Municipales en France : l’épouvantail du vote « communautaire »
Alors que les Français élisent sur fond de crise sanitaire, ce dimanche 15 mars, les maires et équipes municipales qui géreront les 36 000 localités du pays pendant six ans, le paysage politique français est plus qu’incertain.
Pour ce scrutin à enjeu autant local que national – puisque ces édiles municipaux éliront à leur tour les sénateurs –, l’une des questions clé est le score que fera l’extrême droite, le Rassemblement national (ex-Front national), même si le parti de Marine Le Pen a semblé peu s’investir.
Une autre inconnue est le résultat qu’obtiendront les listes dites autonomes, qui se sont multipliées ces derniers temps. Les candidats de ces listes, qui ne s’inscrivent dans aucune trajectoire partidaire classique, mettent en avant un projet ancré dans la vie de leur cité plutôt qu’un quelconque adoubement de parti. L’indice sans doute d’une désaffection, voire d’une méfiance envers toute affiliation.
Les quartiers populaires, ce vote inconnu
Ces listes ont été tout à tour qualifiées de listes sans étiquette, de listes autonomes et, dans certaines villes à forte densité de quartiers populaires et/ou de populations dites d’origines étrangères, de « communautaires ».
Trois éléments les caractérisent : elles refusent toute affiliation à un parti et s’inscrivent en dehors du jeu d’alliances habituel ; elles sont portées par des candidats dont les racines familiales plongent dans une trajectoire migrante liée le plus souvent à l’Afrique ; et, enfin, elles portent des revendications propres aux quartiers populaires.
La présence de candidats dits issus de l’immigration est déjà une réalité en France. À Paris, c’est une candidate Les Républicains (droite) aux origines maghrébines, Rachida Dati, qui fait partie des favorites, tout comme l’est, à Marseille, la sénatrice socialiste Samia Guali.
En Seine-Saint-Denis (région parisienne), pour les villes de plus de 9 000 habitants, les chiffres sont éloquents : de 131 élus issus de l’immigration en 2001, on passe à 272 en 2008 (19,41 % du total des élus), puis à 441 élus sur 1 401 en 2014 (soit 31,49 %).
Ces quartiers populaires sont en outre fortement traversés par des logiques d’abstention. En Seine-Saint-Denis toujours, lors du scrutin municipal de 2014, entre 58 et 62 % des votants n’avaient pas participé au scrutin au premier tour.
Mais cette abstention indique également une immense réserve de voix mobilisables, notamment par ces listes dites autonomes.
Des listes perçues comme une menace
Beaucoup semblent craindre ces listes autonomes. Des élus issus de la majorité ou de la droite ont ainsi plaidé pour leur interdiction au nom de la lutte contre le « communautarisme ».
Le président de la République a toutefois tranché contre cette interdiction, car juridiquement discriminatoire. Le Sénat a quand même déposé une proposition de loi constitutionnelle début février qui vise à « garantir la prééminence des lois de la République face à la fragmentation communautariste ».
Pourtant, aucune liste ne se revendique comme étant « communautaire ». Le mot sert surtout à qualifier des listes électorales portées par des minorités ethniques, généralement perçues comme de confession musulmane. Le mot qualifie autant qu’il disqualifie et dit beaucoup plus de ceux qui l’accolent que de ceux sur qui elle est accolée.
Car la peur est déclarée. Côté médias et livres, des enquêtes se multiplient pour établir des pratiques de clientélisme de la part de certains maires, accusés de faire « allégeance » à des représentants de la communauté musulmane pour acheter la paix sociale ou les votes des musulmans de leur ville.
La multiplication de ces listes autonomes est alors comprise non pas comme l’indice d’une implication citoyenne, mais comme la mise en place d’un rapport de force futur pour consolider un clientélisme électoral.
Plus encore, ces listes sont vues comme le signe d’un désir de sécession de certains quartiers ou villes populaires qualifiés en France de « territoires perdus de la République ». Est agitée surtout la menace de l’entrisme de ce qui est perçu comme un islam politique qui se servirait de ces municipales comme d’un laboratoire politique, selon cette analyse.
Cette vision se reflète dans les propos d’Emmanuel Macron contre le « séparatisme » qui menacerait la République. Le choix fait du quartier de Bourtzwiller, à Mulhouse, pour prononcer ce discours n’est pas anodin. Il est l’un des 47 « quartiers de reconquête républicaine » de France, un dispositif créé en 2018 pour lutter contre la délinquance et les trafics. Reconquête là où la République se sent menacée de « conquête », voire de « soumission », avec aussi une vision tout sécuritaire.
Déçus par la gauche
Les listes autonomes qualifiées de communautaires ne sont pourtant pas une nouveauté.
Commencée dans plusieurs villes dès 1989, la tendance s’est accélérée après les révoltes sociales de 2005 avec un investissement des personnes issues des quartiers populaires dans le champ politique. Lors des municipales de 2008, certaines ont atteint parfois le joli score de 10 %.
Mais ces listes s’inscrivaient dans un rapport de force, avec parfois la seule ambition d’être, sinon « le faiseur de roi », du moins un acteur du vote. Dans des scrutins serrés, elles finissaient par passer des accords avec un parti bien placé dans la course électorale.
Désormais – et c’est cela qui inquiète réellement –, la stratégie est autre. Les listes autonomes se créent avec le but déclaré non pas de peser mais bien de se faire élire ou de constituer un groupe politique municipal autonome.
La multiplication de ces listes autonomes est comprise non pas comme l’indice d’une implication citoyenne, mais comme la mise en place d’un rapport de force futur pour consolider un clientélisme électoral
Ainsi à Sarcelles, en région Île-de-France, Mara Kanté, membre de l’association Le Grand Défi, a mené une liste autonome ancrée dans sa connaissance des problèmes du quotidien des habitants. « Que les autres soient prévenus : nous entrons dans la partie ! », a-t-il prévenu.
À Garges-lès-Gonesse, dans la banlieue nord de Paris, c’est Samy Debah, ancien président du Collectif contre l’islamophobie en France, qui a fait campagne. Aux législatives de 2017, il avait obtenu 55 % des voix. Pour ses rivaux, il est à lui seul le symbole de l’islam politique et sa victoire dans cette ville aux taux d’abstention très élevés créerait un précédent certain. Et redouté.
Chez ces candidats, il y a tout autant contestation de toute trajectoire politique inféodée à un parti que la revendication d’un parcours singulier, qui lie questions sociales et identitaires.
Leurs programmes reprennent des thèmes chers à la gauche, comme le droit de vote des étrangers, la lutte contre le contrôle au faciès ou encore la question de la reconnaissance des minorités dans le débat public. Les questions d’éducation, de sécurité, d’égalité et d’écologie sont aussi à l’ordre du jour, tout comme les problématiques liées à la discrimination, au racisme ou aux inégalités.
Même si elles en partagent certaines thématiques, ces listes indiquent une forte déception vis-à-vis des politiques offertes ou conduites par les partis de gauche, notamment par rapport à des promesses électorales non tenues.
Plus largement, elles semblent témoigner d’un échec de la gauche française à avoir véritablement compris les dynamiques singulières des quartiers populaires. Refus aussi, pour ces quartiers, des politiques paternalistes et d’être considérés comme un électorat captif et acquis à cette même gauche.
Le cas de l’Union des démocrates musulmans français
Un parti en particulier retient l’attention. L’Union des démocrates musulmans français (UDMF). Créé en 2012, l’UDMF se définit comme un parti « non confessionnel, laïc et profondément républicain ». Son programme prend position sur tous les sujets économiques, sociaux, écologiques ou démocratiques.
L’UDMF a suscité l’intérêt à l’occasion des élections européennes de 2019. Au scrutin de mai dernier, ses idées ont séduit près de 30 000 électeurs, soit 0,13 % des suffrages exprimés.
Nagib Azergui, son président, l’affirme : il s’agit avant tout de défendre la mixité sociale. Son offre politique propose d’en finir avec la « ghettoïsation des quartiers populaires ». Mais l’UDMF insiste sur un point : sa vocation est de représenter tous les citoyens.
« Nous sommes partis d’un constat. Le musulman a été essentialisé en France », a déclaré Nagib Azergui à Middle East Eye. Selon lui, l’islam est utilisé comme un bouc émissaire par certains politiques français.
« Par exemple, en 2004, lorsque le gouvernement de [Jean-Pierre] Raffarin a proposé une réforme des retraites qui a suscité une forte opposition, très vite s’est mise en place une stratégie, encore en vigueur aujourd’hui, qui a consisté à agiter la question de l’islam et du voile. Une loi a alors été adoptée contre les signes ostentatoires à l’école », rappelle-t-il.
« Il s’est agi d’agiter une question qui concernait très peu de gens [le voile] alors que la vraie question [les retraites], sociale celle-là, concernait tous les Français. A émergé dans l’inconscient français l’idée qu’une partie de la population refusait de s’intégrer et posait un défi à la République, voire voulait la dévoyer. Or, on sait par l’histoire ce que cette désignation d’un ennemi intérieur peut produire. »
Le président de l’UDMF avertit, son parti est un parti de gauche et non confessionnel : « Le parti ne se situe pas sur le terrain religieux. Il ne s’agit pas d’appliquer la charia, d’effectuer le ‘’grand remplacement’’ », dit-il en référence à la théorie de Renaud Camus.
« Il s’agit de se placer sur le terrain de la citoyenneté et, au lieu d’être des citoyens à part, de devenir des citoyens à part entière »
- Nagib Azergui, président de l’Union des démocrates musulmans français
Si le nom du parti inclut le mot « musulman », « celui-ci renvoie à différents aspects, pas que religieux », insiste-t-il, regrettant que ce terme fasse même peur à la communauté musulmane, qui craint l’accusation de communautarisme.
L’UDMF creuse ainsi un paradoxe français : pourquoi reprocher aux Français issus de l’immigration de ne pas vouloir s’intégrer et de refuser les principes de la République et, en même temps, les soupçonner d’entrisme, de sécession, quand ils montrent le désir de participer à ce qui fait précisément la vie de la cité, à savoir les élections ?
« Il s’agit de se placer sur le terrain de la citoyenneté et, au lieu d’être des citoyens à part, de devenir des citoyens à part entière », affirme Nagib Azergui.
« Désormais, toutes sortes de gens rejoignent le parti. Tous se sentent trahis par les partis traditionnels. Toutes les autres stratégies ont échoué. Nous tentons une autre stratégie qui consiste à nous représenter par nous-mêmes », poursuit le président de l’UDMF.
« Notre combat est celui de l’émancipation et de la légitimité. Notre histoire, par la colonisation, est lourde à porter. Or, nous devons comprendre que nous ne sommes pas seulement ‘’accueillis’’, mais que nous avons participé à l’édification de ce pays. »
Nagib Azergui est d’accord sur le fait que la France est un pays communautarisé, « mais ce communautarisme est celui des élites qui vivent entre elles », dénonce-t-il.
Son parti affiche une ambition à long terme. « L’idée est d’avoir un volume d’élus, ce qui donnera la possibilité d’être en position d’arbitrage. Évidemment, avec des garanties et sans que jamais nous ne soyons une vitrine de la diversité ou instrumentalisés, sans être ‘’le musulman de service’’. »
« Résistances spontanées »
Dans la ville d’Argenteuil, en banlieue nord de Paris, c’est aussi une liste autonome qui a inquiété les élus locaux. Celle portée conjointement par Omar Slaouti et Françoise Pacha-Stiegler. Une liste « citoyenne », comme l’a précisé Omar Slaouti à Middle East Eye.
Ce professeur de physique-chimie vient du militantisme associatif, portant les problématiques des violences policières, de l’islamophobie, des discriminations raciales, de genre et des inégalités sociales.
Omar Slaouti a décidé de concrétiser son parcours dans une élection locale : « J’ai une double identité politique, au sein du Nouveau parti anticapitaliste [extrême gauche], avec la problématique du partage des richesses. Militant et membre d’un parti sont deux pôles qui ne s’opposent pas mais se complètent », estime-t-il.
La liste qu’il mène a reçu le soutien d’un large arc de partis de gauche, de la France insoumise au Parti communiste, qui ne présentent pas, eux-mêmes, de candidat à Argenteuil. Mais sa liste, Argenteuil tous ensemble, reste indépendante de ces partis.
« Il y a une prise de conscience selon laquelle il existe des problématiques spécifiques aux quartiers populaires et que ce sont les acteurs de ces quartiers qui organisent des formes de résistance et portent ces questions », analyse Omar Slaouti.
« Ces partis ont compris qu’ils ne peuvent plus en faire abstraction. Les résistances se sont construites sur les ronds-points avec les Gilets jaunes tout autant que dans les quartiers populaires », dit-il en référence au mouvement de contestation qui a agité la France l’année dernière.
« La convergence n’a pas été impulsée mais elle s’est faite d’elle-même par les luttes et résistances spontanées. »
« Il y a une prise de conscience selon laquelle il existe des problématiques spécifiques aux quartiers populaires et que ce sont les acteurs de ces quartiers qui organisent des formes de résistance et portent ces questions »
- Omar Slaouti, candidat de la liste Argenteuil tous ensemble
Omar Slaouti mesure l’inquiétude des partis de droite : « Nos concurrents semblent ennuyés, car nous rassemblons un arc de forces conséquent. Nous sentons bien que la tentation est grande de nous disqualifier car notre liste rassemble des gens non encartés et, à l’image de la ville, racisés et non racisés, et issus des classes moyenne et populaire ».
Pourquoi cette panique qui semble saisir la classe politique française ? Réflexe de chasse gardée d’un champ politique clôturé jusqu’alors ? Volonté acharnée de conserver une forme de baronnie à des caciques de partis, sous formes de postes, marchés publics à attribuer, diverses ressources publiques, assises locales comme rampe de lancement pour des mandats nationaux ?
Or, tous les politistes interrogés sont catégoriques : il n’y a pas de vote « musulman » en France. Le choix électoral des citoyens musulmans répond aux mêmes contingences sociales que le reste de la population.
Toujours est-il que ces accusations en bricolage idéologique qui mêlent salafisme, « Frères musulmans » ou encore « postcolonialisme » dépolitisent ces listes. Et nient leur dynamique citoyenne. Donc républicaine.
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