Louisa Yousfi : « Le ‘’barbare’’ issu de l’immigration post-coloniale refuse de se nier pour exister »
« Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie, il faut que je reste barbare. » Cette citation de Kateb Yacine sert d’incipit et prétexte littéraire à l’essai de Louisa Yousfi.
Et c’est cette même tension entre les mots apprivoisés et l’affirmation de soi tranchée qu’on décèle sous la plume de l’écrivain algérien (1929-1989) qui court dans l’essai de Louisa Yousfi, un temps membre du parti des Indigènes de la République.
Dans son livre Rester barbare (La fabrique éditions, Paris, mars 2022), la journaliste et essayiste française d’origine algérienne tente de dépasser et résoudre les évidentes contradictions et apparentes apories qui accidentent le cheminement de l’être post-colonial.
Des nœuds gordiens que la jeune trentenaire prend parfois le temps de dénouer patiemment ou qu’elle tranche le plus souvent, faisant appel pour cela à des figures choisies de barbares insolents, du rappeur Booba à l’écrivain américain Chester Himes, en passant par Kateb Yacine ou le groupe de rap PNL.
Ce mot, « barbare », qui a originellement désigné l’étranger absolu, l’être mal dégrossi qui ne maîtrise pas la langue civile et la civilité, Louisa Yousfi en fait un être affiné. Le barbare est au fait des mots et, plus encore, sans doute, de la parole affûtée et cuirassée. L’arme du civilisateur qu’est la langue est alors retournée en geste superbe d’appropriation crâne et autonome. Mais si le barbare maîtrise les mots, jamais ces derniers ne le définissent ou l’enchâssent.
« En être ou n’en être pas », telle ne sera jamais la question du barbare, conclut en un sens l’auteure. Le barbare post-colonial refuse l’horizon indépassable de l’assimilation. Car la question n’est pas « là » pour le barbare, semble indiquer l’auteure. Et ce « là «, il faut l’entendre avant tout au sens topographique.
Pour le barbare, le lieu de sa question n’est pas celle de l’assimilation, du territoire, de l’identité. Le barbare déplace la question dans un ailleurs qui se dérobe toujours, insaisissable. En cela, à travers les figures déployées des barbares, Louisa Yousfi semble aussi esquisser le croquis d’un barbare qui se tient au-delà du Nord et du Sud, au-delà de l’intérieur et de l’extérieur.
De retournement en retournement, le barbare finit par déjouer le miroir qu’on lui tend sans cesse. Geste insolent de refus d’abord de se voir défini, remisé, raboté dans un reflet univoque. Mais le barbare de Louisa Yousfi va plus loin : il finit par retourner ce miroir pour le tendre à son tour vers la société qui avait voulu le réduire.
Et on entend, à travers l’essai de Louisa Yousfi, cette insolente interrogation : si tel est le barbare, alors qui est le sauvage, sinon celui qui prétend catégoriser ainsi les êtres humains ? Le sauvage, et la sauvagerie qui l’accompagne, ont créé une société qui a classifié les êtres en fonction de leur couleur de peau, civilisation ou culture, quels que soient les oripeaux dont se vêt l’obsession hiérarchique du projet colonial.
Middle East Eye : Votre livre, dans sa forme même, porte une écriture martelée qui habille un propos affirmé, en faisant un manifeste tout autant qu’un essai. Comment et pourquoi l’avez-vous écrit ainsi ?
Louisa Yousfi : Je l’ai écrit en deux temps. D’abord, en un premier jet très instinctif, avec l’idée de trouver un grand récit pour nous, les barbares. Ensuite, je suis revenue sur le texte, tenue par une méfiance envers ce que j’appelle « l’ornemental » dans l’écriture. J’ai cherché à couper tous les effets, à élaguer à la hache pour couper à l’os. Je voulais un livre sans gras, sec. Le sujet s’y prêtait puisque la barbarie induit, à mon sens, un texte énergique, musculeux. En outre, je ne voulais absolument pas me regarder écrire.
Ce livre m’a appris à clarifier la nécessité de désapprendre, en tant que femme issue de l’immigration, celles qui sont appelées à être les premières de la classe, à susciter l’admiration de l’École républicaine qui voyait en elles le couronnement de leur mission civilisatrice
En cela, ce livre m’a appris à clarifier la nécessité de désapprendre, en tant que femme issue de l’immigration, celles qui sont appelées à être les premières de la classe, à susciter l’admiration de l’École républicaine qui voyait en elles le couronnement de leur mission civilisatrice. C’est là un drame de vie, mais aussi un drame politique et littéraire que d’avoir appris à écrire de façon « adressée », comme en représentation. Et puis, je voulais aussi être insolente et surtout pas « touchante ».
Enfin, je me méfiais de deux écueils évidents : parsemer le livre de références littéraires, justement en « bonne élève » qui a trop bien appris ses leçons. Mais la démarche inverse, en contrepied, aurait été une posture, voire une imposture, que je voulais éviter tout autant.
Je suis donc partie de ce que je suis réellement : une espèce de monstre de l’intégration qui s’interroge sur lui-même, qui essaie de trier dans son parcours entre ce qui mérite d’être sauvé et ce qui doit être oublié.
MEE : Il y a un évitement dans ce livre qui est trop évident pour ne pas être voulu. En effet, vous ne définissez jamais ce qu’est la « barbarité », sinon à travers des exemples…
LY : C’est le sens de mon geste, que je veux littéraire. J’ai pris, par ce livre, une position littéraire et non analytique. Cette notion permet une profusion de sens et n’a pas vocation à stabiliser et enfermer le barbare, même dans une définition.
Cette insaisissabilité est une grande force. Par la non-définition de la figure du barbare, ce dernier échappe constamment à tout enfermement. Le barbare est l’altérité pure qui s’assume comme telle. Il est une figure à la fois poétique et inquiétante. Il pose une autre façon d’habiter l’humanité, une façon d’échapper, de s’échapper constamment.
Puis la notion littéraire permet une puissance évocatrice que ne permet pas forcément la démarche analytique. Le mythe, par exemple, est de cet ordre car il permet des interprétations successives. Le barbare s’y prête aussi car la notion porte et charrie tout un inframonde qui serait multiple, littéraire, poétique et politique.
Ne pas définir le barbare me permettait aussi de conjurer une autre démarche, qu’on trouve beaucoup dans les écrits postcoloniaux, celle de la démarche de clarification. Je m’y sentais peu à l’aise car elle consiste à déplier nos parcours, ce que nous sommes, de façon sociologique et avec l’apposition d’un regard très réflexif. Je comprends cette démarche, que je trouve aussi noble en un sens. Mais elle ne suffit plus.
[La tension du barbare] est celle qui, sous prétexte d’intégration, nous impose des conflits de loyauté intenables, qui plus est dans un contexte de grande hostilité contre tout ce que nous sommes. Il y a là une impasse existentielle puisqu’il faut s’intégrer pour exister socialement et, pour exister socialement, il faut se nier
Puis je ne voulais pas écrire, encore une fois, quelque chose de « touchant », à coup d’exemplarité à l’adresse des civilisateurs. Car le but de cette démarche sociologique est de prouver qu’il n’y a rien à craindre de nous. Or, in fine, elle est perverse puisqu’elle nous rend inoffensifs. Et au détriment de qui allons-nous prouver que nous sommes « respectables », sinon tout simplement au détriment d’autres barbares, les nôtres ?
En rompant avec cette démarche, je souhaitais susciter un trouble, une fascination mêlée de crainte aussi.
MEE : Mais le barbare, qui aspire à une autonomie pure, ne reste-t-il pas conditionné à un regard extérieur ? Comment dépasser ce paradoxe ?
LY : C’est une tension qui est effectivement celle que nous vivons, nous enfants issus de l’immigration post-coloniale. Le paradoxe du barbare est qu’il n’est pas constitué d’une force brute mais s’affirme au contraire comme une figure très sophistiquée, très délicate. Il avance en équilibre, sur un fil. Le barbare reste éveillé, sur ce fil et sur ce feu. Il est en tension vers un horizon autre que le seul horizon intégrationniste qui lui est offert.
Le barbare est aussi un mot-bascule. En cela, je me saisis de ce mot « d’ensauvagement » dont parle l’extrême droite et j’essaie de lui faire dire tout ce qu’il cherche à taire, notamment que si des formes de monstruosités naissent en nous, celles-ci sont toujours à analyser du point de vue du processus intégrationniste qui nous piège dans des impasses identitaires.
MEE : Quelle est plus précisément cette tension nécessaire au barbare ?
LY : C’est celle qui, sous prétexte d’intégration, nous impose des conflits de loyauté intenables, qui plus est dans un contexte de grande hostilité contre tout ce que nous sommes. Il y a là une impasse existentielle puisqu’il faut s’intégrer pour exister socialement et, pour exister socialement, il faut se nier. Au final, il faut se nier pour exister. Paradoxe impossible là aussi.
En cela, le barbare est une figure augmentée par l’épreuve du rejet. Ce que nous vivons nous a dotés d’une dimension supplémentaire et ne nous a rien ôté. Bien au contraire.
C’est en cela que j’ai refusé le discours sociologique qui a tendance à nous observer de façon fragmentaire, à faire de nous des figures ratatinées, trop souvent parcellaires et incomplètes.
Le discours le plus bienveillant nous décortique et invoque un manque d’intégration, donc un « manque », un échec, une erreur. Je voulais rompre avec ce paradigme et renverser la perspective : j’affirme que ce que nous vivons nous a dotés d’un monde qui échappe à toute définition, qui échappe à tout outil d’analyse sociologique. Il passe par un « ailleurs », que celui-ci recouvre la littérature, le rap ou la religion.
MEE : Vous semblez, en un sens, opposer la barbarie à la culture. Le barbare ne peut-il trouver dans la culture cet « ailleurs » insaisissable ?
LY : La culture dont je parle ici est celle qui est institutionnalisée. La culture mondaine, la culture des empires qui sert surtout à asseoir une supériorité morale plutôt qu’à permettre une explosion de sens et à renverser les pouvoirs. Ce surplus de mots, de citations, éloignent au final de la beauté, du sens.
Je me saisis de ce mot « d’ensauvagement » dont parle l’extrême droite et j’essaie de lui faire dire tout ce qu’il cherche à taire, notamment que si des formes de monstruosités naissent en nous, celles-ci sont toujours à analyser du point de vue du processus intégrationniste qui nous piège dans des impasses identitaires
Dans un contexte d’immigration, c’est encore plus dramatique car nous n’avons plus que les mots appris pour atteindre un autre horizon.
En un sens, j’ai la nostalgie de ce que je n’ai pas connu. Mais c’est une interrogation particulière à ma génération : qu’aurions-nous été si notre histoire n’avait pas été contrariée par l’histoire coloniale, par le contexte de racisme ?
Nous avons tous un théâtre mental qui reste imprégné par des scènes inaugurales que nous n’avons pas connues mais qui forgent notre identité. La question n’est pas tant ce que nous aurions été mais plutôt : que devenons-nous ?
Cette façon d’interroger ce théâtre intime collectif permet de se constituer une mythologie, des trésors, de façon à résister à une emprise qui ne nous sauvera pas, malgré ce qu’elle prétend. Que cette emprise se nomme République ou intégration.
Le problème est qu’on renvoie cette interrogation à une réduction identitaire. Or je pense que l’identitaire, et son obsession, ne se trouvent pas chez les individus mais dans l’État. C’est l’État qui porte cette obsession de l’identité nationale.
MEE : Mais comment échapper à l’écueil de la « romantisation », de l’idéalisation, l’illusion d’un passé qui reste inconnu ? Et comment traduire ce geste littéraire en action politique ?
LY : Ce n’est pas grave d’idéaliser. L’important est ce que nous allons faire de ce passé, même s’il est mythifié. L’essentiel aussi est d’y puiser des pierres pour se construire et s’armer.
Avoir des enfants oblige par exemple à se poser la question de la transmission. Que nous reste-t-il à transmettre alors que nous sommes des produits tellement transformés dans un contexte post-colonial ?
Je note ainsi la remontée de prénoms très marqués, comme Mohamed par exemple. Selon moi, ces prénoms sont de cet ordre, celui de la transmission et du refus de l’effacement, même si cela reste de petites choses auxquelles nous nous accrochons car il ne nous reste plus grand-chose.
Car au final, le grand récit de l’intégration, que nous offre-t-il sinon l’effacement de ce que nous sommes ? C’est ce feu, ces trésors que le barbare revendique et fait vivre. Cette persistance est une vraie résistance politique.
MEE : Vous écrivez que « l’ensauvagement est un processus intégrationniste ». Que voulez-vous dire ?
LY : J’ai retrouvé cette intuition sous la plume de Chester Himes dans son roman La Fin d’un primitif. L’idée de l’ensauvagement, telle qu’utilisée par l’extrême droite et d’autres comme [le président] Emmanuel Macron, suppose une scission entre une France saine et les barbares des quartiers populaires qui pourraient « contaminer » cette France pure.
La droite propose une politique qui consiste à extraire ces cellules malsaines. La gauche souhaite les traiter, leur inculquer la dose de culture, d’éducation et d’école. Or, tout cela est à mettre dans le même papier « civilisationniste » qui considère, au fond, qu’il existe une hiérarchie donc une supériorité morale d’une civilisation.
Or, en retournant le paradigme, il me semble que le meilleur moyen de saisir cet ensauvagement est de le concevoir et de le comprendre comme le résultat de la société intégrationniste. C’est ce grand récit qui a produit cet ensauvagement.
La question à se poser est comment cet ensauvagement est le pur produit de cette société qui hiérarchise racialement et culturellement ? « Au final, le sauvage, c’est vous ! », ai-je envie de dire.
MEE : « La » barbare connaît-elle le même destin que « le » barbare ?
LY : Si on est honnête, la figure ultime de l’altérité, ce sont les hommes arabes ou noirs des quartiers populaires. À eux, aucun salut n’est offert, ni aucune négociation. À nous les femmes, on a offert des alternatives, dont celle un temps de [l’association] Ni putes ni soumises, dont beaucoup sont revenues d’ailleurs. Selon cette offre intenable, il fallait dénoncer la barbarie de nos frères et pères en échange d’une protection toute républicaine.
En un sens, j’ai la nostalgie de ce que je n’ai pas connu. Mais c’est une interrogation particulière à ma génération : qu’aurions-nous été si notre histoire n’avait pas été contrariée par l’histoire coloniale, par le contexte de racisme ?
Mais ce fantôme de la « beurette » continue à nous hanter. Pour le conjurer, nous devenons alors de bonnes élèves. Et, paradoxe ultime, cette figure de la bonne élève nous empêche d’être parfaitement barbare.
Le racisme brutal dont souffrent les hommes a pour revers le racisme bienveillant et sexiste dont nous, les femmes, profitons. C’est un piège mortel.
En tant que femmes, nous avons une responsabilité supplémentaire puisque nous sommes aussi les seules audibles pour parler au nom de la communauté. Mais c’est encore là une impasse. Nous ne sommes qu’un champ stratégique, une terre de conquête. Ce sont les barbares ultimes que sont les hommes qui sont visés à travers nous.
Il reste alors une piste à explorer pour échapper à toutes ces impasses, ce que j’appelle « la voie du blâme ». La femme voilée a choisi cette voie, à mon sens. Dans ce voile, la société française lit un refus tout autant qu’une allégeance à sa communauté, une défense des hommes de cette même communauté.
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