Le tueur silencieux : les superbactéries à l’assaut du Moyen-Orient
Il a été décrit comme un tsunami silencieux et risque de renvoyer la médecine au Moyen-Âge.
Des souches de superbactéries résistantes à un large éventail d’antibiotiques sévissent à travers le Moyen-Orient et le monde entier.
Karam Yaseen, ancien infirmier de Médecins sans frontières (MSF), est désormais conseiller en matière de résistance aux antibiotiques dans un hôpital de soins postopératoires créé par l’ONG à Mossoul, dans le nord de l’Irak. L’armée irakienne a repris la ville en 2017, après une offensive de près de neuf mois contre l’État islamique (EI).
La résistance aux antibiotiques est classée parmi les menaces les plus graves auxquelles le monde est confronté, avec le terrorisme et le changement climatique
Peu de temps après l’ouverture de l’hôpital, il y a un an, le personnel a commencé à remarquer un niveau élevé de résistance aux antibiotiques chez les patients.
« Plus d’un an après l’offensive militaire à Mossoul, les conséquences de la résistance aux antibiotiques sont plus frappantes et plus visibles que jamais », déclare Yaseen à Middle East Eye.
Selon MSF, la résistance aux antibiotiques en Irak et au Moyen-Orient est extrêmement élevée. Plus d’un tiers des patients auscultés à l’hôpital de l’ONG à Mossoul résistent à un large éventail de médicaments.
L’utilisation non réglementée d’antibiotiques, une mauvaise hygiène et le chaos général provoqué par la guerre sont parmi les principales causes du problème des superbactéries. En outre, la hausse des coûts des soins médicaux et des médicaments – comme en Égypte – encourage souvent les gens à pratiquer l’automédication.
Des antibiotiques pour augmenter le poids du bétail
L’utilisation généralisée et abusive d’antibiotiques auprès de la population animale est également un facteur important, les bovins étant souvent nourris avec ces médicaments pour augmenter leur poids.
Or, les antibiotiques administrés aux animaux entrent dans la chaîne alimentaire et développent chez l’homme une résistance aux médicaments.
« Il y a quinze ans, l’utilisation d’antibiotiques [en Irak] était assez bien réglementée et nous avions un bon système médical », note Karam Yaseen.
« Mais la guerre de 2003 a tout changé. Certains antibiotiques nécessitant une ordonnance sont devenus très facilement accessibles sur le marché et les gens ont commencé à les utiliser davantage chaque fois qu’ils étaient malades.
« Aujourd’hui, en Irak, un pharmacien peut vous vendre des antibiotiques, même injectables, sans ordonnance. »
Mossoul pourrait certes être considérée comme un cas particulier. La ville a été ravagée par une longue occupation de l’État islamique puis par un siège de plusieurs mois. Des milliers de personnes sont mortes ou ont été blessées dans la lutte pour la reconquête de la ville, les infrastructures ont été détruites et les civils ont grandement souffert sur les plans physique et mental.
Toutefois, ce qui se passe à Mossoul est, à bien des égards, reproduit dans d’autres régions du Moyen-Orient et de par le monde.
Des soldats américains rongés par l’« Iraqibacter »
La résistance aux antibiotiques est classée parmi les menaces les plus graves auxquelles le monde est confronté, avec le terrorisme et le changement climatique.
Pendant des dizaines d’années, les antibiotiques ont arrêté la propagation d’infections bactériennes et, ce faisant, ont permis de sauver des millions de personnes et d’augmenter considérablement les taux d’espérance de vie.
Ces dernières années cependant, les antibiotiques ont montré des signes de perte d’efficacité, en particulier dans les pays en développement. Le monde médical a alors tiré la sonnette d’alarme.
Bien que la résistance aux antibiotiques soit présente au Moyen-Orient depuis de nombreuses années, elle a été pour la première fois perçue comme un problème majeur dans la région en 2003, lorsque des soldats américains blessés au cours des combats en Afghanistan et en Irak ont développé une résistance à une multitude de médicaments.
Dans la mesure où les infections bactériennes ne pouvaient plus être traitées, même avec les médicaments les plus puissants, des amputations aux jambes ont dû être pratiquées. Une souche particulière de virus, l’Acinetobacter baumannii, est devenue si courante chez les soldats qu’elle a été surnommée l’« Iraqibacter ».
Grâce à ses ressources médicales considérables, l’armée américaine a au moins réussi à contrôler le problème. Mais la plupart des gouvernements du Moyen-Orient n’ont pas les moyens de traiter adéquatement les personnes résistantes aux antibiotiques.
L’analyse des infections nécessite en effet une expertise considérable et de grosses sommes d’argent. Un traitement médicamenteux administré par voie intraveineuse peut coûter plusieurs milliers de dollars.
L’hôpital MSF de Mossoul dispose de zones d’isolement spéciales où les patients atteints de telles infections peuvent être soignés ; une aide psychologique peut également être nécessaire pour les victimes de conflits, souvent gravement traumatisées.
De nombreux établissements de santé de la région manquent toutefois d’unités d’isolement : certains manquent même de fournitures de base, comme des gants. Dans certains cas, les réserves d’eau potable et les installations sanitaires sont insuffisantes. Dans de telles circonstances, les infections peuvent se transmettre rapidement.
« Comme s’il s’agissait de bonbons »
« Le Moyen-Orient, avec l’Asie du Sud, est l’une des zones sensibles de la résistance aux antibiotiques dans le monde – en grande partie à cause de leur usage excessif et du manque total de contrôles », déclare à MEE le Dr. Richard Murphy, qui a travaillé pour MSF sur la résistance aux antibiotiques en Jordanie.
« Nous avons commencé à contenir l’usage excessif d’antibiotiques dans les hôpitaux d’Amman, mais le vrai problème réside dans la communauté au sens large, où l’on s’attend à ce que l’on vous administre des médicaments pour tout un éventail d’affections relativement mineures », ajoute le médecin, actuellement en poste à l’Université de Californie, à Los Angeles.
Des souches bactériennes résistantes aux antibiotiques, […] causent la mort de 700 000 personnes chaque année. […] ce chiffre pourrait atteindre les 10 millions de personnes par an d’ici le milieu du siècle
Des études menées au sein de la grande communauté irakienne de Jordanie ont révélé que de nombreuses personnes obtenaient des antibiotiques par le biais d’amis ou de parents ou conservaient des comprimés inutilisés afin de s’en servir plus tard.
Un médecin jordanien affirme que son pays consomme trois fois plus d’antibiotiques en un an que le Royaume-Uni, alors que la population de la Jordanie ne représente que le sixième de celle du Royaume-Uni.
« La véritable ampleur du problème ne m’a vraiment frappé que lorsque j’ai vu les résultats des tests effectués auprès des patients des cliniques ambulatoires en Afghanistan », ajoute le Dr. Murphy.
« Il s’agissait généralement de personnes en bonne santé se plaignant d’affections mineures, mais leur niveau de résistance aux antibiotiques était très élevé.
« Ils avaient été colonisés par des superbactéries au sein de leur communauté – c’est ce que l’on obtient lorsque l’on distribue des antibiotiques comme s’il s’agissait de bonbons.
« Si les gens tombent vraiment malades ou qu’ils se blessent, il n’y a rien pour les soigner et les infections peuvent facilement se transmettre. La situation à travers le Moyen-Orient est probablement similaire – et elle ne va pas en s’améliorant, au contraire, elle empire rapidement », prévient le Dr. Murphy.
Situation critique à Gaza
Plusieurs cas de résistance aux antibiotiques ont été signalés à Gaza, l’une des zones les plus densément peuplées de la planète, où l’accès à une eau potable saine est extrêmement limité et où font souvent défaut de bonnes pratiques d’hygiène.
Les superbactéries ne respectent pas les frontières.
Les eaux usées non traitées pouvant contenir des virus résistants aux antibiotiques sont évacuées de Gaza dans la Méditerranée et balayées par les marées jusqu’aux plages d’Israël.
Elles peuvent aussi s’infiltrer dans un aquifère qui fournit de l’eau non seulement à Gaza, mais également à l’Égypte et à Israël.
Selon une étude mondiale commandée par le gouvernement britannique et publiée en 2016, des souches bactériennes résistantes aux antibiotiques, telles que E. coli et Mycobacterium tuberculosis, causent la mort de 700 000 personnes chaque année.
L’étude précise qu’il pourrait s’agir d’une estimation basse et que ce chiffre pourrait atteindre les 10 millions de personnes par an d’ici le milieu du siècle.
Pas assez rentable pour les entreprises pharmaceutiques
« Sans action urgente et coordonnée, le monde se dirige vers une ère post-antibiotique dans laquelle les infections courantes et les blessures mineures, que l’on a pu soigner pendant des décennies, peuvent à nouveau tuer », a déclaré l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
« […] le monde se dirige vers une ère post-antibiotique dans laquelle les infections courantes et les blessures mineures, que l’on a pu soigner pendant des décennies, peuvent à nouveau tuer »
- Organisation mondiale de la santé
« La résistance aux antibiotiques met en péril les progrès de la médecine moderne.
« Les transplantations d’organes, les chimiothérapies et des opérations chirurgicales telles que des césariennes deviennent beaucoup plus dangereuses sans antibiotiques efficaces dans la prévention et le traitement des infections. »
Ce que les experts appellent les nouveaux médicaments – de tout nouveaux antibiotiques que les bactéries n’ont jamais vus – sont nécessaires, mais aucun n’a été développé au cours du dernier quart de siècle.
La mise au point de tels médicaments exige beaucoup de temps et de ressources. Les entreprises pharmaceutiques affirment avoir besoin d’allégements fiscaux et d’autres incitations pour se lancer dans des programmes de recherche complexes.
De plus, si un antibiotique radicalement nouveau devait être mis au point, l’OMS et d’autres organismes s’efforceraient de limiter strictement son utilisation afin de maintenir son efficacité.
Or, les médicaments utilisés rarement ne sont pas attractifs financièrement pour les sociétés pharmaceutiques ; elles gagnent plus d’argent en développant des médicaments pris sur de longues durées pour traiter, par exemple, des cancers.
« La stupidité des hommes »
« Non seulement nous n’avons pas réussi à développer de nouveaux médicaments, mais malgré l’ampleur du problème, il n’y a toujours pas d’action internationale coordonnée », déplore Tim Walsh, professeur à la faculté de médecine de l’Université de Cardiff, au Royaume-Uni.
« Les contrôles dans les hôpitaux et la collecte de données dans de nombreuses régions sont totalement inadéquats. Vient ensuite toute la question de l’hygiène, de l’assainissement et de l’évacuation des eaux usées.
« Si vous avez un conflit, comme en Syrie, en Libye ou, pire encore, au Yémen, vous ne savez absolument pas ce qui se passe, et les facteurs de risque se multiplient rapidement. »
Tim Walsh, reconnu comme une autorité mondiale en matière de résistance aux antimicrobiens, estime qu’internet a facilité l’expansion d’un marché des antibiotiques non réglementé.
La résistance aux antibiotiques s’est également répandue à cause de l’industrie du tourisme médical, évaluée à plusieurs milliards de dollars.
Plusieurs milliers de personnes au Moyen-Orient se rendent chaque année en Thaïlande ou en Inde pour des opérations et peuvent ainsi contracter des microbes et les ramener chez elles.
« La stupidité des hommes sur cette question a été spectaculaire », conclut Tim Walsh.
Traduit de l’anglais (original).
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