Gilets jaunes et banlieues françaises : une convergence impossible ?
Le mouvement hétéroclite des Gilets jaunes, qui a émergé mi-novembre à la grande surprise de la plupart des observateurs, fait l’objet ce mois-ci d’intéressants dossiers dans les principales publications de la gauche française, toutes sensibilités confondues.
Du Monde diplomatique au Monde libertaire, en passant par CQFD, le regard posé sur cette dynamique plébéienne demeure bienveillant pour l’essentiel, en raison de la réapparition fracassante de la question sociale sur le devant de la scène politico-médiatique.
Cet enthousiasme majoritaire à gauche – qui s’explique notamment par les nombreuses défaites encaissées au cours des luttes revendicatives précédentes, comme la loi Travail – n’empêche pas à un certain scepticisme de s’exprimer dans des contributions qui s’inquiètent, et à raison, des « menaces populistes », pointent l’omniprésence du drapeau tricolore ou rappellent que le jaune est la « couleur des briseurs de grève », par opposition au rouge ou au noir, portés traditionnellement par les révolutionnaires.
En plus de ces réserves légitimes, plusieurs articles ont cherché à accréditer ou infirmer la thèse selon laquelle les populations censées résider dans les banlieues françaises – et qui sont, implicitement ou explicitement, renvoyées à des origines, cultures ou religions « extra-européennes », c’est-à-dire africaines ou musulmanes – n’étaient pas les premières concernées par le mouvement des Gilets jaunes. Cette idée s’est exprimée le 9 janvier avec le simplisme le plus brutal dans le journal antisémite et pétainiste Rivarol.
« Nous avons affaire, avec les Gilets Jaunes, à des Français de base : nul Malika, Akim, Shlomo, N’Golo ou Abdel dans leurs rangs, mais des quidams bien de chez nous, loin des hordes de racailles venus du 93 pour faire leurs courses de Noël à Paris, en fin de journée, les quatre premiers samedis de décembre. »
Plusieurs articles ont cherché à accréditer ou infirmer la thèse selon laquelle les populations censées résider dans les banlieues françaises n’étaient pas les premières concernées par le mouvement des Gilets jaunes
D’autres textes, qui ne partagent pas du tout l’orientation de cet hebdomadaire d’extrême droite, ont toutefois pointé l’invisibilité supposée d’individus que l’on désigne, selon les modes en vigueur dans certains milieux intellectuels et militants, comme « racisés », « descendants de l’immigration postcoloniale », « issus de la diversité », « non-blancs », etc. Ainsi, un blog associé au journal en ligne Mediapart, marqué à gauche, a publié le point de vue suivant, le 5 janvier :
« Détail significatif mais non relevé me semble-t-il : la peau claire des manifestants qui signe l’absence des banlieues et des quartiers les plus défavorisés. Où sont les populations issues de l’immigration, pour reprendre une formule facile ? Désolé, mais ce n’est pas la France réelle qui se défoule chaque samedi. »
À la recherche de la « France réelle »
Cette formulation, pour le moins maladroite, illustre les procédés discutables qui permettent à des commentateurs, de gauche et de droite, d’établir l’origine – géographique ou sociale – d’une personne en fonction de la couleur de sa peau, comme s’il s’agissait de l’indicateur le plus pertinent ou le moins problématique.
De plus, cet indice permettrait de déduire l’adéquation du mouvement des Gilets jaunes avec « la France réelle », expression tout aussi malhabile qui fait écho à celle de « pays réel » portée historiquement par la droite nationaliste.
Les citations qui prétendent valider l’absence des banlieusards dans les manifestations mettent en lumière les processus critiqués par l’intellectuel britannique Kenan Malik dans son essai Strange Fruit, paru à Londres il y a près d’une décennie : « La racialisation n’est plus perçue comme un phénomène purement négatif. Ce qui a pour conséquence la réémergence des théories raciales et l’enfermement des individus dans leurs identités culturelles. » Ce constat vaut pour la France et bien d’autres pays.
Dès le 30 novembre, BFM TV publiait un article qui soulignait un paradoxe : les banlieues seraient « les grandes absentes du large mouvement de contestation qui soulève les quatre coins de la France »alors qu’elles sont « concernées par les inégalités, le chômage et la baisse du pouvoir d’achat ».
Pour certains spectateurs, les habitants des banlieues ou des « quartiers populaires » sont invisibilisés à partir du moment où ils ne donnent pas l’impression de se mobiliser sur leurs zones de résidence
Une série d’explications étaient ainsi avancées : l’absence d’« organisations citoyennes structurées », la difficulté à se reconnaître « dans cette grogne, portée pour l’essentiel par la ‘’France périphérique’’ », le soutien de l’extrême droite au mouvement ou encore la « peur d’être associé aux violences ».
Un article du Monde paru le 5 décembre et qui interrogeait l’hésitation des banlieues à rejoindre le mouvement des Gilets jaunes, reprenait peu ou prou la même série d’explications pour rendre compte de ce déphasage.
Au-delà d’être « issu de »
La journaliste affirmait que « nombre d’habitants des quartiers populaires se sont contentés d’observer ou de soutenir le mouvement à distance », avant d’apporter une nuance de taille :
« D’autres ont participé dès la première journée de mobilisation, le 17 novembre, à des blocages, mais sans se revendiquer des ‘’banlieues’’. Ils l’ont fait au titre de leur activité professionnelle [contrats précaires, chauffeur VTC…] ou de leur situation personnelle [mère célibataire, chômage…], comme tout autre manifestant. »
On comprend ainsi que pour certains spectateurs, les habitants des banlieues ou des « quartiers populaires » sont invisibilisés à partir du moment où ils ne donnent pas l’impression de se mobiliser sur leurs zones de résidence – comme ce fut le cas lors des émeutes de l’automne 2005 – ou ne revendiquent pas leur statut de banlieusards.
Dès lors qu’ils ne mettent pas en avant leur singularité, ils deviennent des manifestants comme les autres. Et les ressorts de leur protestation restent socio-économiques.
Le mouvement des Gilets jaunes a été capable de produire l’appel de Commercy mais il a aussi donné lieu à des dérapages racistes
C’est ce qu’a affirmé fort justement le sociologue Eric Marlière dans une tribune publiée par The Conversation , le 8 janvier : « Certains médias ont certes noté l’absence des habitants ou des jeunes de banlieues dans les marches impulsées par les syndicats ou par les Gilets jaunes. Mais dans les cortèges figurent bien des travailleurs issus des quartiers, syndiqués, et qui ne se mobilisent pas comme ‘’issus de…’’, mais tout simplement en tant que travailleurs. »
Dans le même ordre d’idée, une éditorialiste de France Inter a raillé, le 3 décembre, la propension des médias à réduire la banlieue au triptyque « jeune, arabe et noir ».
Convergence ou « éparpillement » ?
Quand ils n’ont pas véhiculé des clichés aussi caricaturaux, certains journalistes ont toutefois cédé au travers consistant à identifier une insaisissable « voix des banlieues » à celle de groupements s’en réclamant pour mieux démontrer la compatibilité entre Gilets jaunes et habitants des quartiers populaires.
Ainsi, les appels à manifester de Hassan Ben M’Barek, président du collectif Banlieues Respect, et de Youcef Brakni, membre du comité La Vérité pour Adama, ont été relayés au nom de la « convergence des luttes » ou de l’« antiracisme politique ».
Lors d’un meeting organisé le 29 novembre en vue de matérialiser la jonction entre différents segments contestataires, les porte-paroles du comité Adama ont déployé une rhétorique doloriste qui, selon l’hebdomadaire Marianne, aurait accentué une impression générale d’« éparpillement ».
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L’identification de la banlieue à des voix particulières soulève le problème de la délégation – pourtant refusée avec force par les Gilets jaunes, au grand dam des professionnels de la représentation –, tout comme celui de la « convergence des luttes » – qui suppose une segmentation de la conflictualité incarnée par des porteurs de causes spécifiques, soucieux de défendre leur pré carré au sein de microcosmes où la compétition pour le pouvoir est loin d’être absente. L’heure n’est-elle pas au dépassement ?
Le mouvement des Gilets jaunes a été capable de produire l’appel de Commercy mais il a aussi donné lieu à des dérapages racistes. Son intensité a fait reculer un gouvernement mandaté pour appliquer une politique néolibérale.
Mais dans sa récente « Lettre aux Français », Emmanuel Macron refuse le retour de l’impôt de solidarité sur la fortune et propose de « supprimer certains services publics » ou d’instaurer des quotas d’immigration. Cela n’augure rien de bon pour les travailleurs des villes, des banlieues ou des campagnes.
À moins que ces derniers, prenant conscience de leurs propres forces et refusant les logiques de parcellisation, ne participent directement à « l’organisation et à la gestion de la vie sociale », comme l’espérait Errico Malatesta en des circonstances autrement critiques.
- Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique (Université Panthéon-Sorbonne) et auteur de La Fabrique du Musulman (Libertalia, 2017). Il a enseigné dans plusieurs établissements supérieurs en France et publié de nombreux articles scientifiques ou politiques.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un homme avec son skateboard passe devant une peinture murale du street artiste PBOY représentant des Gilets jaunes, inspirée du tableau « La Liberté guidant le peuple » d’Eugène Delacroix, à Paris le 8 janvier 2019 (AFP).
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