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« Une véritable impunité » : les banlieues françaises voient une hausse des violences policières pendant le confinement

L’épidémie de COVID-19 a accentué les inégalités et les discriminations en France : plus difficile à respecter dans les banlieues, le confinement a débouché sur plus de contrôles, plus de violences policières et une stigmatisation accrue
« Il y a une tradition de violences policières dans les quartiers populaires », selon Jean-François Mignard, membre de la Ligue de défense des droits de l’homme et de l’Observatoire des pratiques policières (AFP)

La vidéo, tournée de nuit, est de piètre qualité. On distingue un groupe d’hommes en uniforme qui encadre une personne de très près. Le dialogue est saisissant : « Un bicot comme ça, ça nage pas ». « Ah, ça coule, t’aurais dû lui accrocher un boulet au pied ! » Puis on devine un véhicule de police, on entend des cris, et des rires.

Filmée dans la nuit du 25 au 26 avril à L’Île-Saint-Denis, commune de Seine-Saint-Denis, en région parisienne, elle a été diffusée rapidement sur les réseaux sociaux par des journalistes puis est devenue virale.

Cette nuit du 25 avril, les agents du commissariat interviennent pour une suspicion de cambriolage, poursuivent un jeune homme qui, pour leur échapper, se jette dans la Seine.

C’est lui qu’ils insultent en utilisant le mot « bicot », terme péjoratif et raciste lié, dans les mémoires, à la guerre d’Algérie et surtout à la ratonnade du 17 octobre 1961, au cours de laquelle les policiers français tabassèrent et jetèrent dans la Seine des manifestants algériens.

Cette vidéo suscite de fortes indignations et les réactions sont immédiates. Le ministère de l’Intérieur saisit l’IGPN (la « police des polices »), demande la suspension des deux policiers, et le ministre assure que le « racisme n’a pas sa place dans la police républicaine ».

Des policiers armés sont déployés à Villeneuve-la-Garenne, dans la banlieue nord de Paris, où un accident causé par une voiture de police banalisée a provoqué des tensions, le 20 avril (AFP)
Des policiers armés sont déployés à Villeneuve-la-Garenne, dans la banlieue nord de Paris, où un accident causé par une voiture de police banalisée a provoqué des tensions, le 20 avril (AFP)

Pour les autorités, il s’agit non seulement de réaffirmer les « valeurs de la République » mais aussi d’éviter de nouvelles tensions dans les banlieues.

Il faut désamorcer alors que, tout juste une semaine plus tôt, l’accident grave d’un jeune motard causé par une voiture de police banalisée à Villeneuve-la-Garenne, dans le département des Hauts-de-Seine, limitrophe de Paris, a entraîné des nuits de révolte dans des quartiers populaires sur tout le territoire.

« On réfléchit à deux fois avant de mettre le nez dehors »

Ces deux événements interviennent dans un contexte particulier : celui du confinement lié au coronavirus en France.

« L’état d’urgence sanitaire institué le 23 mars a créé une nouvelle infraction : le ‘’non-respect du confinement’’, avec une contravention et une amende de 135 euros si vous ne respectez pas les consignes », rappelle l’avocat Nabil Boudi, signataire d’un appel contre les contrôles abusifs.

« Pour certains policiers, c’est un prétexte pour remettre une couche dans la répression des plus fragiles, des plus pauvres, de ceux qui sont désignés comme des minorités »

- Almamy Kanouté, consultant en cohésion sociale

Il faut notamment remplir une attestation qui liste les motifs autorisés pour chaque sortie. 

« Pour certains policiers, c’est un prétexte pour remettre une couche dans la répression des plus fragiles, des plus pauvres, de ceux qui sont désignés comme des minorités », affirme Almamy Kanouté, ancien éducateur spécialisé, aujourd’hui consultant en cohésion sociale et acteur de cinéma.

Cet habitant de Fresnes, cité populaire du Val-de-Marne, dans la région parisienne, ne sort de chez lui que pour aller à la « supérette du coin faire des courses ».

« Même les personnes qui remplissent correctement leur attestation réfléchissent à deux fois avant de mettre le nez dehors pour aller faire des courses, prendre l’air ou rendre visite à quelqu’un qui a besoin d’assistance », déclare-t-il à Middle East Eye.

« La tranquillité, on ne l’avait pas avant, aujourd’hui, c’est pire. »

Depuis le début du confinement, les témoignages de verbalisations absurdes ou abusives sont légion partout en France. Mais dans les quartiers populaires, cela se double de violences policières, filmées pour certaines par des habitants et diffusées sur les réseaux sociaux.

Sur l’une de ces vidéos, on aperçoit une jeune fille, reconnaissable à son voile orange vif, au milieu de six agents en uniforme. Un cri, elle recule, tombe à terre et est menottée.

Ramatoulaye racontera ensuite que, contrôlée en revenant de courses pour son bébé, elle présente une attestation de sortie manuscrite. Parfaitement valable, mais refusée par les policiers qui la verbalisent. Elle proteste, un des agents réplique par un coup de Taser. Un médecin lui donnera quatre jours d’Interruption temporaire de travail (ITT).

Ramatoulaye a déposé plainte et est défendue par Nabil Boudi. « Cette infraction accorde aux policiers un pouvoir de contrôle beaucoup plus étendu qu’hors état d’urgence sanitaire », explique l’avocat à Middle East Eye. 

« Dans la mesure où les violences policières naissent des contrôles, plus il y a de contrôles, plus il y a de violences. »

« Une violence politique »

Pas de chiffres pour l’instant, seulement le lancement, par l’association Urgence-notre-police-assassine, d’une application gratuite qui transmet automatiquement les images filmées par un téléphone portable sur les serveurs de l’association.

« Même si la vidéo est effacée par un agent de police, elle existe encore. Et celui qui a filmé peut, lui, l’effacer. S’il est contrôlé ensuite, c’est mieux. Cette application est utile, elle offre un contrôle citoyen sur les forces de police », réagit Jean-François Mignard, ancien travailleur social, membre de la Ligue de défense des droits de l’homme et de l’Observatoire des pratiques policières.

Les tensions entre forces de l’ordre et habitants des quartiers populaires ne sont pas une nouveauté en France. « Il y a une tradition de violences policières dans les quartiers populaires », reprend Jean-François Mignard.

« Le problème, c’est que nombre de policiers se sentent investis d’une mission de reconquête territoriale, une mission civilisatrice des enfants issus de l’immigration »

- Fik’s Niavo, militant associatif et artiste

Fik’s Niavo, 41 ans, enfant des Ulis, dans la banlieue parisienne, abonde en ce sens.

« Au moins depuis les années 70 et 80, une véritable impunité existe pour les forces de l’ordre. Moi, la première fois que j’en ai subi, j’avais 12 ans, je n’avais rien fait, mais étant noir, mesurant déjà 1,70 mètre, portant un survêtement et venant de la cité sensible d’à côté, ça suffisait pour avoir ‘’ce genre de profil’’ perçu comme une menace », se souvient celui qui est aussi militant associatif et artiste.

Certains titres de son groupe de rap, Ulteam Atom, racontent ces histoires.

« Le problème, c’est que nombre de policiers se sentent investis d’une mission de reconquête territoriale, une mission civilisatrice des enfants issus de l’immigration », reprend-il.

« Cette violence policière résulte en fait d’une violence politique. »

Deux fois plus de contrôles, trois fois plus de verbalisations

De longue date, les acteurs de ces quartiers populaires pointent du doigt une disparité de traitement politique et médiatique.

Et la pandémie n’a pas fait cesser la stigmatisation. Les commentaires médiatiques se sont d’abord focalisés sur le nombre de contrôles, beaucoup plus importants que sur le reste du territoire.

Ainsi, en Seine-Saint-Denis, selon les déclarations du ministère de l’Intérieur Christophe Castaner le 24 avril sur BFMTV, plus de 220 000 contrôles avaient été effectués, soit deux fois plus que la moyenne nationale. Et le taux de verbalisation était de 17 %, contre 5,9 % en moyenne.

« Dans la mesure où les violences policières naissent des contrôles, plus il y a de contrôles, plus il y a de violences », explique l’avocat Nabil Boudi (AFP)
« Dans la mesure où les violences policières naissent des contrôles, plus il y a de contrôles, plus il y a de violences », explique l’avocat Nabil Boudi (AFP)

« On est toujours dans l’imaginaire de populations en rupture avec les consignes de l’État, alors que toutes les observations montrent le même respect des consignes que dans le reste du pays », s’insurge Ulysse Rabaté, conseiller municipal de Corbeil-Essonnes, en région parisienne.

« Il a fallu des vidéos montrant d’autres quartiers parisiens où les rues étaient pleines pour que ça se calme », précise-t-il à MEE.

« On est toujours dans l’imaginaire de populations en rupture avec les consignes de l’État, alors que toutes les observations montrent le même respect des consignes que dans le reste du pays »

- Ulysse Rabaté, conseiller municipal de Corbeil-Essonnes

Cela a été d’autant plus mal vécu que l’épidémie a accentué les inégalités. D’une part, car les travailleurs qui continuent à se rendre sur leur lieu de travail, les caissiers de supermarché, les agents de nettoyage, ceux des transports publics, les aides-soignants, etc. habitent souvent ces quartiers et sont, plus que les autres, exposés au risque d’infection.

D’autre part, car les conditions de vie – appartements trop petits et surpeuplés dans des barres de cités – n’y facilitent pas le confinement. Les pouvoirs publics, en imposant les mêmes règles de façon indifférenciée sur tout le territoire, n’ont pas tenu compte des disparités sociales, dénoncent habitants et associations.

« La population de ces quartiers souffre d’un défaut de protection », affirme Joëlle Bordet, une psychosociologue qui travaille depuis longtemps sur les banlieues.

« Ce qu’il faut, aujourd’hui, ce sont des médiateurs, des travailleurs sociaux, qui rappellent aux habitants que ce virus est dangereux. Malheureusement, ils sont peu présents en ce moment. »

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