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Cornel West : Black Lives Matter et la lutte contre l’impérialisme américain sont un seul et même combat

Le philosophe et activiste américain estime que les discussions sur les violences policières sont indissociables de celles sur les politiques impérialistes de Washington
Fresque murale représentant George Floyd et les noms d’autres personnes tuées par la police américaine (MEE/Linda Cheriyan)
Par Azad Essa à NEW YORK, États-Unis d’Amérique

Impossible d’évoquer la dévalorisation de la vie des noirs sans évoquer le militarisme et les longues tentacules de l’empire américain, explique le philosophe américain Cornel West à Middle East Eye.

Dans une interview fleuve à propos des actuelles manifestations aux États-Unis et la propagation du mouvement Black Lives Matter dans le reste du monde, ce contributeur majeur des African-American studies estime que les discussions sur le meurtre de George Floyd et les violences policières sont indissociables de celles sur les politiques impérialistes de Washington.

Cornel West n’est pas tendre envers l’ancien président Barack Obama. Le mouvement Black Lives Matter a émergé pendant son second mandat, alors que le ministre de la Justice et le secrétaire à la Sécurité intérieure des États-Unis étaient noirs.

George Floyd, un Afro-Américain, a été tué à Minneapolis le 25 mai par un policier blanc qui a pressé son genou sur son cou pendant près de neuf minutes.

« Les noirs ne seront jamais libres dans un système capitaliste prédateur. [Nous] ne serons jamais libres tant que l’élite du Pentagone restera incontrôlable avec ses politiques militaristes et continuera de tuer des gens en Amérique latine et aux Caraïbes, etc. »

La police avait été appelée par les employés d’une épicerie suite à l’achat par le quadragénaire d’un paquet de cigarettes avec un billet de 20 dollars soupçonné d’être faux.

« Je ne peux pas respirer », entend-on Floyd répéter dans la vidéo de son arrestation qui a depuis révolté le monde entier.

Pour les Afro-Américains, cet incident montre une grossièreté et une humiliation qu’ils ne sont tout simplement plus prêts à tolérer. « Est-ce là ce que vaut la vie d’un homme noir ? 20 dollars ? » a demandé le frère de George Floyd, Philonise, dans son témoignage au Congrès jeudi au 11 juin, au lendemain de l’inhumation de son frère.

« Ce que nous devons faire, c’est reconnaître qu’[…] on assiste à des funérailles [similaires à celles de George Floyd] en Cisjordanie à cause de la politique [et] des bombes américaines au travers de l’armée israélienne », affirme Cornel West à MEE.

« On assiste à de telles funérailles au Yémen… on assiste à de telles funérailles au Pakistan, en Afghanistan. On assiste à de telles funérailles au Mali. On assiste à de telles funérailles dans le monde entier, des funérailles dans lesquelles les États-Unis jouent un rôle disproportionné en les facilitant, quand ce n’est pas en y jouant un rôle direct. 

« Ainsi, dans la tradition de Martin Luther King Jr, il nous faut faire preuve de cohérence morale dans notre critique du racisme, du militarisme, de la pauvreté et du matérialisme américains », déclare le philosophe.

« La valeur d’un homme noir »

Alors que les États-Unis sont entrés dans une profonde dépression économique due au COVID-19, avec un taux de chômage sans précédent et un climat politique profondément clivant sous le président Donald Trump, le meurtre de Floyd a engendré des manifestations parmi les plus importantes qu’a connues le pays depuis le mouvement des droits civiques.

Des marches de protestation ont lieu dans les 50 États, dans des villes de toutes tailles. Chaque jour, plusieurs rassemblements et veillées ont lieu à New York, à Washington D.C., à Chicago et dans d’autres grandes métropoles.

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Les manifestants demandent également que la police ne soit plus financée voire qu’elle soit abolie, faisant valoir que les pratiques policières sont institutionnellement racistes et que de nouveaux systèmes doivent voir le jour.

Il est généralement admis que les Afro-Américains sont tués de manière disproportionnée par la police, terrifiant et mettant mal à l’aise des communautés entières.

« Je pense que l’élan fondamental à l’origine de cette colère est la mise en cause des élites, qui n’ont aucun compte à rendre. Donc, ça a à voir avec le pouvoir de la police et le meurtre policier au sein de la communauté noire », estime Cornel West.

« Ça a à voir avec le pouvoir de Wall Street et ses crimes s’agissant du pillage légal qui se fait depuis longtemps à Wall Street, des énormes inégalités de richesses qui en découlent. 

« Ça a à voir avec le pouvoir du Pentagone, et pas seulement les drones lâchés sur des innocents dans le monde entier, au Yémen et en Libye, au Pakistan, en Afghanistan et ailleurs. » 

« Obama, criminel de guerre »

Cornel West a réservé ses critiques les plus virulentes à l’ancien président Barack Obama, qui a récemment exprimé son soutien aux manifestations Black Lives Matter.

« C’est incroyable de voir notre frère Barack Obama agir comme s’il appartenait à l’avant-garde et luttait contre le pouvoir de la police alors que Black Lives Matter a émergé sous son administration, sous son ministre de la Justice et son [secrétaire à la] Sécurité intérieure noirs », estime l’intellectuel. 

« Alors qu’il a contribué à militariser ces services de police. Il a contribué à générer ces niveaux de pauvreté quand il a renfloué les criminels de Wall Street. Et nous n’avons pas encore parlé de la politique étrangère, s’agissant de larguer des bombes sur nos frères et sœurs innocents dans diverses régions du monde, en particulier au Moyen-Orient et en Asie. Nous n’avons même pas encore parlé du meurtre d’innocents frères et sœurs palestiniens par l’armée israélienne soutenue par les États-Unis », ajoute-t-il.

« Ce que nous devons faire, c’est reconnaître qu’[…] on assiste à des funérailles [similaires à celles de George Floyd] en Cisjordanie à cause de la politique [et] des bombes américaines au travers de l’armée israélienne »

Les États-Unis ont accordé à Israël 142,3 milliards de dollars, ce qui en fait le plus grand bénéficiaire cumulé de l’aide étrangère américaine depuis la Seconde Guerre mondiale, majoritairement une aide militaire. Depuis les attentats de septembre 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone, la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis a engendré l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak, faisant des centaines de milliers de morts et des millions de déplacés.

Cornel West, autrefois partisan d’Obama, s’est mué en détracteur acharné de l’ancien président américain en raison de sa gestion de la crise financière, promouvant des politiques qui ont renfloué les banques et garanti que leurs dirigeants ne soient pas inquiétés pour leur rôle dans la crise. Sous Obama, les inégalités économiques aux États-Unis ont explosé.

Il a depuis qualifié Obama de « visage noir de l’empire américain », qui a selon lui « commis des crimes de guerre avec ses drones au Pakistan, au Yémen, en Somalie et en Libye ».

L’administration Obama a supervisé le changement de régime en Libye et a contribué à normaliser le coup d’État mené par Abdel Fattah al-Sissi en Égypte en 2013, réprimant les aspirations démocratiques des civils au Caire, ce qui a eu des répercussions dans toute la région.

Obama a également autorisé 542 frappes de drones ayant fait environ 3 797 morts, dont 324 civils, pendant son mandat présidentiel.

« Soyons honnêtes »

Bien que les violences policières aux États-Unis s’inscrivent dans une histoire longue et mouvementée, liée à la protection des biens des blancs, les exercices d’entraînement conjoints entre Israël et la police américaine, d’après les commentateurs, ont fondamentalement transformé la nature de la police aux États-Unis. 

« Étant donné que les soldats de l’armée israélienne reçoivent régulièrement l’ordre de tirer pour tuer, partant toujours du principe qu’ils neutralisent un ennemi dangereux, la formation qu’ils donnent à la police américaine s’est traduite par les meurtres en rafale que nous avons vu là-bas ces dernières années », écrit l’écrivaine palestinienne Nada Elia pour Middle East Eye.

Cornel West estime qu’évoquer les liens entre Black Lives Matter et le militarisme américain ne devrait pas être considéré comme « un luxe ».

Au cours des dernières semaines, des entreprises, ayant elles-mêmes des pratiques de travail douteuses aux États-Unis ou à l’étranger, ont ressenti elles aussi le besoin de faire des déclarations en faveur du mouvement antiracisme. Ben & Jerry’s, la marque de crème glacée basée au Vermont, a été louée pour son message sévère sur la nécessité de démanteler le suprémacisme blanc, un éloge qui a été de courte durée lorsque des activistes ont souligné que la marque profitait encore de ses opérations dans les colonies israéliennes. 

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« D’après mon expérience sur le terrain, lorsque les gens voient maintenant les politiciens et les porte-parole néolibéraux se manifester et agir comme s’ils étaient vraiment militants, comme s’ils étaient vraiment radicaux, ils disent : hé, nous sommes nés la nuit, mais pas la nuit dernière », rapporte West.

« En fin de compte, si vous voulez vraiment que les noirs soient libres, et j’en fais partie, ce ne sera jamais le cas dans un système capitaliste prédateur. Nous ne serons jamais libres dans un système aux tentacules impérialistes, [nous] ne serons jamais libres tant que l’élite du Pentagone restera incontrôlable avec ses politiques militaristes et continuera de tuer des gens en Amérique latine et aux Caraïbes, et ainsi de suite.

« Ce n’est donc pas un luxe, théorique ou académique, [nous ne pouvons pas nous permettre] de dire “Oh, nous n’avons pas le temps pour l’interconnexion et l’interdépendance, [car] nous devons traiter cette question particulière”. Cette question particulière est toujours déjà interconnectée. »

« C’est comme demander à nos frères et sœurs palestiniens de parler simplement du sort et de la situation difficile des Palestiniens sans parler de la politique impérialiste américaine. Vous ne pouvez pas le faire, si vous aimez vraiment les Palestiniens. »

« C’est la même chose à propos de mes frères et sœurs juifs. Ils s’en prennent plein la tête en France, ils s’en prennent plein la tête en Russie. Ils s’en prennent plein la tête dans diverses régions. Le sentiment anti-juif va de pair avec d’autres systèmes. Donc, je suis plutôt gonflé à bloc quand les gens veulent [dissocier ces questions à tel point] qu’ils minimisent le caractère systématique de l’oppression.

« Non, nous devons être honnêtes en ce qui concerne l’essence de la liberté. Nous devons être honnêtes en ce qui concerne ce à quoi nous nous opposons. »

Vous pouvez lire l’interview de Cornel West dans son intégralité ici (en anglais).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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