projet est légitime et que le Maroc ne spolie pas les ressources du Sahara ».    

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Mais si la visite officielle du roi Felipe VI d’Espagne au Maroc traduit la volonté des deux monarchies d’apaiser ces tensions, il est peu probable que Mohammed VI aborde la question du lobbying pro-Polisario soutenu par la société civile espagnole et certains acteurs politiques de gauche.

De même qu’il est peu probable que le roi Felipe VI évoque le dossier du hirak, au risque de froisser son homologue qui semble avoir choisi l’intransigeance pour endiguer les mouvements de protestation. Il aurait en tout cas une réponse toute trouvée, comme il avait déclaré au Times : « Les Marocains ne sont pas les Espagnols et ils ne le seront jamais. La démocratie en Espagne convient parfaitement à l’Espagne. Mais il y a un modèle démocratique spécifique au Maroc ».       

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