Rachida Brahim : « Dans le contexte français, la question raciale reste une réalité que l’on ne veut pas penser »
Rachida Brahim est chercheuse associée au Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES) de l’Université Aix-Marseille. Sa thèse, bientôt publié sous le titre La Race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes (1970-2000), paraîtra en décembre 2020 aux éditions Syllepse. Elle revient sur la difficulté qu’a la France à s’envisager non seulement comme une société qui connaît le racisme, mais également comme une société dont la structure, les institutions et l’organisation produisent en elles-mêmes ce racisme.
Middle East Eye : Pourquoi, en France, a-t-on tant de mal à accepter l’idée même de « violences policières » motivées par le racisme ?
Rachida Brahim : Il y a des personnes qui arrivent à les envisager. Mais il est vrai que dans le contexte français, la question raciale reste un impensé. Une réalité que l’on n’arrive pas à penser ou que l’on ne veut pas penser.
D’une part, cette réalité n’est pas pensable car, en un sens, on nous a interdit de la penser. Je situe la scission à la Seconde Guerre mondiale, qui reste un grand marqueur. À partir de ces événements atroces qui ont été un choc historique, il a été décrété que les races n’existaient pas. Cette idée s’est inscrite dans les politiques publiques puis dans les différentes strates de la société.
D’autre part, cet impensé est aussi une stratégie qui permet de demeurer aveugle à ce qui persiste, à ce qui continue à être créé. Déclarer que les races n’existent pas n’a pas suffi à annihiler la construction des races. Il ne suffit pas de nier le mot pour que les critères raciaux disparaissent.
Après la Seconde guerre mondiale, les empires coloniaux ont persisté et dans ceux-ci, la race a continué à être produite par ce biais. Puis, après les indépendances, la race a continué à être produite par différentes politiques publiques, en matière de logement ou d’immigration.
Le fait de ne pas penser la race, de ne pas la voir, est un moyen de perpétuer les inégalités et les violences qui en découlent. Il s’agit d’un système et d’une manière de structurer une société.
MEE : Mais cet aveuglement ne traduit-il pas une perception de la société française qui se veut épargnée par rapport à ces questions, d’où aussi la propension à dénoncer seulement du côté des États-Unis ?
RB : Oui, absolument. La société française se veut démocratique et républicaine et plaide ouvertement pour une posture universaliste et colorblindness [principe selon lequel une société se veut indifférente à la race ou ethnie ou couleur de peau d’un individu]. Seulement, cette cécité vis-à-vis des critères raciaux est à géométrie variable. La couleur, le physique, la religion, la culture de certaines personnes importent lorsqu’il s’agit de gérer les flux migratoires, les contrôles policiers ou l’occupation de l’espace publique, mais on y est aveugle lorsqu’il s’agit de revendications pour l’égalité et la justice.
La chose va encore plus loin puisque souvent, on accuse ceux-là mêmes qui dénoncent les inégalités fondées sur des critères raciaux de créer la race. On leur reproche de vouloir mettre en place une société aussi ségréguée qu’aux États-Unis alors qu’en France, la ségrégation urbaine est une réalité qui la précède.
MEE : Pensez-vous que cette problématique des violences policières ait fait irruption de façon plus crue en raison des violences constatées durant le mouvement des Gilets jaunes ?
RB : Oui, il est possible que la violence à l’encontre de manifestants ait permis de mettre plus généralement en lumière les violences à l’encontre des afrodescendants, notamment sous l’action de militants qui sont favorables à une convergence des luttes.
[Le jeune noir ou arabe] est associé à un danger potentiel, un corps déviant qu’il faut discipliner, contre lequel il faut défendre la société ou se défendre
Mais il faut insister sur ce que cette deuxième sorte de violences a de spécifique. La violence contre les jeunes noirs ou arabes existe depuis très longtemps et traverse les générations. Avant ces jeunes, leurs pères ont été touchés en tant que travailleurs postcoloniaux ; leurs enfants ont hérité des mêmes stigmates et préjugés, réactualisés en fonction du contexte socio-économique.
La violence policière à l’encontre de ces populations est présente depuis plus de 60 ans. Par le passé, elle a régulièrement été dénoncée et de manière tout aussi crue par les premiers concernés.
La répression violente à l’encontre des manifestants est également présente dans le temps long, mais la grande différence, c’est que le jeune noir ou le jeune arabe n’est pas en train de manifester quand il est victime de violences policières. Il est parfois simplement dans la rue, mais sa seule présence manifeste quelque chose qui dérange. Il est associé à un danger potentiel, un corps déviant qu’il faut discipliner, contre lequel il faut défendre la société ou se défendre. Depuis des décennies, il y a chez certains un entêtement à vouloir faire disparaître ces corps de l’espace publique et la question du racisme est sous-jacente à cet entêtement.
MEE : Le confinement dont nous sortons a été aussi l’occasion de violences policières dans les quartiers populaires…
RB : Oui, et cette démonstration de force accentue cette idée d’une violence spécifique. Elle donne l’impression que les quartiers populaires sont des zones de non-droit, une enclave à ciel ouvert, une zone carcérale qui ne dit pas son nom.
Ce qui justifie la présence policière, c’est le fait que les habitants soient directement perçus comme de potentiels délinquants. L’usage de la force y est considéré comme légitime puisque ces personnes sont sous surveillance en vertu de ce qu’elles représentent. La manière dont sont gérés ces quartiers est le premier stade de la violence raciale, elle préside à l’émergence de toute violence physique.
MEE : Vous dites que « le racisme est structurel, permanent et feutré » en France. En quoi ?
RB : Il est structurel car, contrairement à ce qu’on pourrait croire, les sociétés modernes reposent d’abord sur un système inégalitaire. Pour certains, le grand enjeu est de maintenir ces inégalités de manière à ce que le système continue à favoriser ce qui se trouve au-delà de la ligne des privilèges.
Les critères de classe, de genre et de race permettent entre autres de générer ces inégalités. Les deux premiers sont bien connus mais la question raciale reste un grand tabou. Pourtant, du commerce d’esclaves africains aux contraintes migratoires les plus récentes, en passant par l’expansion de l’empire colonial, les catégories raciales ont été et restent une des formes majeures de différenciation sociale de l’époque moderne et contemporaine.
C’est en cela que le racisme est permanent. On ne peut comprendre ni admettre la violence qui en découle si on n’a pas en tête ces politiques racialisantes qui ciblent une population que l’on destine à mourir socialement ou physiquement.
Le racisme n’est pas le produit de discours enflammés mais seulement le résultat d’une manière rationaliste de gouverner qui fait vivre certains et en laisse mourir d’autres
En ce qui concerne le caractère feutré, en dehors de ce qui se passe dans les quartiers populaires, aujourd’hui, il n’est parfois même pas nécessaire qu’un coup précis ait été donné au nom de la race : j’en veux pour preuve le fait que certains sont condamnés à mourir en mer en raison des politiques néocolonialistes et des politiques d’immigration. Cela donne une idée du degré de sophistication de ces politiques.
Ce racisme est feutré parce qu’il passe par des ordonnances, des décrets, des lois sans que les gouvernements en place soient nécessairement d’extrême droite et sans pour autant que les personnes en poste partagent des opinions racistes.
Le racisme n’est pas le produit de discours enflammés mais seulement le résultat d’une manière rationaliste de gouverner qui fait vivre certains et en laisse mourir d’autres, pour reprendre les termes de Foucault. Les sociétés modernes ont donc la capacité de produire des inégalités basées sur des critères raciaux mais elles ont aussi la capacité de les maintenir en dépit des luttes et manifestations.
MEE : Si ce racisme passe par le langage juridique de l’État, est-ce alors un racisme d’État ou un racisme institutionnel ?
RB : Le champ lexical qui se greffe sur le mot racisme montre à quel point il est compliqué et sensible de le qualifier. On parle aussi de racisme structurel ou de racisme systémique. Il me semble que tous ces termes se valent, avec certes des subtilités mais qui sont surtout dues à ce qu’il est permis de dire publiquement ou pas, à ce qui heurtera le moins notre interlocuteur dans un pays qui se pense non raciste et qui interdit de penser la race.
Démultiplier les termes indique surtout à quel point on n’ose pas encore dire les choses. Je suis pour mettre de la pédagogie dans le traitement de cette question et respecter le temps qu’il faut à chacun pour objectiver cette douloureuse question, mais l’emploi de ces termes est important car ils insistent tous sur le fait que le racisme n’est pas qu’une question interpersonnelle.
L’État participe à un racisme structurel du fait même de sa fonction qui vise à définir et gérer les membres d’une société en dressant une série de normes sociales qui va inclure certains et exclure d’autres. En somme, la manière dont l’État s’organise et gère les citoyens produit en soi du racisme. Admettre cette idée, c’est aussi accepter de regarder notre vie en société avec une certaine lucidité.
MEE : Pour dépassionner le débat, pourquoi ne pas remplacer le mot « race » par celui d’« ethnie » ?
RB : Il me semble que c’est là aussi un faux débat. J’ai travaillé sur une thèse dont le titre est « la race tue deux fois ». Je voulais interroger ce mot race. Certains chercheurs expliquent que les critères raciaux visent les traits physiques et que les critères ethniques visent les traits culturels. D’autres pensent que parler d’ethnicité et non de race peut euphémiser la question.
Personnellement, d’un point de vue sociologique et politique, il me paraît important de mettre les mots justes et cette exigence sémantique me paraît nécessaire car on ne peut pas dépasser une chose que l’on ne peut pas concevoir. C’est fondamental.
MEE : Mais au fond, le racisme n’a-t-il pas revêtu de nouveaux habits, culturels ceux-là ?
RB : Oui, à partir de la décolonisation, dans les discours publics, scientifiques ou médiatiques, les critères physiques ont été supplantés par les critères culturels. À partir de là, on a jugé que les grandes différences entre les migrants africains et les Français étaient d’abord culturelles et, surtout, que ces différences étaient irrémédiables.
Une fois que ces personnes particularisées en vertu de la race à laquelle elles ont été assignées exposent la violence qui leur est faite, elles vont s’entendre dire qu’elles sont absolument pareilles aux autres et qu’il n’y pas de loi particulière pour les protéger
Dans les années 70, cette idée a conduit à établir un pourcentage de migrants africains à ne pas dépasser, un « seuil de tolérance » à respecter pour éviter « les problèmes de cohabitation » entre Arabes et Français par exemple, alors que dans la période coloniale, on parlait plus ouvertement de « conflits interraciaux ».
Ce sont là aussi des usages langagiers qui dépendent d’un contexte politique et historique mais qui ont le même objet : avancer l’idée que la présence de certaines personnes dont on a déprécié les traits physiques et culturels n’est pas souhaitable en vertu du supposé danger qu’elles représenteraient.
MEE : Vous dites que « l’universalisme républicain fait partie intégrante du processus de racialisation ». En quoi et comment ?
RB : Dans le processus de racialisation, il y a deux mouvements. Le premier va consister à particulariser les individus et à les rendre problématiques. Ce processus est le plus visible et il consiste donc à relever des traits physiques et/ou culturels et à y associer des valeurs négatives. Porter une casquette fait de vous un délinquant, porter une barbe un terroriste ? Ce sont là des stigmates qui les exposent à une violence spécifique.
Pour gérer cette population perçue comme problématique, on va instaurer des lois tout aussi particulières. Je pense à des lois en matière d’immigration qui ont ciblé une catégorie spécifique, les Africains. Les politiques de logement qui ont été pensées en fonction des problèmes que les migrants et descendants de migrants africains étaient censés poser.
La violence peut prendre différentes formes, ces personnes peuvent être discriminées dans l’accès au logement, à la santé, à l’éducation ou au travail ou elles peuvent être victimes d’agression, de crimes racistes ou de violences policières.
Mais une fois que ces personnes particularisées en vertu de la race à laquelle elles ont été assignées exposent la violence qui leur est faite, elles vont s’entendre dire qu’elles sont absolument pareilles aux autres et qu’il n’y pas de loi particulière pour les protéger de ces violences.
Le processus est alors inverse car ces personnes sont renvoyées à leur universalisme au nom de la loi qui serait la même pour tous. On se refuse à considérer la race à laquelle elles étaient assignées. L’universalisme tend alors à assoir l’inégalité au lieu de la dépasser.
Le plus grand paradoxe est que les lois antiracistes françaises ont posé cet universalisme donc participé à cette inégalité, là où les lois de politique du logement ou d’immigration ou de la ville ont, elles, marqué la différence. Du coup, il n’y a pas de loi particulière pour les protéger de cette violence.
Pour les personnes concernées, ce racisme structurel et systémique est très difficile à soutenir, il peut rendre certains fous. Ces personnes sont comme tenues entre les mâchoires d’un étau parce qu’on leur explique qu’elles sont différentes dans certains cas mais exactement les même dans d’autres.
MEE : Est-ce pour cela qu’il a fallu attendre 2003 pour que soit votée la loi sur la circonstance aggravante du racisme ?
RB : Effectivement. D’ailleurs, lors des débats parlementaires qui se sont tenus entre 1970 et 2000, cet universalisme a été avancé pour refuser de faire du mobile raciste une circonstance aggravante. Pourtant, l’argument selon lequel le droit est le même pour tous allait totalement à l’encontre de ce qui se faisait dans d’autres volets de l’action publique. C’est en cela que le racisme est un système bien rôdé et une machine implacable.
MEE : Vous avez travaillé sur les crimes racistes des années 70 aux années 90. Observez-vous une différence entre cette époque et aujourd’hui ?
RB : En ce qui concerne la dénonciation, la différence se situe au niveau des moyens de communication. Il est désormais possible de publiciser cette violence de façon amplifiée et de manière transnationale. Mais le fait de dénoncer cette violence est une constante depuis les années 60. Cela est encore plus visible à partir des années 70 avec le militantisme des travailleurs arabes.
Il est également frappant de voir à quel point cette parole a été constamment écrasée, réduite à l’état de bruit. Un des procédés consiste à inverser la responsabilité et à estimer que la victime est responsable de sa propre mort. À cette fin, on va mettre en avant le passé pénal de la victime, souvent des faits de petite délinquance, ou alors on va évoquer la fragilité de son état de santé en tant que victime.
Dans les années 70 par exemple, dans les dossiers de violences policières, pour expliquer la mort de la victime, on avance souvent l’idée que « les Arabes ont les nerfs ou les intestins fragiles »
Dans les années 70 par exemple, dans les dossiers de violences policières, pour expliquer la mort de la victime, on avance souvent l’idée que « les Arabes ont les nerfs ou les intestins fragiles ». On inscrit dans le corps, l’esprit ou le comportement de la victime la raison de sa mort. Un autre procédé qui permet de légitimer la violence consiste à plaider la légitime défense ou la thèse de l’accident.
Les chiffres des morts aux mains de la police sont incertains car il y a un fort risque de sous-déclaration. Auprès de qui les citoyens peuvent ils porter plainte quand la police elle-même est l’auteure des violences ? Par ailleurs, cette violence est difficile à chiffrer puisque la France ne produit pas de statistiques ethniques. Il s’agirait pourtant d’un outil pertinent. Mais pour l’accepter, il faudrait d’abord que l’on soit au clair avec l’idée de race.
MEE : Êtes-vous inquiète pour la paix sociale en France ?
RB : D’une certaine manière oui, car les arguments avancés depuis près de 60 ans restent inaudibles et des personnes continuent à mourir en raison du racisme structurel. Sous l’apparente paix sociale, une guerre larvée est toujours en cours.
Ce qui donne de l’espoir, c’est la manière dont de nombreuses personnes continuent à dire non, continuent à refuser cette inéluctabilité, en dépit de toutes les difficultés que cela représente. Cette capacité à encore dire non est un signe de bonne santé sociale.
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