Le meurtre de George Floyd met en évidence les liens et tensions entre communautés noire et arabe aux États-Unis
« S’il vous plaît, s’il vous plaît, je ne peux pas respirer », suppliait George Floyd, tandis que le genou d’un policier faisait pression sur son cou depuis plusieurs minutes jusqu’à ce qu’il en meure.
La mort de Floyd à Minneapolis lundi dernier a éveillé la conscience de l’Amérique, renouvelant le traumatisme de siècles d’injustice raciale et de violences policières contre les Afro-Américains et déclenchant de vives manifestations dans le Minnesota et à travers le pays.
Lorsque les manifestants ont incendié un commissariat à Minneapolis jeudi soir, un débat est né au sein des communautés arabo-américaines à propos de la solidarité avec les Afro-Américains et les responsabilités des entreprises tenues par des immigrés arabes dans des quartiers essentiellement noirs.
La police procédait à l’arrestation de Floyd suite à un appel provenant d’un magasin détenu par un Arabo-Américain, dont les employés soupçonnaient ce client de 46 ans de tenter de leur donner un faux billet de 20 dollars.
Les propriétaires du magasin ont condamné sans équivoque ce meurtre, insistant sur leur soutien au mouvement Black Lives Matter (les vies noires comptent).
« Nous savons le peu de valeur accordée aux vies des noirs par le système »
- Ahmad Abuznaid, activiste palestino-américain
On est encore dans le flou concernant les interactions à l’intérieur du magasin et on ne sait pas clairement qui dans le magasin a appelé la police, mais certains activistes exhortent à la prudence en général avant de contacter les autorités lorsque des personnes racisées sont impliqués.
Ahmad Abuznaid, acteur associatif palestino-américain, estime que ce tragique incident est une « leçon » pour les commerces arabes.
« À ce stade, nous devons parler des faits – et les faits montrent que les Afro-Américains ont historiquement été brutalisés de manière disproportionnée par les forces de police aux États-Unis d’Amérique et le sont encore de nos jours, et nous devons être sensibilisés à ces réalités », explique-t-il à Middle East Eye.
Abuznaid appelle au dialogue parmi les Arabo-Américains pour sensibiliser au racisme institutionnel contre la communauté noire.
« Nous savons le peu de valeur accordée aux vies des noirs par le système », conclut-il.
Magasins arabes dans des communautés noires
À travers le pays, de nombreux immigrés arabes aux ressources limitées ont eu la possibilité d’ouvrir des magasins dans les zones urbaines défavorisées dont la population est essentiellement afro-américaine.
C’est pourquoi dans des villes comme Détroit, Chicago, Minneapolis, la Nouvelle-Orléans et San Francisco, il n’est pas inhabituel de trouver des magasins détenus et gérés par des Arabes dans des quartiers où il y a peu d’habitants arabo-américains.
Parfois, les incompréhensions mutuelles et le manque de sensibilisation culturelle peuvent mener à des situations tendues et des relations hostiles entre le personnel de ces magasins et les communautés qu’ils desservent.
Cela ne semble pas être le cas à Minneapolis avec Cup Foods, le magasin où l’incident initial s’est produit. En fait, certains activistes locaux ont salué l’épicerie pour son implication au sein de la communauté depuis plus de 30 ans.
« Nous soutenons Black Lives Matter », a affirmé le propriétaire de Cup Foods, Mahmoud Abumayyaleh, au journal local Sahan Journal. « Nous sommes contre les abus de pouvoir et l’injustice raciale. Notre système est brisé et il faut le réparer. »
Jeudi dernier, Abumayyaleh a indiqué à CNN que l’employé qui avait appelé la police appliquait juste le « protocole » après avoir découvert le billet suspect de 20 dollars. Les policiers sont arrivés alors que Floyd se tenait encore devant le magasin et le meurtre a été saisi par ses caméras de sécurité.
« Ce que j’ai vu était bouleversant ; cela me brise le cœur, je présente mes condoléances à la famille et aux amis de George Floyd », a-t-il déclaré.
Par la suite, dans une publication Facebook, le propriétaire du magasin a souligné qu’un appel aux autorités pour un problème non-violent ne devrait pas engendrer la mort de qui que ce soit. Les directives du gouvernement fédéral invitent les entreprises à contacter la police locale ou les services secrets américains lorsqu’ils reçoivent des faux billets.
« N’oubliez pas [à qui appartenait] le genou sur le cou de George », a écrit Abumayyaleh.
Traumatisme
Sur les réseaux sociaux, certains internautes ont été prompts à condamner le magasin. Mais Dawud Walid, directeur exécutif du Conseil des relations américano-islamiques (CAIR), explique que les propriétaires de magasin agissant de bonne foi se retrouvent face à un « dilemme » lorsqu’ils sont confrontés au crime dans leurs établissements.
« Il n’est pas raisonnable de dire que les commerçants doivent encaisser ou détourner le regard lorsque quelqu’un semble en train de commettre un crime, et ce quelle que soit sa couleur de peau », estime-t-il.
« En revanche, s’il s’agit de quelque chose de mineur ou d’insignifiant voire d’un malentendu, alors le commerçant doit également avoir conscience qu’appeler la police pour un petit problème pourrait en fait aboutir au passage à tabac ou à la mort d’un être humain. »
Walid explique que les Afro-Américains ont subit un traumatisme collectif dû aux violences policières infligées par des policiers blancs ou des justiciers autoproclamés, qui tuent des personnes noires en toute impunité.
« Parmi les Afro-Américains, beaucoup d’entre nous – je ne fais pas exception – connaissent quelqu’un qui a été tué par la police », affirme-t-il à MEE.
« Chacun d’entre nous a sa propre expérience personnelle de proches ou d’amis qui ont été tués injustement par les forces de l’ordre, alors cela joue un rôle. De même, les photos et vidéos récurrentes de personnes blanches tuant des noirs sans être condamnées et qui s’en sortent en toute impunité engendrent une sorte de traumatisme chez beaucoup de monde. C’est presque comme une forme de trouble de stress post-traumatique. »
« S’il s’agit de quelque chose de mineur ou d’insignifiant voire d’un malentendu, alors le commerçant doit également avoir conscience qu’appeler la police pour un petit problème pourrait en fait aboutir au passage à tabac ou à la mort d’un être humain »
- Dawud Walid, CAIR
Si le racisme est répandu en Amérique depuis que les Européens ont amené des Africains enchaînés en tant qu’esclaves dans la colonie britannique de Jamestown en 1619, les meurtres filmés par la police d’hommes noirs non armés soulignent les disparités raciales qui existent encore aujourd’hui.
Et la colère de la communauté noire face à ces meurtres est souvent aggravée par l’incapacité – ou peut-être l’absence de volonté – à condamner les policiers impliqués.
Derek Chauvin, le policier qui a pressé son genou sur le coup de George Floyd jusqu’à sa mort, a été arrêté vendredi, mais Dawud Walid n’est pas optimiste quant au fait que le système de justice pénale lui fasse rendre des comptes.
« Je ne me fais pas d’illusions, même si avec d’autres militants, nous continuerons à nous battre pour la justice », déclare-t-il.
Il exhorte à l’« éducation » des commerçants arabes vis-à-vis des communautés où ils opèrent et appelle également à la solidarité des Américains arabes et musulmans avec la communauté noire, prenant comme exemple le cas de Yassin Mohamed, un Soudano-Américain abattu par la police dans l’État de Géorgie en mai.
« Il était musulman, arabe et noir. Il cumulait ces trois identités. Et peut-être que cela fait partie du processus d’éducation qui doit avoir lieu au sein d’une partie de la communauté musulmane ici en Amérique », estime le directeur du CAIR.
Solidarité
Les événements de Minneapolis ont suscité des appels à la solidarité de la part de nombreuses associations et militants arabo-américains. Jeudi, le Comité américano-arabe de lutte contre la discrimination (ADC) a publié un communiqué aux termes clairs reprochant le racisme contre les noirs.
« Bien que nous partagions certaines luttes, nous devons également reconnaître qu’actuellement, il nous faut écouter les Afro-Américains et les groupes de défense des droits civiques des Noirs à propos de leurs expériences uniques et de la façon dont nous pouvons les aider au mieux dans notre lutte collective contre l’injustice », indique le communiqué.
« Il est également de notre devoir en tant qu’Arabo-Américains de nous informer sur les difficultés que rencontrent nos frères et sœurs noirs et sur la façon dont nous pouvons participer à la lutte contre l’hostilité à l’égard des Noirs.
« Nous devons également nous demander si nous avons fait assez pour débarrasser notre communauté de l’hostilité à l’égard des Noirs et du racisme. Que faisons-nous chez nous, dans nos lieux de culte et dans nos magasins pour combattre cela ? Souvenez-vous que cela commence avec nous. Ayons ces conversations difficiles et prenons position contre l’intolérance. »
Il y a un long passé de coopération politique entre les activistes noirs et arabes en Amérique, en particulier en ce qui concerne la cause palestinienne.
De célèbres intellectuels noirs, notamment Angela Devis, Cornel West et Marc Lamont Hill soutiennent le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) qui cherche à faire pression sur Israël sur le plan économique afin qu’il cesse ses exactions contre les Palestiniens.
En 2014, Davis, comme de nombreux militants afro-américains, a pris position en faveur de l’activiste palestinienne Rasmea Odeh, qui était poursuivie pour avoir supposément omis d’indiquer sur sa demande de naturalisation américaine qu’elle avait été emprisonnée par Israël.
Hatem Abudayyeh, directeur exécutif de l’Arab American Action Network (AAAN), organisation basée à Chicago, où Odeh travaillait avant de quitter le pays en 2017 après avoir perdu une longue bataille juridique, explique que son association a depuis longtemps des liens étroits avec la communauté noire.
Il précise que depuis la création de l’AAAN en 1972, ses dirigeants ont compris que la « libération [des Arabo-Américains était] étroitement liée à la libération des autres communautés opprimées ».
« La lutte la plus importante dans ce pays est la lutte pour la libération des Noirs et elle se manifeste aujourd’hui dans la lutte pour que la police rende des comptes et contre les violences policières », déclare Abudayyeh à MEE.
L’AAAN mène des initiatives communes avec la Chicago Alliance Against Racist and Political Repression, un important groupe local d’activistes afro-américains.
Incidents et vocabulaire racistes
La solidarité entre les activistes ne se reflète pas totalement dans les interactions quotidiennes entre Américains arabes et noirs.
« Nous savons que la relation entre la direction de l’AAAN et la direction de la Chicago Alliance est bonne car nous partageons des valeurs et des principes théoriques et idéologiques », explique Abudayyeh. Mais cela ne signifie pas que tout le monde dans les rangs de la communauté arabe et que tout le monde dans les rangs de la communauté noire partagent ces idées, ces pensées et ces relations, nuance-t-il.
C’est pourquoi l’AAAN a condamné et mis en garde contre les rumeurs de prix gonflés par les commerçants arabo-américains lorsque l’épidémie de coronavirus s’est déclarée.
« Nous avons également évoqué publiquement le racisme contre les Noirs dans notre propre communauté », assure Abudayyeh. « Nous savons que c’est un problème auquel nous devons continuer de nous attaquer. »
« Il y a des histoires horribles à propos de la façon dont les personnes de la communauté noire sont traitées par nos commerçants et par les agents de sécurité qu’ils engagent. Mais il y a également des évolutions positives »
- Hatem Abudayyeh, AAAN
Il invite également à remettre en question les incidents et vocabulaire racistes au sein des communautés arabes, notamment l’utilisation du mot abid [esclave] pour désigner les Afro-Américains. Sur un plan commercial, il estime que les propriétaires de magasins doivent réinvestir de l’argent dans les communautés au sein desquelles ils tirent des profits.
« Il y a des histoires horribles à propos de la façon dont les personnes de la communauté noire sont traitées par nos commerçants et par les agents de sécurité qu’ils engagent », poursuit-il. « Mais il y a également des évolutions positives qui sont de bons exemples pour tout le monde – notamment le fait de recruter des personnes de la communauté, recruter du personnel de sécurité, s’il le faut, au sein de la communauté, investir dans l’équipe de baseball locale. »
L’activiste irako-américain M. Baqir Mohie El-Deen fait écho aux remarques d’Abudayyeh, déclarant qu’au cours des années passées à travailler dans des stations-service dans des quartiers essentiellement noirs à Détroit et à la Nouvelle-Orléans, il a pu constater le pire comme le meilleur.
« Des commerçants qui n’ont pas de respect pour la communauté qu’ils desservent ne devraient pas, en premier lieu, travailler dans cette communauté », selon lui.
De son côté, l’activiste palestino-américain Ahmad Abuznaid soutient que la solidarité politique et les interactions quotidiennes entre Arabo-Américains et Afro-Américains sont liées.
« Construisons des relations au sein des communautés noires et arabo-américaines sur une base quotidienne et découvrons des façons de vivre ensemble. Cela améliore la manière dont nous pouvons nous montrer solidaires avec la Palestine, et dont nous pouvons nous montrer solidaires avec Black Lives Matter. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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