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Un an après son élection, le Parlement tunisien est au cœur de la crise politique

Alors que le pays traverse la plus grande crise économique et sanitaire depuis son indépendance, le Parlement, pourtant une pièce maîtresse de la deuxième République, perd la confiance des Tunisiens. En partie parce qu’il est devenu l’arène de propagandes politiques
Plusieurs sondages indiquent que le Parlement est l’institution qui recueille le moins la confiance des citoyens (AFP)
Plusieurs sondages indiquent que le Parlement est l’institution qui recueille le moins la confiance des citoyens (AFP)

Pièce maîtresse de l’architecture de la deuxième République, le Parlement tunisien dispose de très larges prérogatives : il vote la confiance au gouvernement et peut le démettre, il a des pouvoirs d’enquête et dispose d’une autonomie financière et administrative. Par ailleurs, en l’absence de conseils régionaux élus, les députés sont membres de droit des exécutifs régionaux de leurs circonscriptions.

Si les deux premières élections législatives de la Tunisie postrévolutionnaire (celle de l’Assemblée nationale constituante de 2011 et la première législature de la deuxième République) ont suscité l’intérêt des électeurs, les circonstances particulières des scrutins de l’année 2019 ont fait passer ce rendez-vous au second plan.

En effet, la mort du président de la République Béji Caïd Essebsi à quelques mois de la fin de son mandat a bouleversé le calendrier électoral. Malgré les protestations de plusieurs partis politiques, l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) a dû avancer le premier tour de la présidentielle sans modifier la date des législatives.

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Ainsi, l’élection des députés s’est-elle trouvée coincée entre les deux tours de la présidentielle dans un pays où le locataire de Carthage a longtemps été l’homme fort du régime.

Par ailleurs, une loi électorale proposée par le gouvernement Chahed et votée par le Parlement mais non promulguée par le président a ajouté de la confusion à la confusion : destiné à freiner l’irrésistible ascension de Nabil Karoui, le texte prévoyait le durcissement des conditions pour se porter candidat aux élections nationales en exigeant notamment la production d’un casier judiciaire vierge et en interdisant aux dirigeants des associations caritatives de viser la députation et la présidence.

Enfin, l’arrestation en pleine campagne électorale de Nabil Karoui, qui est parvenu au second tour de la présidentielle, et la polarisation autour de sa libération ont fini d’ostraciser les débats autour du scrutin législatif.

Ce désintérêt s’est traduit par un taux de participation historiquement bas : seuls 41 % des électeurs se sont rendus aux urnes ; le second tour de la présidentielle, prévu une semaine plus tard, a été marqué par un net rebond de plus de quinze points.

Faute de véritable débat programmatique, les électeurs qui se sont rendus aux urnes ont réactivé les vieux mécanismes qui ont souvent guidé les anciens scrutins (y compris le premier tour de la présidentielle) : considérations régionales voire tribales, opposition islamistes sécularistes... Ainsi, plusieurs députés au comportement discutable (absentéisme, soupçons de corruption) ont été triomphalement réélus et un ancien contrebandier a été porté à la députation.

Une Assemblée fragmentée

Par ailleurs, le mode de scrutin proportionnel du « plus fort reste » ne permettant pas d’avoir des majorités hégémoniques, l’Assemblée issue de ces élections était de loin la plus fragmentée.

Le parti islamiste Ennahdha, arrivé en tête avec 52 sièges, ne disposait même pas du quart des sièges. Autre nouveauté, la formation de deux groupes radicaux opposés : les islamo-populistes de la coalition al-Karama (21 sièges) et les chantres de l’ancien régime du Parti destourien libre (PDL, 17 députés).

Les deux groupes ont prôné l’exclusion mutuelle et multiplié les démonstrations de force dans l’hémicycle et dans les couloirs du Parlement (organisation de sit-in, violentes altercations verbales, menaces physiques…).

Ces divisions ont eu pour première victime le gouvernement de Habib Jemli, proposé par Ennahdha et qui n’a pu compter que sur les voix des élus islamistes (Ennahdha et al-Karama), bien loin des 109 voix requises pour pouvoir exercer le pouvoir. Et si le gouvernement Fakhfakh a pu obtenir la confiance des députés, c’est sous la menace d’une dissolution et de l’organisation d’élections anticipées.

Ennahdha et Qalb Tounes de Nabil Karoui, qui se sont combattus pendant la campagne électorale, ont très vite compris l’intérêt d’une alliance qui propulserait Rached Ghannouchi au perchoir et donnerait à Karoui une certaine immunité

Pourtant, une majorité parlementaire a très vite émergé. Ennahdha et Qalb Tounes de Nabil Karoui, qui se sont combattus pendant la campagne électorale, ont très vite compris l’intérêt d’une alliance qui propulserait Rached Ghannouchi au perchoir et donnerait à Karoui, toujours poursuivi dans plusieurs affaires, une certaine immunité.

La coalition al-Karama, fidèle alliée du grand frère nahdhaoui, s’est jointe à cette nouvelle troïka, d’abord discrètement puis ouvertement. Le trio a réussi à obtenir la chute d’un Elyes Fakhfakh pas assez coopératif.

La question médiatique a également servi de ciment à cette majorité : en mai, al-Karama a présenté une proposition de loi pour réformer la régulation du secteur audiovisuel. Un texte qui permet à des chaînes proches d’Ennahdha et à la chaîne Nessma de Karoui de ne plus être hors la loi.

Il est intéressant de voir que ce texte, qui a finalement été renvoyé aux calendes grecques, a été le premier déposé après le confinement et qu’il a été jugé prioritaire par le bureau de l’Assemblée.

Cette instance, a priori purement administrative, est devenue éminemment politique. La troïka y étant majoritaire, elle s’est transformée en un puissant outil au service de la majorité.

Interprétant les textes à sa guise et mettant l’exécutif en difficulté en pleine crise du COVID-19, le bureau de l’Assemblée s’est mué en gouvernement bis dirigé par Rached Ghannouchi et ayant pour personnage clé Habib Khedher, un ancien député nahdhaoui rapporteur de la Constitution de 2014.

Conscient que son impopularité constante l’empêcherait de briguer la présidence de la République, le leader d’Ennahdha Rached Ghannouchi a alors décidé de profiter de son poste pour concurrencer le locataire de Carthage, allant jusqu’à rompre la neutralité tunisienne dans le conflit libyen.

Cette situation a fini par exaspérer un nombre croissant de députés et a justifié une motion de censure contre Rached Ghannouchi. Le texte a recueilli 97 voix pour, 16 contre, 18 bulletins blancs ou nuls. La majorité absolue n’étant pas atteinte, le président s’est maintenu mais a préféré sacrifier Khedher pour calmer ses oppositions.

La puissance de la nouvelle troïka

Au-delà du seul bureau de l’Assemblée, plusieurs groupes parlementaires ont transformé l’Assemblée en rampe de lancement pour leur propagande politique. La coalition al-Karama et le Parti destourien libre ont profité d’une disposition du règlement intérieur permettant de faire voter des motions – non contraignantes pour l’exécutif – pour appeler leurs pairs à se prononcer respectivement sur l’opportunité de demander à la France des excuses pour les crimes coloniaux et pour exiger la non-ingérence étrangère en Libye.

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Les deux textes ont été rejetés et un troisième proposé par le PDL visant à classer les Frères musulmans sur la liste des organisations terroristes a été bloqué par le bureau de l’Assemblée.

Samedi 7 novembre 2020, le PDL a organisé une journée parlementaire. La communication officielle du parti a montré ses principales figures prendre la pose sur l’estrade de l’ancienne salle du trône qui servait d’hémicycle jusqu’au début des années 1990.

Loin d’être anodin, le cliché est hautement symbolique : c’est à cet endroit que Ben Ali prêta serment après avoir renversé Bourguiba le 7 novembre 1987. Le clin d’œil aux nostalgiques de l’ancien régime n’a jamais été aussi appuyé !

L’élection du gouvernement Mechichi permet d’affirmer la puissance de la nouvelle troïka qui s’est assurée le soutien du nouveau locataire de la Kasbah. Bien qu’officiellement dans l’opposition, al-Karama assiste aux réunions de la majorité et appuie la nouvelle équipe gouvernementale.

Un an après son élection, le bilan de la nouvelle Assemblée n’est pas des plus flamboyants.

La multiplication des incidents de séance et les blocages opérés en pleine crise du COVID-19 n’ont pas contribué à rendre cette instance plus populaire aux yeux des Tunisiens.

Plusieurs sondages indiquent que le Parlement est l’institution qui recueille le moins la confiance des citoyens. L’impression que les députés se détournent des vrais problèmes des Tunisiens, au moment où le pays traverse la plus grande crise économique et sanitaire depuis son indépendance en 1956, peut pousser les électeurs à se détourner de la vie politique, voire à plébisciter un pouvoir autoritaire.

Plusieurs sondages indiquent que le Parlement est l’institution qui recueille le moins la confiance des citoyens

Cela peut bénéficier à l’actuel président Kais Saied, qui donne l’impression d’être au-dessus de la mêlée politicienne et qui cultive un discours anti-élite qui séduit une partie importante des Tunisiens.

Tous les sondages le donnent largement vainqueur d’une éventuelle future présidentielle. Cette confiance appuyée peut susciter chez lui une tentation autocratique.

L’autre bénéficiaire de cet antiparlementarisme est sans conteste Abir Moussi, qui propose de fermer la parenthèse révolutionnaire et de revenir à un régime présidentiel fort. Son refus de condamner l’ancien régime et son éloge de l’expérience égyptienne font craindre une restauration autoritaire qui passerait par les urnes.

Aujourd’hui, des sondages la donnent en tête des intentions de vote aux élections législatives (les sondeurs partent toujours de l’hypothèse d’une élection législative organisée le dimanche qui suit le sondage d’opinion). Alors que la Tunisie s’apprête à célébrer les dix ans de sa révolution, le processus démocratique est toujours menacé.

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