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EXCLUSIF : Des militants contre l’oppression des Ouïghours inscrits sur une liste noire du terrorisme

MEE a appris que le Congrès mondial ouïghour devrait engager des poursuites suite à son inscription dans la base de données financière World-Check
Un garçon porte un masque avec un drapeau symbolisant la cause séparatiste du Turkestan oriental lors d’une manifestation d’exilés ouïghours à Bruxelles (AFP)

Middle East Eye est en mesure de révéler qu’un groupe de défense des droits de l’homme internationalement reconnu qui sensibilise à la répression de la minorité ouïghoure en Chine occidentale a été inscrit sur une liste noire du terrorisme utilisée par bon nombre des plus grandes banques du monde.

Le Congrès mondial ouïghour (WUC), organisation basée en Allemagne qui conseille l’ONU et l’Union européenne, prévoit de poursuivre en justice le propriétaire de la base de données financière World-Check après que cette dernière s’est reposée sur des allégations chinoises pour lier le WUC au terrorisme.

Dolkun Isa, le président du Congrès mondial ouïghour, et deux autres membres haut-placés de l’organisation qui ont également été ajoutés à la liste noire dans la catégorie « individus » envisagent également des poursuites judiciaires.

L’inclusion du WUC dans la base de données est survenue malgré le fait que la Chine est confrontée à une condamnation générale et à un examen minutieux par la communauté internationale pour son traitement des Ouïghours, peuple turcophone principalement musulman, dans la province occidentale du Xinjiang.

En août 2018, un panel des Nations unies sur les droits de l’homme a déclaré avoir reçu des informations crédibles selon lesquelles plus d’un million de personnes seraient détenues dans des camps d’internement au Xinjiang. Les activistes ouïghours affirment que de nombreuses personnes ont disparu dans ces camps et que certaines ont été tuées.

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Selon de nombreux rapports, plus d’un million de Ouïghours, un peuple turcique majoritairement musulman, seraient actuellement détenus dans des camps d’internement à travers le Xinjiang, dans l’ouest de la Chine (ou Turkestan oriental occupé, comme de nombreux Ouïghours désignent la région).

Human Rights Watch a déclaré en septembre 2018 que près de 13 millions de musulmans du Xinjiang ont été « soumis à un endoctrinement politique forcé, à des punitions collectives, à des restrictions en matière de déplacements et de communication, à des restrictions religieuses accrues et à une surveillance massive, en violation du droit international en matière de droits de l’homme ».

Les Ouïghours sont particulièrement visés depuis que le dirigeant du Parti communiste Chen Quanguo est devenu secrétaire du parti pour le Xinjiang en 2016. Sous sa direction, une infrastructure de surveillance massive a été déployée dans toute la région pour surveiller et contrôler la communauté musulmane.

Les Ouïghours et les Kazakhs de souche sont régulièrement arrêtés s’ils pratiquent leur religion, notamment s’ils font la prière, respectent un mode de vie halal ou portent des vêtements exprimant la foi musulmane.

Le gouvernement chinois a même qualifié l’islam de « maladie idéologique » et détruit certaines mosquées de la région. Dans les camps, les détenus sont obligés d’apprendre le chinois mandarin et de faire l’éloge du Parti communiste chinois. Ils subissent également des sévices psychologiques et physiques.

Des activistes ouïghours affirment que des familles entières ont disparu dans les camps ou ont été exécutées.

La Chine a nié à plusieurs reprises les allégations de persécution à l’encontre de cette minorité, décrivant les camps comme des « centres de formation » destinés à lutter contre l’extrémisme religieux.

Le pays juge également « injustifiées » les préoccupations exprimées par les membres de la communauté ouïghoure et des groupes de défense des droits de l’homme, entre autres, et dénonce une « ingérence dans les affaires intérieures de la Chine ».

La Chine les décrit comme des « centres de formation professionnelle » et estime qu’ils sont nécessaires, ainsi que d’autres mesures, pour lutter contre l’extrémisme religieux chez les Ouïghours et les autres minorités.

World-Check est une base de données utilisée par les banques et les organismes gouvernementaux pour passer au crible d’éventuels clients afin de s’assurer qu’ils ne sont pas liés à des actes terroristes ou à des crimes financiers. Son accès est réservé aux abonnés.

Le groupe de presse et d’édition canado-britannique Thomson Reuters était propriétaire de cette base de données jusqu’en octobre dernier, date à laquelle elle a été vendue avec d’autres activités de gestion des risques financiers au géant des investissements Blackstone, qui a créé une nouvelle société de gestion des risques, Refinitiv.

Les propriétaires de World-Check ont été poursuivis en justice et contraints de présenter des excuses et de verser des dommages-intérêts à un certain nombre d’organisations et de personnes répertoriées dans la catégorie « terrorisme » de la base de données.

En janvier, Refinitiv a versé des dommages-intérêts au directeur du Palestinian Return Centre, une association caritative britannique, pour l’avoir lié à tort au terrorisme.

Refinitiv avait précédemment affirmé à MEE que les listes de terrorisme reposaient sur « des désignations gouvernementales et des sources autorisées ».

Transferts d’argent bloqués

Le WUC fait état de problèmes de transfert de dons à l’international depuis son inscription dans la base de données en 2008.

Par exemple, un groupe de réfugiés ouïghours qui s’était échappé d’une prison thaïlandaise et réfugié en Malaisie en novembre 2017 s’est retrouvé sans le sou lorsque le transfert des frais de justice levés par le WUC a été bloqué sans explication.

Cela a fait craindre aux groupes de défense des droits de l’homme que les banques et les régulateurs ne sont pas conscients des tentatives de la Chine d’utilisation des systèmes internationaux et d’accusations de terrorisme pour faire taire ses opposants politiques.

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Le WUC, qui a été créé à Munich en 2004 par un groupe de Ouïghours qui avaient fui le Xinjiang, ne savait pas qu’il figurait sur World-Check avant d’être contacté cette année par un cabinet d’avocats britannique travaillant sur des affaires similaires.

Dolkun Isa, président du WUC, déclare que depuis 2016, il n’a pas pu envoyer ou recevoir de l’argent du WUC à l’international. Il ajoute que la banque allemande Deutsche Bank, la Commonwealth Bank of Australia et le service de transfert d’argent Western Union, entre autres, ont bloqué les paiements sans aucune explication.

Le porte-parole de la Commonwealth Bank of Australia a indiqué MEE qu’il lui était impossible d’évoquer un cas particulier sans autorisation du client concerné. La Deutsche Bank s’est refusée à tout commentaire.

Lors d’un voyage à Genève pour assister à une réunion du Conseil des droits de l’homme des Nations unies l’année dernière, un agent de change a empêché Dolkun Isa de convertir des euros en francs suisses, rapporte-t-il.

« J’ai donné une pièce d’identité. Puis elle a vérifié et elle a dit : “Non. Vous ne pouvez pas le changer.” J’ai été surpris. Un de mes collègues a dû y retourner pour changer l’argent. »

Mehmet Tuhut, avocat basé au Canada depuis 2000 et ancien président du Congrès mondial de la jeunesse ouïghoure (WUYC), prédécesseur du WUC, évoque des problèmes similaires. Une somme de 5 000 dollars transférée sur son compte à la Banque royale du Canada en octobre 2017 a disparu, dit-t-il. Il n’a pas pu la récupérer.

« Imaginez, des millions de personnes aux États-Unis et au Canada envoient de l’argent chaque jour. Et 5 000 dollars ont simplement disparu. Nous avons d’énormes difficultés comme celle-ci. »

En tant que chargé de l’immigration au WUC, Mehmet Tuhut a tenté d’aider le groupe de réfugiés ouïghours qui s’étaient échappés de la prison thaïlandaise en 2017.

Selon lui, le WUC a été empêché d’envoyer de l’argent via Western Union et un autre service de transfert. « Ce genre de choses est assez fréquent », commente-t-il.

Il dit maintenant que s’il veut envoyer ou recevoir de l’argent, il utilise le nom de son fils.

Omer Kanat, cofondateur du WUC avec Dolkun Isa, rapporte également que Western Union a bloqué ses paiements. « C’est très décevant de ressentir l’influence de la Chine de cette manière », confie-t-il à MEE.

Bien que les banques concernées aient refusé de leur dire pourquoi elles bloquaient les paiements, ces difficultés font écho à des problèmes similaires rencontrés par d’autres groupes et individus listés sur World-Check.

Une porte-parole de Western Union a déclaré à MEE que la société ne pouvait pas commenter les transactions des clients en raison d’obligations de confidentialité. Une transaction pourrait être refusée pour diverses raisons, a-t-elle ajouté.

« Western Union examine toutes les transactions séparément et une décision antérieure d’approuver ou de refuser une transaction n’entraîne pas nécessairement la décision d’approuver ou de refuser l’utilisation des produits ou services Western Union à l’avenir. »

Abandon de la notice d’Interpol

La Chine considère le WUC comme un groupe terroriste depuis sa création, ayant interdit son prédécesseur, le WUYC, ainsi que plusieurs autres groupes ouïghours en 2003.

Pékin prétend que le WUC est une section politique du Parti islamique du Turkestan, un groupe militant qualifié d’organisation terroriste par le Conseil de sécurité des Nations unies en 2002. L’Allemagne et les États-Unis affirment quant à eux qu’il n’existe aucune preuve de liens entre les deux groupes.

« Il est clair que la situation dans le Xinjiang est liée à l’initiative de nouvelle route de la soie, au désir de s’assurer que cette région clé de l’expansion de la Chine en Asie est complètement pacifiée et ne présente aucune sorte de menace potentielle »

- Rachel Harris, School of Oriental and African Studies

Le WUC fait régulièrement du lobbying auprès des Nations unies et du Parlement européen sur les questions ouïghoures et les conseille sur ce sujet.

Il est également membre de l’Organisation des nations et des peuples non représentés, qui rejette le terrorisme et la violence en tant qu’instrument politique, conformément à son pacte.

L’année dernière, Dolkun Isa a fait lever une alerte de recherche d’Interpol qui avait été lancée à son nom à la demande de la Chine. Il a obtenu la nationalité allemande en 2006 en tant que réfugié. Il a depuis reçu un visa américain pour séjours multiples d’une validité de dix ans. Il précise être toujours banni de Turquie.

L’année dernière, la Chine a également tenté en vain de l’empêcher de prendre la parole devant la tribune consultative des Nations unies sur les questions autochtones.

« Depuis des années, le gouvernement chinois porte ces allégations de terrorisme contre le WUC et Dolkan Isa. Toutefois, il n’a pas encore fourni de preuve jugée crédible par les acteurs du gouvernement américain, de l’ONU et d’Interpol », a déclaré Sophie Richardson, directrice de Human Rights Watch pour la Chine.

« Si la Chine a des preuves, qu’elle les montre. »

Rachel Harris, experte des Ouïghours au China Institute de la School of Oriental and African Studies (SOAS) basée à Londres, affirme que le WUC est une « organisation tout à fait légitime qui milite pour les Ouïghours du Xinjiang ».

Elle juge que la désignation du groupe en tant qu’entité terroriste est « particulièrement bizarre ».

« Ils ont toujours été très clairement une organisation démocratique », affirme-t-elle.

L’experte explique que les universitaires ont convenu en 2003 que la désignation en tant que terroristes de groupes ouïghours par la Chine avait une motivation politique.

Elle précise que la Chine l’a fait dans le but de « redéfinir » la question du séparatisme ouïghour dans le Xinjiang à la lumière de la déclaration américaine de « guerre contre le terrorisme ».

Darren Byler, un spécialiste des questions ouïghours basé à l’Université de Washington, estime lui aussi que le WUC « ne plaide pas pour une résistance violente ou quoi que ce soit lié au terrorisme ».

Selon lui, le WUC se concentre sur « la définition des éléments de base de ce qui est nécessaire pour que les personnes puissent survivre dans cette situation ». Si cette organisation est dans le collimateur des autorités chinoises, c’est parce qu’elle « contredit le discours de l’État chinois concernant l’histoire ouïghoure et les formes politiques légitimes ».

Le ministère chinois des Affaires étrangères n’avait pas répondu aux demandes de commentaires de MEE au moment de la publication.

Inquiétudes en matière de protection des données

Les militants pour la protection des données ont reproché à World-Check de ne pas alerter ceux qu’il répertorie dans sa base de données.

Celle-ci est également critiquée pour ses méthodes de recherche. Elle affirme utiliser uniquement « des informations émanant de sources publiques crédibles et reconnues » pour créer ses profils.

MEE a néanmoins révélé en décembre dernier que la base de données comprenait parfois des liens vers des sites web d’extrême droite islamophobes dans des entrées concernant des organisations et des individus musulmans.

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Dans le cas des quatre profils du WUC, 13 des 36 hyperliens qui leur sont rattachés ne fonctionnent plus. Il s’agit notamment de liens vers des sources secondaires telles que l’agence de presse étatique chinoise Xinhua et vers des sources primaires telles que le ministère chinois de la Sécurité publique.

« Il ne semble pas que World-Check ait la volonté ou les moyens de faire preuve de la diligence requise », déclare Sophie Richardson, de Human Rights Watch.

« Cela pose une question plus large aux banques internationales et à leurs régulateurs. De toute évidence, ils ne peuvent pas compter sur des intermédiaires qui fournissent un travail aussi médiocre pour obtenir les preuves nécessaires. Ils ont clairement une très faible capacité à évaluer les faits. »

Ben Hayes, consultant indépendant en surveillance financière et en lutte contre le terrorisme, explique à MEE que World-Check et les sociétés similaires doivent être réglementées, au même titre que les agences de notation.

« Ils ont réussi à convaincre tout le monde qu’ils effectuaient une sorte de maintien de l’ordre, mais il y a un manque flagrant de normes », indique-t-il. « Tous ces témoignages montrent l’impact que cela a sur les individus. »

Dans un communiqué, Refinitiv a déclaré à MEE : « Les lois et réglementations relatives à la protection des données qui régissent World-Check nous empêchent de discuter d’individus spécifiques. Cependant, une déclaration de confidentialité en ligne clairement détaillée stipule que tout individu peut nous contacter pour demander que ses données personnelles soient mises à jour ou effacées de World-Check et que les informations sont régulièrement examinées afin d’éviter que des données à caractère personnel inexactes, obsolètes, sans pertinence ou excessives ne soient traitées. »

« De très graves répercussions »

Les experts interrogés par MEE ont convenu que l’inscription dans la base de données de World-Check avait déjà eu de graves conséquences pour les Ouïghours.

« Cette désignation en tant qu’organisation terroriste a de très graves répercussions sur l’ensemble de la communauté ouïghoure et sur sa capacité à se mobiliser et à exprimer ce qu’elle subit, à savoir une crise épouvantable et une énorme violation des droits de l’homme », estime Rachel Harris, de la School of Oriental and African Studies.

« Il n’y a plus de voix ouïghoure. Intellectuels, écrivains, orateurs, chanteurs – tout le monde est dans un camp de concentration. Maintenant, les seules voix qui restent sont à l’extérieur »

- Mehmet Tuhut, l’ancien président du WUYC

Darren Byler appelle quant à lui World-Check à retirer le WUC de sa liste d’entités terroristes. « Si des organisations privées disposant de beaucoup de pouvoir économique déclarent que le Congrès mondial ouïghour est coupable de terrorisme, c’est un gros problème », soutient-il.

Une des préoccupations soulevées par plusieurs experts concerne le fait que World-Check ait pu devenir complice des efforts déployés par la Chine pour réprimer l’activisme ouïghour à des fins économiques.

Certains supposent que le ciblage de la minorité par la Chine est lié à son projet de nouvelle route de la soie, d’un montant de 1 000 milliards de dollars, qui vise à créer de nouveaux corridors terrestres et de nouvelles voies de navigation pour le commerce chinois avec les marchés d’Europe, du Moyen-Orient et d’Afrique, notamment à travers le Xinjiang.

« Il est clair que la situation dans le Xinjiang est liée à l’initiative de nouvelle route de la soie, au désir de s’assurer que cette région clé de l’expansion de la Chine en Asie est complètement pacifiée et ne présente aucune sorte de menace potentielle », affirme Harris.

Mehmet Tuhut, l’ancien président du WUYC, convient que cela explique pourquoi la Chine cherche également à faire taire les Ouïghours en exil.

« Il n’y a plus de voix ouïghoure », déplore-t-il. « Intellectuels, écrivains, orateurs, chanteurs – tout le monde est dans un camp de concentration. Maintenant, les seules voix qui restent sont à l’extérieur.

« Nous sommes peut-être peu nombreux mais nous représentons une cause beaucoup plus importante. Le gouvernement chinois veut éliminer tout bruit susceptible de compromettre son régime autoritaire et ses tentatives dangereuses d’atteinte à l’ordre mondial. »

Traduit de l'anglais (original) par VECTranslation.

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