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La République américaine de la suprématie blanche

Les protestations provoquées par la mort de George Floyd, tué par la police, mettent en lumière plusieurs siècles d’oppression sociale, politique et économique des noirs aux États-Unis
À Anaheim, en Californie, un manifestant tenant un drapeau américain s’agenouille devant des policiers au cours d’une manifestation pacifique suite à la mort de George Floyd, le 1er juin (AFP)
À Anaheim, en Californie, un manifestant tenant un drapeau américain s’agenouille devant des policiers au cours d’une manifestation pacifique après la mort de George Floyd, le 1er juin (AFP)

Les États-Unis sont un pays construit sur le génocide d’indigènes et le vol de leurs terres et de leurs maisons, et sur le dos d’Africains enlevés de leurs terres et amenés au « pays des esclaves » en tant que biens. 

Pourtant, plutôt que de se repentir de leurs péchés, de nombreux Américains blancs – les héritiers et les bénéficiaires de ce passé – soutiennent et forcent les Américains non blancs à soutenir à leurs côtés que leur pays est « la terre des hommes libres et la patrie des braves », comme l’affirme avec insistance l’hymne national américain. Même si la formulation plus exacte, « la terre des esclaves et la patrie des braves », rime beaucoup mieux. 

En effet, les paroles racistes de l’hymne national écrit en 1814 ont suscité ces dernières années un débat sur son soutien à l’esclavage, même – et surtout – lorsqu’il prétend que les États-Unis sont un pays « libre ». 

Une « démocratie » de suprémacistes blancs

Pour les hommes blancs des treize colonies américaines (esclavagistes ou non), les notions de liberté et d’indépendance ne signifiaient pour l’essentiel guère plus que la sauvegarde de leurs biens (y compris les esclaves) et de leurs commerces contre l’intrusion de la Grande-Bretagne et de sa fiscalité, qui leur semblaient être une forme d’« esclavage ». 

Pendant la guerre d’indépendance, la Virginie, la Caroline du Nord et du Sud, et la Géorgie offraient des terres et des esclaves aux volontaires blancs qui se joignaient à la révolution pour établir une « démocratie » de suprémacistes blancs. Les esclaves noirs étaient enrôlés pour aller se battre au nom de la « liberté » de leurs maîtres blancs vis-à-vis des Britanniques.

Mais de nombreux autres colons blancs, appelés « loyalistes », ont soutenu les Britanniques contre l’indépendance américaine ; environ 100 000 d’entre eux ont fui les États-Unis en tant que réfugiés, emmenant avec eux leurs 15 000 esclaves.

Dans les domaines du logement, de l’éducation, de l’emploi et des services sociaux, sans parler du système de justice pénale, les noirs étaient persécutés et victimes de discriminations

Des milliers d’esclaves ont rejoint l’armée britannique, qui leur a promis la liberté s’ils combattaient aux côtés des Britanniques.

Avec les loyalistes blancs et leurs esclaves, ils furent évacués sur des navires britanniques vers la colonie de Nouvelle-Écosse et vers la Grande-Bretagne après la défaite britannique de 1783.

Très vite, les Britanniques ont décidé que la meilleure solution pour leurs propres noirs libérés et les esclaves américains libérés était de les envoyer coloniser l’Afrique de l’Ouest et christianiser les « païens » africains. C’est ainsi qu’à la fin du XVIIIe siècle, les Britanniques ont créé la Sierra Leone, une colonie noire. 

De retour aux États-Unis nouvellement indépendants, les « pères fondateurs » protestants esclavagistes ont commencé à élaborer leurs propres projets quant à ce qu’il convenait de faire des noirs libérés. L’idée de les « renvoyer » en Afrique était apparue dans certaines publications au début du XVIIIe siècle, mais elle a dominé les discussions sur l’esclavage et les questions raciales aux États-Unis entre la révolution et la guerre civile. 

La déportation des noirs libres a été soutenue par de nombreux esclavagistes et par les conservateurs anti-esclavagistes du Nord, ainsi que par les missionnaires évangéliques protestants et d’éminents responsables politiques, dont les présidents américains Jefferson, Monroe et plus tard Lincoln. En 1816, l’American Colonization Society a été fondée pour organiser la déportation des noirs libérés. C’est ainsi que la colonie noire du Liberia a été fondée dans les années 1820. 

Une batterie de lois racistes

Bien que certains noirs libérés aient soutenu cet effort, la plupart des intellectuels et activistes noirs, notamment Frederick Douglass, se sont opposés à la colonisation noire en Afrique de l’Ouest, y voyant à juste titre un moyen de déporter les noirs libres tout en maintenant l’esclavage dans le pays. D’autres prônaient l’émigration vers Haïti, qui s’était libérée quelques années auparavant de l’esclavage et du colonialisme français et invitait les esclaves noirs des États-Unis à fuir vers ses côtes.

Abraham Lincoln, idolâtré en tant que défenseur des noirs dans l’histoire nationaliste des États-Unis par les libéraux blancs et les conservateurs, a affirmé en 1854 que « [sa] première envie serait de libérer tous les esclaves et de les envoyer au Liberia – sur leur propre terre natale », si les coûts engendrés n’étaient pas si élevés. 

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Anti-esclavagiste et pourtant contre le mélange des races, Lincoln soutenait encore en 1858 que « [son] vœu le plus cher serait la séparation des races blanche et noire ».

En 1861, en tant que président, il a exhorté le Congrès à trouver des fonds pour aider l’émigration et la colonisation noires et suggéré d’acquérir un nouveau territoire à cette fin. Un journal de Washington a proposé de nommer cette colonie noire « Lincolnia ». 

Alors que le système d’esclavage a été mis à jour après la guerre civile dans le sud des États-Unis avec les lois Jim Crow, une batterie de lois et de pratiques institutionnelles racistes régissait la vie des noirs libres dans le nord. Dans les domaines du logement, de l’éducation, de l’emploi et des services sociaux, sans parler du système de justice pénale, les noirs étaient persécutés et victimes de discriminations. 

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des villes réservées aux blancs, appelées « banlieues », ont été construites, et la réglementation en matière d’éducation dépendait des impôts fonciers dans les « districts scolaires », ce qui garantissait d’excellentes écoles pour la classe moyenne blanche et des écoles de qualité inférieure pour les noirs défavorisés. 

Discriminations et emprisonnement en masse

Après la révolte noire massive connue sous le nom de Mouvement des droits civiques, de nouvelles pratiques ont été introduites pour mettre fin à ce semblant de discrimination, notamment le transport d’élèves en bus de leurs districts scolaires vers un autre pour mettre un terme au système d’apartheid appelé ségrégation.

Les blancs racistes du sud du pays n’étaient pas les seuls à s’opposer à ces transports : les blancs « libéraux » du nord se sont également opposés à cette pratique dans les villes du nord du pays, notamment à Boston au milieu des années 1970, tout comme Joe Biden qui a mené une action au Sénat pour y mettre fin dans le Delaware.  

Si les lois discriminatoires sur l’emploi ont dû être supprimées, le système raciste a pu se maintenir en accordant des privilèges fondés sur l’« ancienneté » qui profitaient exclusivement aux blancs, comme cela a été fait avec l’exemption au titre VII des Civil Rights Acts en fonction de l’« ancienneté ».  

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Des policiers dispersent des manifestants à l’aide de gaz lacrymogène lors d’une manifestation à Minneapolis (Minnesota) suite à la mort de George Floyd, le 29 mai (AFP)

Le G.I. Bill d’après-guerre (loi américaine adoptée en juin 1944 pour aider financièrement les soldats démobilisés) étendait les avantages à tous les Américains, mais excluait les noirs en pratique, tandis que les conventions excluantes et racistes sur l’accession à la propriété empêchaient les noirs de vivre dans les quartiers blancs. À cela s’ajoutait une discrimination massive en matière d’admissions dans les universités et les grandes écoles.  

Après les assassinats et les emprisonnements massifs de dirigeants et d’activistes noirs dans les années 1960 et au début des années 1970, le nouveau Jim Crow – un système de police brutale, d’aide sociale punitive et d’incarcération de masse – a été institutionnalisé pour remplacer l’ancien Jim Crow qui venait d’être démantelé. Il était soutenu non seulement par les conservateurs et les libéraux blancs, mais aussi par la petite élite noire de la classe moyenne élue à des postes politiques au sein des gouvernements locaux et fédéraux. 

Les nouveaux responsables politiques noirs, que le magazine d’information en ligne Black Agenda Report qualifie à juste titre de « misleadership » noir, récoltaient les bénéfices du système raciste américain tout en le vendant à l’électorat noir sous forme de « pays libre » avec quelques problèmes raciaux pouvant être résolus dans le cadre du système « démocratique ».

Ce contexte a propulsé Barack Obama au premier plan du pouvoir politique au XXIe siècle.

L’adoption d’un racisme « édulcoré »

Célébré comme le premier président noir, Obama a été un héros pour les libéraux blancs toujours friands de responsables noirs disposés à répéter leur racisme « édulcoré » en adoptant la rhétorique mais pas la politique du mouvement des droits civiques. 

Il a chanté les louanges des « pères fondateurs » esclavagistes et suprémacistes blancs lors de son discours d’investiture et à plusieurs reprises par la suite. Il a constamment fait l’éloge des « Américains travailleurs » d’aujourd’hui (le code américain raciste pour désigner les blancs, par opposition aux noirs « paresseux »). Il a réprimandé les pères noirs absents (oubliant peut-être que la plupart d’entre eux languissaient dans des prisons gangrenées par le racisme). Il a également fustigé les diplômés universitaires noirs.

Pendant ce temps, son département de la Justice n’a pas inculpé un seul flic blanc pour le meurtre de noirs au cours de ses huit années de mandat, pas même le plus célèbre, le flic blanc aux mains duquel Eric Garner est mort étranglé en 2014 : ses derniers mots, comme ceux de George Floyd, furent « Je n’arrive plus à respirer ».

Le président américain Donald Trump n’a pas apporté la suprématie blanche dans le pays, même s’il célèbre sa « grandeur »

Le policier blanc qui a tué Michael Brown, un jeune noir non armé de 18 ans, quelques semaines plus tard à Ferguson (Missouri), n’a pas non plus été inculpé.

Les émeutes de Ferguson ont éclaté sous les yeux d’Obama, qui a toutefois répondu aux attentes de la classe noire des affaires et des cercles politiques noirs, dont beaucoup de membres sont des collaborateurs du système de suprémacisme blanc américain, en ne rendant pas justice aux noirs américains. 

Le président américain Donald Trump n’a pas apporté la suprématie blanche dans le pays, même s’il célèbre sa « grandeur » et entend lui faire retrouver sa gloire d’antan. En effet, Trump n’est ni plus ni moins qu’un héritier du pays construit par George Washington, Abraham Lincoln, Franklin D. Roosevelt, John F. Kennedy, Lyndon Johnson, Jimmy Carter, Ronald Reagan, Bill Clinton et Barack Obama. 

La voie du changement

Obama ne s’est pas lassé d’exploiter l’électorat noir tout en profitant du luxe et de l’opulence sur des yachts et en se pavanant dans son nouveau manoir à douze millions de dollars à Martha’s Vineyard ; il s’agit là du dernier symptôme en date du comportement crapuleux dont il fait montre depuis le début.

Le nouveau plan d’Obama est de ne pas laisser le soulèvement afro-américain partir en fumée. Il semble vouloir imposer au peuple américain son épouse Michelle comme future présidente pour huit années supplémentaires de règne des Obama, voire plus si elle est choisie comme vice-présidente du candidat démocrate à la présidence Joe Biden.  

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La déclaration faite cette semaine par Obama, condamnant le soulèvement actuel et exhortant les gens à croire au système de justice raciste du pays, n’a rien d’unique. On la voit reprise par d’autres membres du « misleadershp » noir, notamment les maires noirs d’Atlanta et de Washington. Les appels de ce genre sont célébrés par les libéraux blancs et les médias américains. 

À moins que les Américains blancs et les dirigeants noirs n’expriment une honte totale vis-à-vis de l’histoire et du présent de leur république suprémaciste blanche et de ses pères fondateurs – et qu’ils ne répudient les privilèges sociaux, politiques et économiques racialisés et les droits différenciés qu’elle leur accorde –, rien ne changera. 

Tant que les Américains blancs, libéraux comme conservateurs, ne se joindront pas aux Afro-Américains, aux Amérindiens, aux Latino-Américains, aux Américains d’origine asiatique et à toutes les personnes de couleur pour remplacer ce système suprémaciste blanc par une république antiraciste sur le plan politique et économique, les révoltes des Afro-Américains et de leurs alliés contre la République américaine de la suprématie blanche se poursuivront dans un avenir prévisible.   

- Joseph Massad est professeur d’histoire politique et intellectuelle arabe moderne à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles, tant universitaires que journalistiques. Il a notamment écrit Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs et, publié en français, La Persistance de la question palestinienne (La Fabrique, 2009). Plus récemment, il a sorti Islam in Liberalism. Ses livres et articles ont été traduits dans une douzaine de langues.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Joseph Massad is professor of modern Arab politics and intellectual history at Columbia University, New York. He is the author of many books and academic and journalistic articles. His books include Colonial Effects: The Making of National Identity in Jordan; Desiring Arabs; The Persistence of the Palestinian Question: Essays on Zionism and the Palestinians, and most recently Islam in Liberalism. His books and articles have been translated into a dozen languages.
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