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Printemps arabe 2.0 : cinq leçons tirées de 2011 pour les manifestants d’aujourd’hui

De l’Algérie à l’Irak en passant par le Liban, les manifestants appellent au changement. Quels enseignements peuvent-ils tirer des soulèvements de 2011 ?
Les protestations du Printemps arabe ont notamment touché la Tunisie, la Syrie et la Libye (à gauche) à partir de 2010. Plus récemment, des protestations ont eu lieu en Irak, en Algérie et au Liban (à droite) (AFP, Reuters, Creative Commons)
Les protestations du Printemps arabe ont notamment touché la Tunisie, la Syrie et la Libye (à gauche) à partir de 2010. Plus récemment, des protestations ont eu lieu en Irak, en Algérie et au Liban (à droite) (AFP, Reuters, Creative Commons)

Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un vendeur de rue tunisien humilié par des années de harcèlement par la police, s’est immolé par le feu dans la ville de Sidi Bouzid – un acte de protestation solitaire qui a déclenché une vague de soulèvements antiautoritaires dans toute la région.

Le « Printemps arabe » qui a suivi a été largement écrasé par des forces étatiques contre-révolutionnaires prêtes à tout pour consolider le statu quo. 

Dix ans plus tard, des gens continuent de s’immoler par le feu en signe de protestation aux quatre coins de la région, que ce soit au Soudan, au Liban ou encore en Égypte.

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Les conditions qui ont déclenché les soulèvements arabes, notamment la corruption au sein des gouvernements, les économies en faillite et la détérioration des services sociaux, n’ont fait que s’intensifier dans de nombreux pays avant d’être exacerbées par la pandémie de COVID-19 qui a touché le monde en 2020. 

L’incapacité généralisée des gouvernements de la région à s’attaquer à ces causes sous-jacentes a donné lieu au Printemps arabe 2.0, une nouvelle série de soulèvements dans le cadre desquels les manifestants réclament une meilleure qualité de vie.

« Le Printemps arabe 1.0 aurait pu déboucher sur la paix sociale si les gouvernements arabes avaient compris la nécessité de conclure de nouveaux contrats sociaux et d’instaurer des systèmes politiques plus ouverts, ainsi que celle de lutter contre la corruption au niveau institutionnel », explique à Middle East Eye Marwan Muasher, ancien diplomate jordanien auteur de The Second Arab Awakening.

« La plupart n’ont pas choisi de faire cela, préférant se retrancher, et l’État profond est revenu en force. »

Les manifestants élèvent à nouveau la voix – mais cette fois-ci, comme l’ont souligné les analystes, ils ont tiré les principales leçons du passé.

1. Le mur de la peur peut être brisé

Une caractéristique importante des soulèvements de 2010-2011 est qu’ils ont montré que le mur de la peur qui domine la région peut être brisé, explique Dalia Ghanem, chercheuse résidente au Carnegie Middle East Center à Beyrouth.

Malgré la répression qui a suivi les soulèvements, cette prise de conscience a engendré de nouvelles possibilités politiques et socio-économiques. L’importance accrue des réseaux sociaux a permis de poursuivre la discussion autour de ces idées sur des forums en ligne.

« Les citoyens arabes ont rompu le statu quo, ce qui est en soi un accomplissement », indique Dalia Ghanem. Depuis lors, des autocrates sont tombés et les gens se sont réveillés et ont décidé qu’ils méritaient mieux, que le contrat social postcolonial ne fonctionnait plus.

« [Aujourd’hui], les citoyens demandent leur place dans le processus décisionnel et renégocient leur citoyenneté. Que signifie être un citoyen arabe ? »

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La Tunisie est le seul pays emporté par le Printemps arabe qui n’a pas sombré dans la guerre civile ni connu le retour d’un régime autocratique. 

Mais selon Marwan Muasher, les dirigeants arabes n’ont pas su tirer leurs leçons quant à l’importance du changement politique.

Une grande partie de la région profitait jusqu’à récemment des prix élevés du pétrole et des investissements étrangers qu’ils ont attirés. Mais lorsque ces prix ont chuté, les revenus étrangers se sont asséchés. 

Sans ressources financières suffisantes pour maintenir la paix sociale, de nombreux dirigeants autocratiques ont désormais perdu la couverture qui leur avait permis d’étouffer le premier cycle de soulèvements arabes en 2011. 

Une décennie plus tard, les manifestants ont de moins en moins à perdre en affrontant ces régimes.

« [La première série de soulèvements arabes] a contribué à supprimer ce que les gens dans la rue appellent ‘’la barrière de la peur’’, à renforcer l’idée que le changement est possible et doit être recherché à un niveau fondamental, qu’il ne suffit pas d’exiger un changement des conditions de vie », affirme Jade Saab, qui a édité l’ouvrage A Region in Revolt: Mapping the Recent Uprisings in North Africa and West Asia.

2. Dominer les espaces publics

Pendant le Printemps arabe, les espaces publics, comme la place Tahrir du Caire, sont devenus des symboles de la voix collective des manifestants. 

Les manifestants égyptiens ont occupé la place pendant plus de deux semaines dans un contexte de violence sanctionnée par l’État, notamment des attaques de manifestants pro-gouvernementaux à dos de chameau et à cheval

Malgré cela, les manifestants ont continué de réclamer la fin du régime de Hosni Moubarak. Le 11 février 2011, leur souhait a été exaucé.

Des manifestants se rassemblent au sommet du bâtiment abandonné du « restaurant turc » sur la place Tahrir de Bagdad, au cours de manifestations anti-gouvernementales en novembre 2019 (AFP)
Des manifestants se rassemblent au sommet du bâtiment abandonné du « restaurant turc » sur la place Tahrir de Bagdad, au cours de manifestations anti-gouvernementales en novembre 2019 (AFP)

L’expérience démocratique éphémère de l’Égypte s’est ensuite transformée en une autocratie encore plus répressive que sous Moubarak. 

Mohamed Morsi, le premier président démocratiquement élu du pays, a été évincé en 2013 à l’issue d’un coup d’État militaire orchestré par le général Abdel Fattah al-Sissi, qui a depuis lancé une campagne de répression contre la dissidence.

Mais l’idée de ce qui peut être accompli avec des rassemblements et une présence publique collective a toujours lieu d’être, selon Jade Saab. La première vague de protestations a normalisé des stratégies qui ont ensuite été adoptées lors de la seconde, note-t-il.

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« La plus courante est l’occupation des espaces publics, devenus des lieux de création et de révision de l’identité de la nation entière, ainsi qu’une source d’art et de culture. »

L’an dernier, par exemple, alors que les Irakiens ont déferlé dans les rues pour protester contre l’élite corrompue du pays, le « restaurant turc » de Bagdad –un bâtiment délabré surplombant la place Tahrir, au cœur de la ville – est devenu le quartier général des révolutionnaires. 

Un manifestant a déclaré qu’il était destiné à entrer dans « l’histoire de la révolution en Irak ».

À Beyrouth, la place des Martyrs est devenue l’épicentre du soulèvement qui a commencé en octobre dernier, avec comme élément central un poing levé de six mètres de haut, symbole de la révolution. Les manifestants ont utilisé cet espace pour discuter des problèmes politiques du pays, mais aussi pour chanter, danser et célébrer un potentiel nouvel avenir.

3. Développer les forces sociales

Le premier cycle de soulèvements arabes de 2010-2011 a été suivi d’une période de calme relatif à travers la région.

De nombreuses personnes se méfiaient à l’idée de protester à nouveau, étant donné que les soulèvements en Syrie, en Libye et au Yémen avaient dégénéré en des guerres civiles qui ont dévasté des pays, tué des centaines de milliers de personnes et déplacé des millions d’autres.

Cela a « servi de munitions aux régimes régressifs de la région pour réprimer les mobilisations populaires et les dépeindre comme étant rien de plus que ‘’chaotiques’’ », indique Jade Saab.

Les mouvements de protestation sociale qui étaient actifs en 2010-2011 étaient naturellement sous-développés : après tout, ils avaient passé des décennies sous l’emprise de sociétés autoritaires.

De jeunes manifestants chantent ensemble sur la place Riad el-Solh de Beyrouth, en octobre 2019 (AFP)
De jeunes manifestants chantent ensemble sur la place Riad el-Solh de Beyrouth, en octobre 2019 (AFP)

Néanmoins, selon Jade Saab, les événements du Printemps arabe ont aidé ces groupes à se développer et à mûrir.  

« L’Irak, l’Iran et le Liban ont connu des manifestations nationales entre 2010 et 2019, mais elles étaient axées sur des questions précises », explique-t-il. « Ce sont ces mouvements qui ont contribué à créer une nouvelle strate de militants. Ces pays ont dû passer par leur propre processus de maturation, tout à fait indépendant de 2011, mais tout en sachant qu’un soulèvement général contre la classe dirigeante était toujours proche. »

Marwan Muasher souligne que la dernière série de protestations a été plus pacifique. Au cours des deux dernières années, les manifestants en Algérie et au Soudan ont gagné un large soutien en évitant la violence, observe-t-il.

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Magdi el-Gizouli, universitaire soudanais et membre du Rift Valley Institute, relève que le premier cycle du Printemps arabe a « inauguré un nouveau type d’engagement de masse en politique, un nouveau modèle d’action, un nouveau vocabulaire politique et une nouvelle grammaire opérationnelle ». 

Selon Magdi el-Gizouli, le dénominateur commun de nombreux mouvements de protestation était une demande souvent confuse de libertés sociales. 

Mais une fois en place, ces mouvements n’ont pas été en mesure de faire face à ce qui a suivi. Après la destitution des dirigeants, il n’y avait pas de véritable plan pour mettre en œuvre les revendications des manifestants au niveau politique.

« [En Égypte], des forces puissantes aux poches profondes ont rapidement approuvé et subverti les thèmes laïcs de la révolution et se sont même empressés d’abolir les libertés libérales découvertes au moment de la révolte », affirme Magdi el-Gizouli.

Ainsi, les manifestants d’aujourd’hui se retrouvent encore face à une question clé : comment garantir eux-mêmes les objectifs de leur propre révolution ?

4. Aller au-delà d’un changement superficiel

En observant les événements d’il y a une décennie, la plus grande leçon pour les manifestants de 2020 est qu’un véritable changement ne peut pas se produire du jour au lendemain. 

Des concessions superficielles, comme le remplacement d’une figure de proue par une autre, n’entraînent pas une véritable réforme politique. Le passage à un nouveau modèle politique demande du temps et une pression constante.

Khalil al-Anani, chercheur principal au sein de l’Arab Center de Washington, souligne que l’an dernier en Algérie, les manifestants sont restés dans les rues même après le départ de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika.

Des manifestants soudanais protestent contre l’aggravation de la crise économique, en octobre 2020 à Khartoum (AFP)
Des manifestants soudanais protestent contre l’aggravation de la crise économique, en octobre 2020 à Khartoum (AFP)

« Ils n’ont pas répété les mêmes erreurs que leurs camarades égyptiens, qui ont quitté la place Tahrir après dix-huit jours de protestations lorsque Moubarak a démissionné », précise-t-il. « Ils ont insisté pour remettre le pouvoir entre les mains des civils, et non d’un chef militaire, ce qui est une étape cruciale vers la reconstruction de la relation entre civils et militaires en Algérie. »

De même, Marwan Muasher note que les manifestants en Algérie « ont été beaucoup plus patients qu’avant ».

Les protestations au Soudan se sont également poursuivies après la destitution de l’ancien président Omar el-Béchir, les activistes ayant exhorté le mouvement prodémocratique à résister à une prise de pouvoir militaire. 

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Après l’éviction de Béchir et son remplacement par un conseil militaire, les manifestants ont scandé : « Le premier est tombé, les seconds tomberont aussi ! » En fin de compte, dans les pays aux prises avec le Printemps arabe 2.0, un retour à l’ordre politique antérieur n’est peut-être plus possible.

Magdi el-Gizouli précise toutefois que sans nouvelle structure politique à même de traduire les revendications sociales en mesures pratiques, les protestations de masse, comme celles en Algérie, au Soudan, en Irak et au Liban, ne pourront que livrer « des héros vaincus mais aucun pouvoir au peuple ».

Le défi, dit-il, « consiste à réinventer une organisation politique adaptée à l’objectif actuel de sécuriser le droit à la ville – qu’il s’agisse de Beyrouth, Bagdad ou Khartoum. »

5. Tenir bon

Les derniers soulèvements dans des pays tels que le Liban et l’Algérie sont de nature antinéolibérale, explique Jade Saab. Ils tirent les leçons de ce qui s’est passé en 2010-2011 en Tunisie, pays qui a réussi à instaurer la démocratie mais qui est toujours en proie aux problèmes économiques ayant affligé l’ancien régime.

La région, ajoute-t-il, continuera de connaître des demandes de changement fondamental tant que les classes dominantes ne résoudront pas les problèmes sous-jacents. « C’est l’agitation qui donne naissance aux mouvements sociaux, et non l’inverse. »

Il estime également que les manifestants doivent développer une vision politique unifiée, que ceux qui désirent des réformes doivent se rassembler au sein d’un seul et unique mouvement – ce que seul le Soudan est parvenu à faire jusqu’à présent.

La région MENA, comme le reste du monde, a été durement touchée par la pandémie de COVID-19 tout au long de l’année. 

Selon Marwan Muasher, c’est du pain béni pour les systèmes autoritaires, puisque les restrictions de mouvement, les mesures d’urgence et les craintes face à la propagation du coronavirus empêchent les gens de se rassembler en grand nombre. 

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« Le COVID-19 a ralenti les mouvements, mais à mon avis, il [ne les a pas tués] », soutient-il.

L’impact du virus est toutefois une arme à double tranchant pour les gouvernements, qui aggrave les problèmes économiques qui animent de nombreux mouvements de réforme et rend inévitables de nouvelles protestations.

« À mon avis, les gens vont voir de nombreuses versions – pas seulement 2.0 », affirme Marwan Muasher, qui constate que de nouvelles leçons seront tirées à chaque fois. « Nous sommes dans une situation très particulière où l’ancien ordre arabe est mort, politiquement, économiquement et socialement, et où le nouvel ordre a beaucoup de mal à naître. »

Pour Khalil al-Anani, selon toute probabilité, les jeunes « inonderont encore les rues chaque fois qu’ils en auront l’occasion et resteront rebelles jusqu’à ce que leurs demandes de liberté, de justice, de dignité et de représentation soient satisfaites. »

« La flèche du changement a déjà été décochée en 2011, et ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle ne touche sa cible », soutient-il.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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