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Guerre à Gaza : l’establishment américain est coupé de la réalité

Alors que la colère de l’opinion publique grandit face à l’agression israélienne contre le peuple palestinien, les décideurs politiques et les grands médias tentent désespérément de contrôler le récit
Manifestants pro-palestiniens rassemblés devant projection du visage du président Joe Biden, l’associant au génocide à Gaza, sur un drapeau américain à l'Université George Washington, le 7 mai 2024 à Washington (Kent Nishimura/Getty Images/AFP)
Manifestants pro-palestiniens rassemblés devant projection du visage du président Joe Biden, l’associant au génocide à Gaza, sur un drapeau américain à l'Université George Washington, le 7 mai 2024 à Washington (Kent Nishimura/Getty Images/AFP)

En parlant des manifestations étudiantes à New York, Kasie Hunt, présentatrice de CNN, a déclaré fin avril : « Des images assez étonnantes nous sont parvenues pendant la nuit… Nous apprenons également à cette heure que des banderoles ont été accrochées dans le hall. On peut y lire : ‘’Hind’s Hall’’ et ‘’Intifada’’. Hind faisant référence à une femme tuée à Gaza. Intifada faisant référence, bien sûr, au soulèvement et aux luttes violentes que les Palestiniens ont menés au fil des années contre Israël. »

Par où commencer ? Quelqu’un qui prétend être journaliste ne fait même pas semblant de vérifier une histoire qui a fait le tour du monde, celle d’une petite Palestinienne de 5 ans, Hind Rajab, qui a appelé au secours depuis une voiture assiégée où se trouvaient plusieurs membres de sa famille venaient se faire tuer.

Alors que la jeune fille attendait l’arrivée des secours, les deux médecins du Croissant-Rouge palestinien venus l’aider ont également été tués par des tirs israéliens. Les derniers mots de Hind au téléphone avec les services de secours, avant qu’une salve de balles ne soit entendue, furent : « Le char est à côté de nous. Nous sommes dans la voiture et à côté du char.

Apparemment, la « violence » n’est qu’un acte commis contre Israël, tandis que la plupart des Palestiniens « meurent » au lieu d’être « tués »

CNN a ensuite tweeté en disant que Hunt « s’était mal exprimée et s’était corrigée dans l’émission immédiatement après ».

Quant à l’Intifada, les images emblématiques de la première Intifada – lancée en décembre 1987 après qu’un véhicule israélien a heurté et tué quatre Palestiniens dans le camp de réfugiés de Jabaliya à Gaza – étaient celles de garçons et de jeunes hommes armés de pierres et de frondes, face à des chars israéliens, des tireurs d’élite et des bulldozers.

La seconde Intifada, qui a débuté en septembre 2000, a été accompagnée d’une autre image emblématique : celle d’un père, Jamal al-Durrah, serrant son fils de 12 ans dans ses bras pour tenter de le protéger des tirs israéliens. Le garçon a été touché et est décédé peu de temps après.

Plus de 10 000 enfants ont été blessés pendant la seconde Intifada et près de 5 000 Palestiniens de tous âges ont été tués. Durrah a perdu davantage de membres de sa famille depuis qu’Israël a déclaré la guerre à Gaza en octobre 2023.

Mais apparemment, la « violence » n’est qu’un acte commis contre Israël, tandis que la plupart des Palestiniens « meurent » au lieu d’être « tués », selon les aléas de la syntaxe des médias occidentaux dominants.

Colère et déception

Dans la même séquence, sur CNN, le journaliste du New Yorker Evan Osnos a répondu à Hunt : « Il y a eu un moment intéressant la semaine dernière. On commençait à voir les administrateurs universitaires adhérer à une idée, à un principe. Vous avez vu le président de Princeton dire que l’objectif devrait être l’expression maximale sans intimidation ni obstruction… C’est autre chose, parce que les étudiants, les étudiants juifs du campus de Columbia, vont se réveiller ce matin et dire que cela ne répond pas à ce standard. »

Même si de nombreux manifestants sur les campus sont eux-mêmes juifs, ces commentaires suggèrent que les « étudiants juifs » ne sont que ceux à qui les manifestants pro-palestiniens font du tort – et non ceux qui sont indignés par la manipulation sioniste et l’instrumentalisation de leur identité et de leur histoire mêmes dans le but de de commettre un génocide.

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Sans parler de la colère et de la déception que ressentent de nombreuses personnes à l’idée de voir des présidents d’université et des responsables gouvernementaux appeler à une police entièrement armée pour protéger les politiques d’un gouvernement étranger, plutôt que les droits des citoyens américains.

Une telle distorsion grotesque de la réalité ne se produit pas dans le vide, mais infecte chaque recoin de la propagande américaine et de la rhétorique, de l’imagerie, de la culture et des normes institutionnelles dominantes, alors que de plus en plus d’aspects de la « vie publique » subissent des attaques incessantes de la part du pouvoir institutionnel et politique.

L’ironie ? Alors que cela se produit et que la ‘’Loi sur la sensibilisation à l’antisémitisme’’, loi véritablement ignominieuse (controversée pour, selon ses détracteurs, assimiler antisionisme et antisémitisme) a été adoptée par la Chambre des représentants des États-Unis pour enfoncer un autre clou dans le cercueil du premier amendement, plus d’Américains que jamais sont conscients des atrocités commises contre les Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie occupée.

Peut-être plus important encore, ils comprennent que ces atrocités sont financées par l’argent des contribuables américains et pleinement soutenues par une classe politique qui a renoncé à toute prétention de représenter ses électeurs.

Cette disparition de presque tous les repères stables dans la sphère publique […] semble être le signe avant-coureur d’une sorte de totalitarisme dystopique

La tentative désespérée d’élargir la définition de « l’antisémitisme » aux États-Unis et en Europe, tout en imposant de nouveaux codes juridiques pour empêcher tout examen des actions d’Israël, est un effort de la dernière chance de la part des puissances occidentales et de leurs représentants pour garder le contrôle sur le récit. Mais alors qu'ils ont abandonné leurs électeurs, leurs électeurs les abandonnent à leur tour.

Tandis que le président américain en exercice marmonne un avertissement à Israël de ne pas envahir Haïfa (au lieu de Rafah), ou qu’il parle d’un oncle qui aurait été mangé par des cannibales pendant la Seconde Guerre mondiale, une part croissante de la classe dirigeante américaine – des présidents d’université aux journalistes mainstream – se retrouve dans la position dans laquelle se trouvait Joe Biden en tant que candidat : ​​retranchée dans son bunker pendant que le mépris du public augmente.

Cette disparition de presque tous les repères stables dans la sphère publique marque véritablement un moment précaire dans la vie de la nation, et semble être le signe avant-coureur d’une sorte de totalitarisme dystopique – dont de nombreux aspects sont déjà une réalité.

Alors que tout le pouvoir de l’État et des institutions reste concentré sur une fragmentation toujours plus grande et une diabolisation toujours plus forte de la population, en maintenant tout le monde à couteaux tirés et en inventant de nouvelles classes de victimes, nous ne pouvons qu’espérer qu’une lueur de communauté humaine poindra enfin, avant que ce siècle ne soit plongé dans une spirale catastrophique de meurtres et de destructions comme celle du siècle précédent.

Tout dépend de la capacité ou non d’arrêter Israël. Ce sont les États-Unis qui détiennent la quasi-totalité de l’influence, et c’est là qu’il faut exercer davantage de pression.

Traduit de l’anglais (original).

Ammiel Alcalay is a poet, novelist, translator, essayist, critic and scholar. He is the author of more than 20 books including After Jews and Arabs, Memories of Our Future and the forthcoming Controlled Demolition: a work in four books. He is Distinguished Professor at Queens College, CUNY, and the CUNY Graduate Center in New York.
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