Alain Gresh : « Le Vél d’Hiv est une affaire franco-française qui ne concerne pas Israël »
PARIS – Paris, 27 novembre 1967, conférence de presse du général de Gaulle. Interrogé sur la situation au Moyen-Orient, alors que la guerre des Six jours est encore un souvenir vivace, le président français aura ces mots prophétiques : « Maintenant, il [Israël] organise sur les territoires qu’il a pris l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour il qualifie de terrorisme ».
Pourtant, à l’époque, on ne retiendra dans le charivari médiatique que la phrase gaullienne sur les juifs, qualifiés de « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ».
Cet épisode est l’un des nombreux qui jalonnent le nouveau livre d’Alain Gresh, et Hélène Aldeguer, Un chant d’amour. Israël-Palestine, une histoire française (La Découverte).
À travers des planches colorées, l’histoire « présente » est dévidée de façon minutieuse, archives et citations d’époque à l’appui : de la crise de Suez en 1956 qui signe les débuts d’une alliance stratégique franco-israélienne au choc de la guerre des Six jours qui voit l’opinion publique française prendre fait et cause pour le « David » israélien.
Du discours de François Mitterrand devant la Knesset au siège de Beyrouth-Ouest, du coup de sang de Jacques Chirac à Jérusalem au « chant d’amour pour Israël » de François Hollande, cette « passion française » qu’est le conflit israélo-palestinien est remarquablement mise en perspective.
Quelques faits oubliés aussi ou méconnus, comme la une de France-Soir annonçant « Les Égyptiens attaquent Israël » le 5 juin 1967… alors que c’était le contraire qui venait d’arriver. Ou l’affaire rocambolesque des vedettes de Cherbourg.
Israël, avant 1967, avait signé un contrat pour l’achat de douze vedettes lance-missiles. Sept avaient été livrées, mais en raison de l’embargo décidé par de Gaulle en 1969, les cinq autres étaient restées dans le port de Cherbourg. Le 25 décembre 1969, les membres d’un commando israélien prennent le contrôle de ces cinq vedettes et voguent vers Israël, où ils seront reçus en héros.
Restera à ajouter, peut-être plus tard, dessins et phylactères qui illustreront la future politique d’Emmanuel Macron vis-à-vis de ce conflit.
Middle East Eye : Pourquoi le problème israélo-palestinien est-il, comme vous le dites, « une passion française » ?
Alain Gresh : Pour plusieurs raisons. C’est le conflit qui est, depuis 50 ans, à la une de l’actualité. Certes d’autres guerres ont pu mobiliser la société française, comme le Viêt Nam ou les crises en Amérique latine, mais ces conflits ont été plus courts dans le temps. Cette continuité du conflit est un facteur important.
Puis, il y a eu, dès le départ de la création d’Israël, une relation particulière entre Israël et la France : un appui assez large au mouvement sioniste de toutes les forces politiques françaises, y compris en 1947 et 1948 par le Parti communiste.
En 1956, au moment de l’agression contre l’Égypte, lors de l’épisode du canal de Suez, une alliance stratégique se crée entre la France, la Grande-Bretagne et Israël.
Ce conflit n’est pas seulement un sujet de politique internationale, il est aussi un sujet de politique intérieure
De plus, la France est le pays où se trouvent les plus grandes communautés juives et musulmanes. Les communautés juives se sont mobilisées à partir de 1967 en soutien à Israël, puis surtout dans les années 1970 et 1980. Les communautés musulmanes se sont mobilisées en soutien aux Palestiniens surtout dans les années 1990, à partir de la première puis de la seconde Intifada.
Il ne faut pas oublier non plus la proximité géographique et humaine : les échanges se font de façon continue avec cette zone du monde. Pour la France, c’est quasiment un conflit de voisinage.
Enfin, la France a aussi joué dans la région un rôle particulier. Elle a été une puissance coloniale qui a eu des intérêts avec le Liban et la Syrie. Au final, ce conflit n’est pas seulement un sujet de politique internationale, il est aussi un sujet de politique intérieure.
MEE : Ce conflit, en raison de sa durée, polarise-t-il toujours autant en France ou lasse-t-il ?
AG : Il est vrai qu’il y a une certaine lassitude, d’une certaine manière, mais en même temps, le conflit est là. Ce qui se passe à Gaza en ce moment aurait pu laisser penser qu’il y aurait eu une mobilisation très forte en France, mais elle n’est pas là. Sans doute en raison de la crise du mouvement palestinien, mais il y a autre chose : c’est un conflit qui est là pour durer.
Dans l‘histoire des mouvements de colonisation, il y a eu deux cas de figure. Celui où les colons ont exterminé les populations locales, tels l’Australie, le Canada, la Nouvelle Zélande, les États-Unis… Celui où les colons sont restés une minorité et où il y a eu ensuite un retour en arrière, comme en Algérie ou en Afrique du Sud.
Le cas Israël/Palestine est le seul où, à la fois, la colonisation a réussi mais en même temps elle n’a pas pu totalement expulser les autochtones. Cela crée une situation explosive évidemment, appelée à durer.
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MEE : Cette passion française que vous décrivez, ne s’explique-t-elle pas aussi par un « paradigme Algérie » : l’alliance stratégique entre la France et Israël en 1956 se fait par exemple sur fond de guerre d’indépendance algérienne dont Nasser était un soutien actif.
AG : Il est vrai que la guerre de 1967 est vécue par une partie de la droite française comme une revanche sur la guerre d’Algérie. Mais par la suite, dans les années 1970 et 1980, le paradigme colonial n’a pas été très prégnant. Il est revenu seulement avec le resurgissement de la question coloniale en France et du fait de l’identification d’une partie des jeunes issus de l’immigration maghrébine à la lutte des Palestiniens.
Les gens y voient une certaine vérité de la situation internationale et ils établissent un lien entre leur situation et la domination occidentale
MEE : De façon plus large, pourquoi ce conflit, sur un territoire si petit, cristallise-t-il tant de « passions », et cela jusqu’en Amérique latine ?
AG : J’avais réfléchi aussi à cette question dans un ouvrage intitulé De quoi la Palestine est-elle le nom ?. Il y a dans l’histoire récente, à partir des années 1960, trois conflits qui ont joué dans l’histoire mondiale un rôle catalyseur : le Viêt Nam, l’Afrique du Sud et la Palestine.
L’argument israélien consiste d’ailleurs à dire que ce conflit n’est rien à l’échelle de la planète, qu’il fait au final peu de morts. Il me semble que c’est la dimension coloniale qui fait qu’un paysan d’Amérique latine ou quelqu’un en Asie peut se sentir concerné.
C’est le seul mouvement de solidarité internationale qui existe. C’est un conflit paradigme, d’une certaine manière. Les gens y voient une certaine vérité de la situation internationale et ils établissent un lien entre leur situation et la domination occidentale.
MEE : Au-delà de son aspect politique, ce conflit ne fait-il pas aussi appel à un imaginaire, notamment religieux, qui exacerbe encore les « passions » ? Vous montrez bien, par exemple, que la veille de son discours à la Knesset en mars 1982, Mitterrand médite, non pas sur la dimension politique de la situation, mais sur la Bible et Abraham.
AG : Cette dimension religieuse est importante mais cela n’a pas toujours été le cas. Dans le sionisme originel, cette dimension religieuse est inexistante. Il me semble d’ailleurs que dans l’histoire juive la fameuse prière « l’an prochain à Jérusalem » était surtout une abstraction.
Jusqu’en 1948, Jérusalem était une ville ouverte où seuls les Juifs pieux allaient en pèlerinage ou pour y être enterrés. Cette dimension religieuse a pris de l’importance en Israël seulement à partir de 1967.
Il y a aussi le rapport des Européens à la question juive : à la fois une espèce de culpabilité justifiée en raison du génocide. Et puis, la Bible est quand même une partie de l’imaginaire occidental. Effectivement, le fait que Mitterrand, qui n’était pas vraiment croyant, puisse réfléchir sur l’épisode biblique de la promesse faite à Abraham dit quelque chose.
J’ai toujours été convaincu qu’une partie des pro-sionistes sont antisémites
MEE : Vous montrez aussi dans la BD qu’en 1967, Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives sous Vichy, publie un éditorial dans le journal d’extrême droite Minute pour appeler à la victoire d’Israël car les Français juifs auraient, selon lui, vocation à aller y vivre. Plus largement, comment expliquer le soutien de certains partis européens d’extrême droite à l’État d’Israël ?
AG : J’ai toujours été convaincu qu’une partie des pro-sionistes sont antisémites. Soit ils pensent que les juifs sont partout et ont le pouvoir, et qu’il faut alors les ménager. Soit ils pensent que les juifs sont à part.
Pour Vallat, en effet, les Juifs ne s’intégreront jamais à la France et ils doivent partir en Israël. Aujourd’hui, en Europe, l’extrême droite n’est pas dans l’essentiel antisémite mais antimusulmane. Ils considèrent qu’Israël est un allié. On le voit aujourd’hui avec l’affaire de la campagne d’affichage antisémite anti-Soros en Hongrie.
La lutte contre le terrorisme crée aussi un rapprochement. Ainsi François Fillon, quand il se rend en 2006 en Israël, déclare que la France se bat « dans la même tranchée » qu’Israël contre le terrorisme. Israël apparaît, pour beaucoup, comme un bastion occidental et donc, un allié contre le péril islamiste.
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MEE : Vous montrez aussi que l’intelligentsia française a eu du mal, au début, à considérer la création d’Israël comme un projet colonial. Pourquoi ?
AG : Les intellectuels les plus emblématiques de l’époque, Sartre et Beauvoir, sont ceux qui sont allés le plus loin, dans la gauche radicale française, en soutien aux mouvements anticolonialistes. Ils ont soutenu le FLN notamment.
Mais le génocide juif pèse beaucoup sur le fait qu’ils n’ont pas vu Israël comme un fait colonial. Ainsi Sartre fait une préface dans un numéro des Temps modernes en juin 1967, où Maxime Rodinson publie son célèbre article « Israël, fait colonial ? ». Sartre écrit : « Nos amis arabes disent qu’ils ne sont pas antisémites mais qu’ils sont contre les Israéliens. Mais ils ne peuvent nous empêcher de penser que les Israéliens sont aussi des juifs ». Nous sommes vingt ans après le génocide, on peut comprendre cela.
Dans les milieux intellectuels français, on a longtemps considéré le sionisme comme un mouvement de libération nationale
Dans les milieux intellectuels français, on a longtemps considéré le sionisme comme un mouvement de libération nationale. Le sionisme naît à la fin du XIXe siècle, effectivement dans l’effervescence des mouvements européens de libération nationale. Mais également dans le colonialisme européen qui voit le fait de conquérir d’autres pays comme un moyen d’y apporter la civilisation.
La dimension coloniale de l’entreprise sioniste n’a pas été perçue. Selon moi, une des faiblesses du mouvement de solidarité avec les Palestiniens est justement de ne pas comprendre cette dimension coloniale.
MEE : Vous montrez aussi que ce conflit est aussi un conflit de « narration » et que si Israël a pu remporter, un temps, la bataille de la narration dans l’opinion publique française, cela a changé. De quand date le basculement ?
AG : La bataille de la narration est essentielle. C’est pour cela que le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions [BDS] gêne tant Israël car il traduit une image d’Israël qui se dégrade. C’est là aussi qu’Israël a un problème : le régime d’apartheid est déjà instauré. Mais aller plus loin dans ce régime serait accepter de dévaloriser son image.
En 1967, en France, il y a une mythologie positive d’Israël, celle d’un David se battant contre le Goliath arabe, les kibboutz, le socialisme aussi. Puis cela bascule avec l’invasion du Liban en 1982, avec le siège de Beyrouth-Ouest, et la première Intifada de 1987.
Ces deux évènements seront très médiatisés en France, avec des images fortes qui feront basculer l’opinion publique et mettront fin à l’idée d’Israël toujours en position « défensive ».
MEE : On a pu expliquer les positions prises par la France en faveur des Palestiniens par la fameuse « politique arabe française ». Mais celle-ci n’a-t-elle jamais été réelle ?
AG : Une des motivations de la politique de de Gaulle, après 1962, a été la volonté de développer les relations avec l’environnement proche qu'est le Proche-Orient ou le Maghreb. Mais je ne suis pas sûr que cette dite politique arabe était forcément pro-arabe. Elle était fondée sur un certain nombre d’intérêts, avec des alliances qui ont varié.
Mais ce terme « politique arabe » a aussi été utilisé, par certains, pour dénoncer en fait la politique française de soutien à la question palestinienne. Prenez l’exemple de Jacques Chirac. Il n’était pas pro-palestinien. Mais son voyage en Israël en 1996 le fait basculer, avec la fameuse visite à Jérusalem. Il comprend alors que son clash avec les services israéliens fait de lui un héros dans le monde arabe. Et que cela a pu avoir des bénéfices pour la place de la France dans la région.
MEE : Emmanuel Macron a déclaré vouloir cesser la politique « néo-conservatrice » de la France. Qu’attendre de lui dans cette région et ce conflit ?
AG : Il me semble que c’est trop tôt pour tout. C’est une politique qui est en train de se construire encore. Il a déclaré ne pas vouloir reconnaître unilatéralement l’État palestinien. J’ignore s’il le fera ou pas. Mais je pense qu’on sera dans la continuité de la politique précédente, à moins qu’il y ait des bouleversements dans la région.
MEE : Comment comprendre l’invitation faite par Emmanuel Macron à Benjamin Netanyahou d’assister à la commémoration de la rafle du Vél d’Hiv ?
AG : Le Vel d’Hiv est une affaire franco-française qui ne concerne pas Israël. Je dirais même plus : on a tort de considérer qu’Israël est l’héritier du génocide. Il y a une manière d’Israël de se servir du génocide qu’on ne devrait pas accepter.
De plus, cette invitation s’inscrit dans l’idée française que pour faire la paix, il faut discuter avec tout le monde. Mais on montre dans ce livre que depuis Nicolas Sarkozy, puis avec François Hollande, cela fait dix ans qu’on dit cela, sans résultat.
Il y a eu un tournant avec Nicolas Sarkozy dans la politique française vis-à-vis d’Israël qui pose qu’il faut se rapprocher d’Israël pour influer sur sa politique. Or cette politique est de plus en plus intransigeante. Mais on continue à faire comme si de rien n’était. D’une certaine manière, on légitime ainsi la politique d’occupation.
Aujourd’hui, on s’aligne sur la position des États-Unis donc d’Israël. La France devient inaudible
Quand on compare la position de de Gaulle en 1967 et la position française actuelle, il y a une différence fondamentale : de Gaulle avait compris que cette occupation allait créer des problèmes sans fin dans la région. Il n’était pas antisioniste pourtant.
Ce qui est intéressant, c’est que toute la politique française des années 1970, 1980, 1990 infirme l’idée qu’il faut être proche d’Israël pour faire bouger les choses. Au contraire, c’est parce que la France a tenu tête à Israël et aux États-Unis qu’elle a imposé l’OLP comme un interlocuteur, puis l’idée d’un État palestinien.
Aujourd’hui, on s’aligne sur la position des États-Unis donc d’Israël. La France devient inaudible.
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MEE : Cette invitation ne traduit-elle pas aussi une façon de considérer les juifs français comme forcément liés à Israël ?
AG : Il me semble que cela traduit en effet une attitude extrêmement ambiguë à l’égard des juifs français. D’une certaine manière, le gouvernement français légitime l’idée qu’Israël s’en occupe, qu’ils sont représentés par Israël.
Je trouve aussi scandaleux qu’on ne prenne aucune mesure contre les juifs français qui sont engagés dans l’armée israélienne et qui se trouvent dans les territoires occupés. C’est-à-dire qui mènent une guerre que la France considère pourtant comme illégale.
On parle des djihadistes qui partent, mais que dire des soldats franco-israéliens qui ont par exemple mené la guerre à Gaza et qui ont commis des crimes de guerre ?
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