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Coronavirus : si toute la France a peur, certains ont faim aussi désormais

Depuis le 17 mars, la France est confinée. Le pays a vu ses activités économiques et sociales ralentir fortement, voire se suspendre. Derrière la crise sanitaire qui a justifié ce confinement, se profile peu à peu une crise alimentaire
Des personnes font la queue pour recevoir une aide alimentaire collectée par l’association ACLEFEU, à Clichy-sous-Bois, en banlieue parisienne, au 37e jour du confinement visant à enrayer la pandémie de COVID-19 en France, le 22 avril 2020 (AFP)
Par Hassina Mechaï à PARIS, France

Le sac bleu passe prestement d’une main à l’autre. Un « bon courage » est ajouté par le bénévole. Derrière la grille, devant le parvis de l’église Saint-Bernard, les hommes et les femmes sont séparés pour des questions de sécurité.

Dès 11 heures, les deux files s’allongent, à distance prophylactique d’un mètre. Midi, le portail s’ouvre pour un ballet chronométré. La police patrouille souvent dans le quartier et il s’agit d’aller vite afin de ne pas être accusé de créer des foyers de contagion.

Dans le sachet, un morceau de pain, une conserve de légumes et une autre de thon, une bouteille d’eau. Une part soigneusement emballée des gâteaux donnés par des habitants du quartier ou confectionnés par d’autres bénévoles chaque jour en grande quantité. Des produits d’hygiène sont aussi distribués.

À l’intérieur de l’église, le temps est à la ruche active dans la fraîcheur et l’ombre. Les bénévoles s’activent, tous masqués, tous gantés. Une trentaine de personnes, des habitants du quartier pour la plupart, jeunes et moins jeunes.

Les distances de sécurité sont quasiment impossibles à tenir dans l’affairement, mais chacun s’y essaie. Du gel hydro-alcoolique est disponible dès l’entrée, à la place des bougies et cierges habituels.

Saint-Bernard est un bastion des luttes pour les réfugiés. L’église est située en plein dans le quartier populaire de la Goutte d’Or, ​peuplé à majorité de personnes issues de l’immigration maghrébine et subsaharienne, à quelques encablures du quartier aisé et touristique de Montmartre.

Des bénévoles préparent la distribution de repas et autres produits de première nécessité dans l’église Saint-Bernard, située dans le quartier populaire de la Goutte d’Or, à Paris (MEE/Hassina Mechaï)
Des bénévoles distribuent des repas et autres produits de première nécessité sur le parvis de l’église Saint-Bernard, située dans le quartier populaire de la Goutte d’Or, à Paris (MEE/Hassina Mechaï)

Sur le parvis, Michel Antoine, président de l’association Solidarité Saint-Bernard, observe la distribution. « Depuis 34 jours, nous distribuons sur le parvis de Saint-Bernard des sachets repas, de l’eau et des produits d’hygiène. Nous avons commencé avec 50 repas, puis c’est très vite monté, de 150 à 400 aujourd’hui », détaille-t-il à Middle East Eye.

« Mais nous fournissons d’autres associations locales. Au total, cela monte à 600 repas quotidiens. C’est incroyable comme le chiffre a augmenté en si peu de temps. À titre comparatif, avant l’épidémie, nous distribuions 50 à 100 petits déjeuners tous les samedis et dimanches. »

Le public est autre aussi. Jusque-là, venaient à ces petits-déjeuners « des primo-arrivants, des réfugiés en attente de statut ou déboutés ».

Désormais, note Michel Antoine, ceux sont aussi des familles qui vivent en logements sociaux. « Peut-être allaient-elles avant vers des ONG dont les activités sont suspendues depuis la crise », analyse-t-il.

Effectivement, dans les files d’attente, s’observe a priori une diversité sociologique et d’origine.

Le coronavirus, révélateur et accélérateur ?

Partout en Île-de-France, les informations remontent : les associations d’aide aux plus démunis sont débordées depuis que la crise sanitaire liée au coronavirus a explosé en France et ailleurs dans le monde.

Les files d’attente s’allongent devant les associations qui distribuent des repas. Toutes constatent le même phénomène : au public habituel s’ajoutent d’autres personnes précarisées par le confinement, notamment des étudiants, des parents isolés, des chômeurs en fin de droits, mais aussi les petites retraites ou « minimum vieillesse », les familles nombreuses.

« Nous sommes en première ligne, les fantassins de l’aide sociale. Nous suppléons aux carences publiques. Les aides publiques décroissent de façon catastrophique »

- Michel Antoine, président de l’association Solidarité Saint-Bernard

Toute une marge grise de la population française. De celle qui passait encore il y a peu sous les radars de la grande pauvreté, en se maintenant dans cette zone floue de la « précarité » à coups de fins de mois difficiles, SMIC et autres petits boulots.

Les médias français se sont surtout focalisés sur le département de la Seine-Saint-Denis, le plus pauvre de France et celui qui enregistre aussi un pourcentage de décès dus au coronavirus supérieur de 63 % par rapport au reste de la population française.

Pourtant, d’autres départements, en Île-de-France ou en Provence par exemple, connaissent ce phénomène. Sans parler encore de crise alimentaire, des gens ont faim en France. Dans les bourgeoises villes de Vincennes ou de Boulogne, devant les Restos du cœur, les files d’attente s’allongent aussi sur les larges trottoirs.

Selon Michel Antoine, la crise du coronavirus est « aussi un révélateur des besoins sociaux que personne ne voyait, une société souterraine que cette crise met à jour ».

« Assistance à personnes vulnérables »

En attendant, c’est le règne des solidarités spontanées. À la Goutte d’Or, des associations se sont créées rapidement, entre gens de bonne volonté, sans même attendre l’homologation légale à la préfecture.

Des « maraudes » s’organisent ainsi, de façon informelle. Les gens cuisinent chez eux pour trois à dix personnes, puis partent en petits groupes dans les rues afin de distribuer ces repas à ceux qui ne peuvent se déplacer. Ou ne se déplacent pas faute d’information ou par peur des contrôles : sans-abris, sans-papiers, mineurs isolés, personnes âgées seules.

L’association Solidarité Saint-Bernard distribue 600 repas par jour. « C’est incroyable comme le chiffre a augmenté en si peu de temps », déclare son président, Michel Antoine (MEE/Hassina Mechaï)
L’association Solidarité Saint-Bernard distribue 600 repas par jour. « C’est incroyable comme le chiffre a augmenté en si peu de temps », déclare son président, Michel Antoine (MEE/Hassina Mechaï)

Inès est de ces bénévoles. « Je suis free-lance », s’amuse-t-elle. L’étudiante cuisine tous les soirs et va porter à vélo ces repas aux gens qu’elle aura croisés ou à des « habitués » dont elle aura repéré l’abri de fortune.

« Mais ça devient compliqué. Pour sortir, il faut remplir l’attestation obligatoire. Je coche la case ‘’assistance à personnes vulnérables’’, mais j’ai peur d’un contrôle et que cela ne passe pas. C’est quand même 135 euros d’amende, ce qui fait beaucoup pour moi », confie-t-elle à Middle East Eye.

« Ça devient compliqué. Pour sortir, il faut remplir l’attestation obligatoire […] j’ai peur d’un contrôle et que cela ne passe pas. C’est quand même 135 euros d’amende, ce qui fait beaucoup pour moi »

- Inès, bénévole

Ces associations déclarées ou spontanées font un véritable travail d’intérêt général. Une synergie de leurs actions se note déjà.

« Tous les jours, nous avons des dons en nature d’autres associations, et nous-mêmes préparons des repas que nous donnons en plus à des associations d’autres arrondissements », note Michel Antoine.

L’État semble s’appuyer lourdement sur ce tissu associatif, lequel ne peut pourtant pas continuer sans moyen. De plus, une politique de « dame patronnesse » ne constitue en rien une politique publique, dénoncent les associations.  

« Nous sommes en première ligne, les fantassins de l’aide sociale. Nous suppléons aux carences publiques », souligne Michel Antoine.

« Les aides publiques décroissent de façon catastrophique. La somme donnée par personne aux associations qui gèrent les foyers d’urgence était de 50 euros il y a deux ans ; elle est tombée à 30 euros et l’objectif annoncé était de la ramener à 25 euros », indique le responsable associatif.

« J’ai écrit à la maire de Paris, Madame Hidalgo, pour l’alerter de la situation. J’ai eu une réponse assez rapide et j’ai engagé un dialogue pour faire part de nos besoins. »

« L’argent magique » contre la bombe sociale ?

Derrière la crise sanitaire, une crise alimentaire se profile-t-elle dans l’un des pays les plus riches au monde ? Face à cette situation, Christelle Dubois, secrétaire d’État auprès du ministre des Solidarités et de la Santé, a annoncé que 39 millions d’euros pour l’aide alimentaire allaient être débloqués. Sur cette somme, « 25 millions vont aller aux associations ».

De quoi voir et tenir en attendant « l’après », le retour à la vie d’avant. Mais si la situation actuelle est difficile, l’après-confinement nourrit sa part d’inquiétudes. Déjà, après plus d’un mois de confinement, les chiffres du chômage ont bondi de 7 % en France.

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« Nous aurons une nouvelle pauvreté qui va s’ajouter à celle existant », estime Michel Antoine. « Comment serons-nous capables d’y répondre ? Nous arrivons aussi à la fin du plan ‘’Hiver solidaire’’, ce qui va mettre des gens à la rue. »

Cette inquiétude est partagée par tous les acteurs de terrain avec lesquels le président de Solidarité Saint-Bernard est en contacts réguliers.

Dans la France d’avant la crise, Emmanuel Macron avait engagé des réformes lourdes sur l’assurance chômage, les aides au logement et le système de retraites. Toutes allaient dans le sens d’une protection sociale publique revue à la baisse. Avec la crise sanitaire, leur entrée en vigueur a été reportée, le gouvernement mesurant l’effet dévastateur que ces réductions auraient sur la population.

« Il n’y a pas d’argent magique », avait pourtant déclaré en 2018 le chef de l’État français face à une aide-soignante qui déplorait, déjà, la baisse des moyens publics alloués aux hôpitaux. Avec la crise, cet argent introuvable semble pourtant se matérialiser… comme par magie.

La crise sanitaire a fait bouger les lignes, même celles, qui semblaient figées, de l’austérité à tout prix, sociale comme sociétale. Ici, a été mis en place un fonds d’aide qui peut aller jusqu’à 1 500 euros, et vise notamment les très petites entreprises et les travailleurs indépendants. , une aide d’urgence exceptionnelle pour les foyers impactés par le COVID-19.

Et enfin, en réponse tardive à l’aide-soignante qui avait interpellé Emmanuel Macron, « 260 millions d’aides pour les hôpitaux » ont été débloqués d’urgence. De l’aide pour un hôpital public exsangue quand, il y a peine quelques mois, les soignants, désormais héroïsés, avaient été malmenés et gazés pour avoir alerté en vain.

« Nous aurons une nouvelle pauvreté qui va s’ajouter à celle existant »

- Michel Antoine

Le coronavirus a agi comme un révélateur, presque au sens chimique du terme, des faiblesses françaises, mais également des failles et abandons de l’État.

La start-up nation réactive et évolutive voulue par Emmanuel Macron s’est révélée un pays lent, aux décisions fortement verticalisées ; un pays dont la désindustrialisation a non seulement ravagé l’emploi, mais l’a également rendu dépendant de toutes sortes d’importations, des masques aux actifs nécessaires à la fabrication de médicaments.

La question se pose déjà, têtue, et se posera « le jour d’après », celle des interrogations légitimes sur l’action publique durant la crise. Mais aussi d’avant la crise. Quand toutes les conséquences de l’épidémie seront connues – décès, mais aussi délitement du tissu social et paupérisation –, il faudra bien distinguer ce qui relevait de l’inévitable et ce qui aurait pu, aurait dû, être évité.

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