EXCLUSIF : Le Caire utilise Interpol pour s’attaquer aux dissidents égyptiens à l’étranger
Une enquête de Middle East Eye révèle que les autorités égyptiennes se servent d’Interpol, l’organisation internationale de police, pour viser les opposants politiques du président Abdel Fattah al-Sissi à l’étranger.
Une série d’affaires montre les tentatives égyptiennes d’extrader les dissidents en exil en se servant des notices rouges et des diffusions, qui sont des systèmes d’alertes permettant aux États membres de demander l’arrestation de criminels présumés ayant fui à l’étranger.
Sissi a présidé une répression brutale contre la dissidence et l’opposition à son gouvernement depuis qu’il s’est emparé du pouvoir au moyen d’un coup d’État militaire en 2013, et a cherché à affermir sa domination par le biais d’un référendum constitutionnel en avril, qui pourrait le maintenir en poste jusqu’en 2030.
La dernière cible en date est le pouvoir judiciaire, le gouvernement ayant pris la main sur les nominations clés.
Au cours de cette seule année, pas moins de 21 détenus seraient morts en prison. Les disparitions forcées et les condamnations à mort se sont également multipliées sous Sissi.
Ces derniers jours, de grandes manifestations de rue dans les grandes villes ont appelé à l’éviction de Sissi. Une foule importante s’est rassemblée vendredi soir sur la place Tahrir au Caire, l’épicentre de la révolution de 2011 qui a renversé le dirigeant de longue date, Hosni Moubarak.
Les manifestations ont fait suite à des appels à la mobilisation lancés par Mohamed Ali, un magnat de la construction exilé, dont les vidéos en ligne accusant Sissi de corruption se sont répandues en Égypte et ont entraîné une multiplication des hashtags anti-Sissi sur internet.
Des centaines de personnes ont été arrêtées depuis vendredi, notamment Mahinour el-Masry, une avocate des droits de l’homme récompensée pour son travail qui représente certains des manifestants.
« Demande de coopération »
Interpol est une organisation internationale qui facilite la coopération entre les forces de l’ordre de ses pays membres. Avec ses 194 États membres, elle constitue un réseau international unique pour lutter contre les activités criminelles.
Un porte-parole d’Interpol a déclaré à MEE : « Une notice rouge n’est pas un mandat d’arrêt international, mais une demande de coopération basée sur un mandat d’arrêt délivré dans un pays membre ».
« Il appartient à chaque pays membre de décider de donner suite ou non à cette demande. »
Les notices rouges et les diffusions des États membres doivent être jugées conformes aux règles et au statut d’Interpol avant leur publication.
Cependant, des experts s’inquiètent de plus en plus du risque que constituent ces alertes pour des dissidents innocents.
L’éminent religieux égyptien Yousef al-Qaradawi a été rayé de la liste des personnes recherchées fin 2018 après qu’Interpol a reconnu que les accusations à son encontre présentaient « un caractère politique ».
Rodney Dixon, l’avocat de Qaradawi dans la procédure devant Interpol, a déclaré à MEE que « les motivations politiques étaient claires en raison du manque de preuves valables et vérifiables présentées par les autorités égyptiennes ».
Il a également averti que les personnes extradées vers l’Égypte « courraient le risque direct de ne pas pouvoir bénéficier d’un procès équitable, puis d’être détenues », et qu’« il exist[ait] des preuves évidentes de nombreux cas de mauvaises conditions de détention et d’expositions à la torture pour extorquer des aveux qui sont ensuite utilisés lors du procès. »
« Victimes de notices rouges abusives »
Les critiques affirment que les prérequis minimums pour que les notices rouges et les diffusions soient publiées ne suffisent pas à garantir qu’elles ne sont pas motivées par des considérations politiques.
Le système actuel n’offre également aucune possibilité à la personne faisant l’objet de la notice ou de la diffusion de contester les allégations au moment de la demande.
Yuriy Nemets, avocat basé aux États-Unis et expert dans les affaires d’abus d’Interpol, a déclaré à MEE qu’Interpol ne pouvait divulguer le contenu ni même l’existence d’une notice rouge ou d’une diffusion à l’individu concerné sans obtenir au préalable l’autorisation du gouvernement demandeur.
« Je suis très en colère contre Interpol. Comment peuvent-ils mettre ces noms sur leurs listes alors qu’ils savent que le gouvernement égyptien ment ? »
- Hossam Abdel-Fattah, urologue
Il a déclaré : « Interpol reconnaît qu’elle ne peut pas procéder à un filtrage complet des notices rouges et des diffusions sur la base des informations que les gouvernements sont tenus d’y inclure.
« Néanmoins, Interpol autorise quasiment toujours leur diffusion, alors que les victimes de notices rouges et de diffusions abusives ne prennent généralement conscience de leur existence qu’après leur détention ».
Interpol a déclaré à MEE : « La vérification de la conformité est basée sur les informations disponibles à ce moment-là […] Chaque fois que des informations nouvelles et pertinentes sont portées à la connaissance du Secrétariat général après leur publication, le groupe de travail réexamine le cas. »
Pour ceux qui font l’objet de notices rouges et de diffusions, les longues périodes de détention et les restrictions de déplacement sont courantes pendant les procédures d’extradition.
Poursuivre les hommes de Morsi
Les personnes faisant l’objet d’alertes peuvent déposer une plainte auprès de la Commission de contrôle des fichiers d’Interpol et demander leur suppression.
La procédure n’est toutefois pas conforme aux exigences démocratiques modernes en matière de procédure régulière, selon Maître Nemets, qui souligne également que « les personnes qui contestent les notices rouges et les diffusions abusives n’ont pas le droit d’être entendues, d’examiner les preuves que les gouvernements produisent contre elles, ni le droit de faire appel des décisions de la Commission ».
MEE s’est entretenu avec trois personnes ayant fait l’objet de notices rouges à la demande du gouvernement égyptien. Tous étaient des membres éminents du parti Liberté et Justice (PLJ) de l’ancien président Mohamed Morsi, aujourd’hui décédé.
En tant que membres de l’opposition, ils ont été contraints de fuir l’Égypte après la prise de contrôle du pays par l’armée en juillet 2013. Ils font tous les trois l’objet d’allégations de crimes contre l’État.
Leurs notices rouges ont également été retirées car les autorités égyptiennes ont omis de fournir des preuves vérifiables de leurs allégations.
Hossam Abdel-Fattah est un urologue basé au Qatar. Il a quitté l’Égypte après avoir été condamné à mort par contumace, avec 528 autres personnes, pour l’attaque – à laquelle il est accusé d’avoir participé – contre un commissariat de police ayant entraîné la mort d’un policier.
Le procès, en mars 2014, a duré quelques heures et les avocats de la défense n’ont pratiquement pas eu la possibilité de présenter leurs arguments. Le procès a été largement condamné pour son manque de respect des procédures officielles, y compris par l’ONU.
Néanmoins, Interpol a accepté la demande de notice rouge de l’Égypte contre Abdel-Fattah, qu’il a découverte après avoir été arrêté à Bombay lors d’une conférence médicale en 2016.
Il a été emprisonné pendant deux mois et contraint de rester en Inde pendant deux ans, le temps de la procédure contestant son extradition.
Il a déclaré à MEE : « Je devais rester en Inde sans passeport ni visa. Je ne pouvais pas travailler. Ma famille n’avait pas de salaire et a dû rentrer en Égypte. J’étais seul.
« Je suis très en colère contre Interpol. Comment peuvent-ils mettre ces noms sur leurs listes alors qu’ils savent que le gouvernement égyptien ment ? »
La notice rouge contre Hossam Abdel-Fattah a été abandonnée en août 2017 alors qu’il se trouvait toujours en Inde. Toutefois, cela ne garantit pas que son nom ait été supprimé des bases de données locales des États membres.
« C’est la chose la plus dangereuse », a déclaré Abdel-Fattah à MEE. « Il y a très peu d’endroits où je peux aller. Mon pays pourrait toujours m’extrader à tout moment si je voyage. »
Détenu en Albanie et en Ukraine
Elsayed Elezaby était ingénieur avant le coup d’État de 2013. Il a expliqué à MEE que peu après l’arrivée au pouvoir de Sissi, il a été informé de fausses accusations de terrorisme portées contre lui.
Cela signifie que ses biens ont été saisis et qu’il risquait au minimum 25 ans d’emprisonnement s’il retournait en Égypte.
En raison d’une notice rouge, Elezaby a été détenu pendant six mois en Albanie, puis pendant plus d’un an en Ukraine.
« Interpol ne doit pas soutenir le régime terroriste égyptien. Ils doivent séparer le politique du criminel »
- Elsayed Elezaby, ingénieur
Les deux pays ont refusé de l’extrader en raison de la nature politique des allégations et du risque potentiel de persécution.
Elezaby est parvenu à faire retirer la notice rouge le concernant en 2017. Cependant, il est actuellement bloqué en Turquie, étant donné que les autorités égyptiennes refusent de lui délivrer un passeport.
« Interpol ne doit pas soutenir le régime terroriste égyptien. Ils doivent séparer le politique du criminel », a déclaré Elezaby à MEE.
« La décision d’Interpol me fait perdre chaque jour de la crédibilité, a-t-il ajouté. À présent, je suis pris au piège sans documents de voyage et je ne peux pas demander l’asile. Il n’y a pas de lumière au bout du tunnel. »
« La notice rouge a détruit ma vie »
Un troisième homme qui s’est entretenu avec MEE a demandé à conserver l’anonymat. « J’ai toujours peur du régime égyptien », a-t-il confié.
Auparavant employé en tant que médecin, il a été condamné à mort par contumace lors du même procès qu’Abdel-Fattah. Lui aussi n’a pris connaissance de la notice rouge à son encontre que plus tard, lorsqu’il a été arrêté au Qatar.
La notice rouge a été contestée et supprimée l’an dernier, mais l’homme a affirmé qu’il évitait toujours de voyager et s’est dit inquiet pour l’avenir, les autorités égyptiennes refusant de renouveler son passeport.
« La notice rouge a détruit ma vie et celle de ma famille », a-t-il affirmé à MEE.
Des notices à caractère politique
Le statut d’Interpol interdit formellement « toute activité ou intervention dans des questions ou affaires présentant un caractère politique, militaire, religieux ou racial ».
Toutefois, cela n’a pas empêché un certain nombre d’États membres de publier des notices à caractère politique.
Le footballeur bahreïni Hakeem al-Araibi a été détenu plus tôt cette année en Thaïlande sur la base d’une notice rouge, alors que l’Australie lui avait accordé le statut de réfugié.
L’activiste ouïghour de premier plan Dolkun Isa a vu la notice rouge de la Chine à son encontre être retirée l’an dernier.
La Turquie et les Émirats arabes unis sont deux autres pays accusés d’avoir utilisé le système de notice rouge pour atteindre les opposants politiques.
Interpol a procédé à des réformes des systèmes d’alerte. En 2014, l’organisation policière a entrepris un examen complet de tous les mécanismes de surveillance. Des réformes visant à renforcer les contrôles de conformité des notices rouges et des diffusions ont été adoptées en 2016.
L’organe indépendant chargé de veiller à la conformité d’Interpol avec son cadre juridique, la Commission de contrôle des fichiers d’Interpol, a également fait l’objet de vastes réformes en 2016 dans le but d’améliorer ses capacités de supervision.
« Interpol a un rôle important à jouer dans la lutte mondiale contre le crime, mais pas au détriment des droits de l’homme », a indiqué à MEE Jago Russell, directeur général de Fair Trials, une organisation qui défend les droits des personnes confrontées à des accusations portées au pénal en dehors de leur pays.
« Nous avons travaillé avec Interpol sur des réformes visant à prévenir les utilisations abusives, ce pour quoi ils méritent d’être salués, mais des cas comme ceux-ci laissent penser que le chemin à parcourir est encore long. »
Interpol a déclaré à MEE qu’en 2018, l’organisation avait également commencé à examiner « le nombre important de notices rouges et de diffusions d’individus recherchés qui ont été autorisées avant la mise en œuvre de l’examen rigoureux de la conformité légale en 2016 ».
« Cet examen est crucial pour assurer l’intégrité des notices et des diffusions, car ce sont souvent dans ces notices plus anciennes que les médias et la communauté internationale relèvent des problèmes de conformité », a précisé le porte-parole.
Cependant, il existe des preuves que les dissidents égyptiens sont toujours en danger.
L’an dernier, il a été rapporté qu’un ancien ministre du gouvernement de Morsi, Mohamed Mahsoub, avait été arrêté en Italie suite à une notice rouge émise en 2016. Il a ensuite été libéré après le rejet par Rome de la demande d’extradition présentée par l’Égypte.
Des lacunes dans le système
Étant donné qu’elles sont rarement rendues publiques, il est difficile de savoir combien de ressortissants égyptiens peuvent encore faire l’objet de notices rouges et de diffusions à caractère politique.
Mohamad Jamil, directeur de l’Organisation arabe des droits de l’homme au Royaume-Uni, a affirmé à MEE qu’il avait participé au traitement de plusieurs affaires impliquant des dissidents égyptiens.
« Il y a une faille dans le système qui permet aux régimes dictatoriaux, dont les dirigeants commettent des crimes contre leur propre peuple, d’abuser du système », a-t-il déclaré à MEE.
« Pour pouvoir accomplir sa mission de manière optimale, Interpol doit classer les pays en fonction de leur bilan en matière de droits de l’homme. »
« Le règlement d’Interpol comporte de graves lacunes qui permettent aux gouvernements d’abuser de ses canaux à des fins politiques et à d’autres fins illicites », a pour sa part jugé Maître Nemets.
« Interpol doit procéder à de nouvelles réformes et ses pays membres doivent s’engager à punir les responsables gouvernementaux qui abusent du système d’Interpol. »
« Interpol continue de faire preuve de vigilance en ce qui concerne l’intégrité de son système de notices et de diffusions. De même, nous révisons en permanence nos processus et procédures afin d’identifier les possibilités d’améliorations sur le plan de la cohérence, de la rapidité et de l’efficacité de notre examen, et d’ajuster nos processus en conséquence. En 2018, l’Assemblée générale a approuvé un nouvel examen du règlement d’Interpol sur le traitement des données, qui est actuellement en cours », a indiqué un porte-parole d’Interpol.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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