Zarif à Moscou : le point sur la coopération russo-iranienne
Sergueï Lavrov et Mohammad Javad Zarif ont quelques points communs : ils connaissent bien les États-Unis, ils parlent parfaitement l’anglais et ont derrière eux une solide carrière diplomatique, notamment auprès des Nations unies.
La Russie et l’Iran ont aussi un adversaire commun qui multiplie les « sanctions » à leur encontre : encore les États-Unis. Les deux ministres ont donc de bonnes raisons de s’entendre.
Un an après le retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien, Téhéran a décidé de suspendre certains de ses engagements. Sans pour autant se retirer de l’accord – et le chef de la diplomatie iranienne insiste sur ce point –, l’Iran a décidé de cesser de limiter son stock d’uranium enrichi et d’eau lourde.
Entre crise de confiance et pressions intérieures
Cette décision de l’Iran est avant tout la conséquence de l’hostilité ostensiblement affichée de Donald Trump : entre le retrait unilatéral de l’accord et les sanctions économiques multiples.
Mais au-delà de Washington, les Iraniens accusent les signataires européens de l’accord (l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni) de ne pas avoir rempli leurs obligations après le retrait des États-Unis, en dépit d’un mécanisme de troc mis en place par Berlin, Paris et Londres au début de l’année 2019 (qualifié de « mauvaise plaisanterie » par le guide suprême Ali Khamenei).
La réaction iranienne intervient dans un contexte de pressions américaines devenues insupportables depuis quelques semaines : inscription des Gardiens de la révolution sur la liste américaine des organisations terroristes, fin des dérogations aux sanctions accordées à huit pays important du pétrole iranien (Japon, Chine, Inde, Corée du Sud, Taïwan, Italie, Grèce, Turquie), déploiement militaire dans le golfe Persique…
Pour la République islamique, suspendre certains engagements de l’Accord sur le nucléaire sans en sortir, c’est une manière de résister à la superpuissance américaine désireuse de mettre l’Iran à genoux (et de réduire ses exportations de pétrole à zéro) et de bousculer des partenaires européens impuissants.
Ces pressions extérieures provoquent à leur tour des pressions intérieures. C’est ainsi qu’il faut comprendre la démission avortée de Zarif en février dernier.
Il devient en effet de plus en plus difficile de défendre une ligne modérée auprès d’Iraniens qui voient bien que les fruits de la modération ne sont pas au rendez-vous.
Cette fois, le populaire chef de la diplomatie iranienne ne démissionne pas. Il se contente d’envoyer un message de fermeté en annonçant la suspension de quelques engagements iraniens dans le cadre d’un accord largement fragilisé par Washington.
L’Iran peut compter sur le soutien de la Russie
Après cette annonce, la réaction de Moscou a été relativement bienveillante. Le Kremlin ne tergiverse pas quant aux responsabilités : c’est la « pression déraisonnable » subie par l’Iran qui est en cause, et non l’attitude iranienne.
Dans le cadre de la conférence de presse conjointe du 8 mai à Moscou entre Zarif et Lavrov, ce dernier est revenu aussi sur les responsabilités américaines.
La Russie est d’autant plus concernée par ce débat qu’elle a contribué au développement du secteur du nucléaire civil iranien
Par ailleurs, le chef de la diplomatie russe a insisté sur la nécessité de permettre à l’Iran d’exporter son pétrole. Tout en tendant la main aux partenaires européens – invités à remplir leurs engagements et à respecter l’accord en dépit du retrait américain –, Lavrov a déploré leur tendance à lier audit accord des sujets extérieurs (référence au rôle de l’Iran dans la région).
Il faut bien rappeler que la Russie est d’autant plus concernée par ce débat qu’elle a contribué au développement du secteur du nucléaire civil iranien (implication de l’agence russe Rosatom dans la mise en service de la centrale nucléaire de Bouchehr) et qu’elle a appelé, dès le retrait américain de l’Accord, à la mise en place d’un mécanisme de compensation.
La coopération russo-iranienne se poursuit en Syrie
La Syrie est l’autre sujet majeur abordé lors de cette rencontre. Sans aller jusqu’à parler d’un axe russo-iranien (la diplomatie russe entend jouir d’une totale indépendance), rappelons que la coordination militaire russo-iranienne a fonctionné dès le début de l’intervention russe sur le territoire syrien.
Dès septembre 2015, la Russie, la Syrie, l’Iran et l’Irak mettent place un « centre d’information conjoint » afin de coordonner les actions contre « l’État islamique ». En août 2016, l’aviation russe bombarde des cibles djihadistes (à Alep, Idleb et Deir ez-Zor) en décollant d’une base iranienne (aérodrome de Hamedan, au nord du pays). C’est la première fois depuis 1979 que l’Iran autorise une armée étrangère à opérer depuis son territoire.
La Russie se distingue nettement de l’Iran sur un point : elle n’a pas d’ennemi dans la région
Malgré l’absence d’une alliance formelle (ou même d’un véritable partenariat stratégique revendiqué), les deux pays partagent bien les mêmes objectifs : lutter contre les groupes djihadistes, protéger le pouvoir syrien et contrer l’influence américaine dans la région. Cette vision commune a finalement payé puisque les deux pays ont gagné ensemble en Syrie.
Il faut néanmoins nuancer l’alignement russo-iranien en Syrie. La Russie se distingue nettement de l’Iran sur un point : elle n’a pas d’ennemi dans la région. Au contraire, elle entretient de très bonnes relations avec les ennemis de l’Iran (qu’il s’agisse d’Israël ou de l’axe Riyad-Abou Dabi).
D’ailleurs, il est possible d’affirmer que le rapprochement russo-turc et la mise en place de la plateforme d’Astana en mai 2017 (accord signé par la Russie, l’Iran et la Turquie) ont permis à la Russie d’éviter un tête-à-tête avec l’Iran. Dans le cadre de la reconstruction du pays, il est même de plus en plus question d’une concurrence russo-iranienne sur le plan économique.
Faut-il pour autant accorder du crédit à la thèse d’une véritable divergence russo-iranienne dans le dossier syrien ? Elle demeure pour l’instant infondée. La Russie ne veut ni un Iran trop fort, ni un Iran trop faible.
Moscou agit en faveur d’un équilibre géopolitique dans la région. Pour l’instant, le départ des Iraniens de Syrie n’est pas une priorité pour la Russie, tant que tout est fait pour éviter une véritable guerre entre l’Iran et Israël.
Il est un domaine où la Russie a encore besoin de l’Iran : la lutte contre le terrorisme. Actuellement, la situation à Idleb préoccupe particulièrement Moscou. La base aérienne russe de Hmeimim est directement menacée par les djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham (qui ont progressé au détriment des rebelles islamistes pro-Ankara). Dans ce domaine et dans cette région, la convergence russo-iranienne est claire : Moscou et Téhéran veulent voir Damas reconquérir la province, au grand dam d’Ankara dont la position peut évoluer.
En définitive, la lutte contre le terrorisme, la volonté de voir Damas reconquérir son territoire et la méfiance à l’égard des Américains sont des raisons suffisantes pour une poursuite de la coopération russo-iranienne.
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