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EXCLUSIF : « Travaillez avec nous en Syrie ou écartez-vous », a dit Erdoğan à Trump

Le président américain a surpris jusqu’aux responsables turcs en soutenant publiquement l’offensive d’Ankara en territoire kurde
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a appelé son homologue américain Donald Trump pour exprimer les motivations de la prochaine offensive turque (AFP)
Par Ragip Soylu à ANKARA, Turquie

Lorsque Recep Tayyip Erdoğan a mis fin à son appel avec Donald Trump dimanche, une certaine frustration planait dans la capitale turque, comme l’impression que les préoccupations d’Ankara n’avaient pas été bien prises en compte.

Quelques heures plus tard, ces sentiments ont été inversés, alors que la Maison-Blanche publiait un compte rendu explosif annonçant son soutien à un assaut turc dans le nord-est de la Syrie et le renversement de la politique américaine dans la région.

« Erdoğan a dit à Trump que les États-Unis devaient soit travailler avec la Turquie pour mener cette opération soit tout simplement s’écarter », a déclaré à Middle East Eye un responsable turc au fait de la conversation.

Pour les autorités à Ankara, il semble que le président américain ait décidé après l’appel de s’y plier.

« Erdoğan a dit à Trump que les États-Unis devaient soit travailler avec la Turquie pour mener cette opération soit tout simplement s’écarter »

- Un responsable turc

Depuis des semaines, les deux alliés de l’OTAN s’efforcent de mettre en place une zone tampon le long de la frontière syro-turque, dans le but de maintenir les forces kurdes soutenues par les États-Unis à au moins 32 km de la Turquie.

Ankara a néanmoins été frustré par l’absence de progrès et a commencé à préparer une offensive dans les zones contrôlées par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie pour les débarrasser des Unités de protection du peuple (YPG) kurdes.

Bien que la Turquie considère les YPG comme une branche du PKK (groupe militant interdit dans le pays), cette milice kurde a été le principal partenaire des États-Unis sur le terrain dans sa lutte contre le groupe État islamique (EI).

Cette dynamique a été une source de tensions persistantes entre Ankara et Washington, et alors que la Turquie terminait ses préparatifs en vue d’un assaut le weekend dernier, l’administration d’Erdoğan a voulu tendre la main à Trump une dernière fois pour expliquer ses motivations.

Selon le responsable turc, qui s’est exprimé sous couvert d’anonymat, la Turquie a voulu exprimer sa colère vis-à-vis de la bureaucratie américaine dans le domaine de la sécurité, à savoir le Pentagone, qui retardait apparemment la mise en œuvre de la zone tampon.

« Erdoğan a commencé à lui balancer tous ces arguments : que les subordonnés de Trump n’honoraient pas l’accord, que même si l’État islamique avait été vaincu, les États-Unis avaient encore envoyé une vingtaine de camions d’armes aux YPG, et ainsi de suite », rapporte le responsable turc.

Une autre pomme de discorde, toujours selon ce responsable, a été la construction récente de fortifications par les YPG près de la ville frontalière de Tell Abyad, malgré le démantèlement récent de structures de défense en signe de bonne volonté envers la Turquie.

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La réponse des États-Unis était « bizarre », estime le responsable. « Ils ont dit qu’ils les détruisaient plus rapidement que les YPG ne pouvaient les reconstruire. »

Cependant Trump n’était pas intéressé par tout cela, selon le responsable.

À la place, il a demandé à Erdoğan si le dirigeant turc pouvait faire quelque chose contre les combattants étrangers de l’EI qui croupissent actuellement dans les prisons kurdes au lieu d’être rapatriés et poursuivis par leur pays d’origine.

Erdoğan, rapporte le responsable, a souligné que la Turquie avait ces dernières années expulsé 6 000 combattants étrangers présumés vers leurs pays, et a suggéré que les deux dirigeants travaillent ensemble sur la question. 

« Mais il n’a pris aucun engagement sur la question », précise le responsable. 

« Trump n’a pas non plus répondu à la demande d’Erdoğan concernant la “zone de sécurité”. Il a dit qu’il consulterait ses conseillers militaires. »

L’engagement est venu dans le compte-rendu.

« La Turquie va bientôt aller de l’avant avec son opération prévue de longue date dans le nord de la Syrie. Les forces armées des États-Unis ne soutiendront pas ni ne seront impliquées dans l’opération, et les forces américaines, après avoir vaincu le “califat” territorial de l’EI, ne seront plus dans la zone immédiate », indiquait le compte-rendu.

« La Turquie sera désormais responsable de tous les combattants de l’EI dans la zone prise au cours des deux dernières années. »

Middle East Eye a sollicité les réactions de la Maison-Blanche et de l’armée américaine.

Combattants étrangers

Trump a promis de retirer ses troupes de Syrie à deux reprises cette année déjà, à la suite d’appels avec Erdoğan.

Une grande partie des critiques formulées à l’encontre du président américain à la suite de ces annonces concernait le sort des suspects de l’EI dans les prisons kurdes si un assaut turc était lancé.

Bien que les camps tels que le célèbre camp d’al-Hol se trouvent en dehors de la zone tampon prévue, les autorités kurdes qui gèrent les centres de détention ont déjà laissé entendre à MEE que les forces qui les gardaient seraient éloignées par un assaut.

Un responsable américain a déclaré lundi qu’Ankara et Washington n’avaient pas d’accord formel sur les combattants présumés de l’EI et leurs familles, « mais si la Turquie devait organiser une incursion majeure, ce problème serait exclusivement le leur ».

Plus tard dans la journée, Trump a tweeté qu’il « détruir[ait] et anéantir[ait] totalement » l’économie turque si elle faisait quoi que ce soit jugé « hors limites » et a déclaré que la Turquie devait veiller sur les combattants de l’EI capturés et leurs familles.

Traduction : « Comme je l’ai déjà dit avec force, et juste pour le répéter, si la Turquie fait quelque chose que je juge, dans ma grande et inégalée sagesse, hors limites, je vais totalement détruire et anéantir l’économie de la Turquie (je l’ai déjà fait !). Ils doivent, avec l’Europe et d’autres, veiller sur les combattants de l’EI capturés et leurs familles. Les États-Unis ont fait beaucoup plus que ce à quoi quiconque aurait pu s’attendre, notamment la prise de 100 % du califat de l’EI. Il est temps maintenant pour d’autres dans la région, certains très riches, de protéger leur propre territoire. LES ÉTATS-UNIS SONT GRANDS ! »

Des responsables américains ont déclaré aux médias locaux que près de 2 000 combattants étrangers étaient détenus par les Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les YPG, dans plusieurs centres de détention situés dans le nord de la Syrie, aux côtés de 10 000 combattants syriens et irakiens.

Selon certains rapports, le camp d’al-Hol accueille à lui seul plus de 60 000 enfants et femmes soupçonnés d’être affiliés aux combattants de l’EI. 

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Erdoğan a déclaré lundi que les États-Unis et la Turquie étudieraient les moyens de rapatrier les combattants étrangers et cherchaient à « interner rapidement » les combattants maintenus dans les prisons.

L’armée turque a redéployé des unités d’élite et des véhicules blindés vers les villes frontalières, avec des dizaines de médecins placés près de la frontière syrienne au cours du mois dernier pour soutenir toute éventuelle offensive.

Vendredi, les groupes rebelles syriens soutenus par la Turquie ont annoncé une large fusion et exprimé leur soutien à une quelconque offensive. On s’attend à ce que la Turquie compte fortement sur ses alliés rebelles syriens dans l’assaut.

Les troupes américaines ont déjà commencé à quitter le nord-est de la Syrie. Cependant, un autre haut responsable turc a déclaré à MEE qu’Ankara attendrait environ une semaine que les forces américaines se retirent complètement de la zone avant de lancer son offensive.

« Mais si nous constatons un risque, il y aurait une intervention [avant] », a déclaré ce responsable sous couvert d’anonymat.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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