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Diletta Guidi : « Le Louvre décrit un art islamique expurgé de sa dimension religieuse »

L’historienne de l’art regrette également l’absence de références à la colonisation et le manque d’implication de la communauté musulmane locale dans la mise en scène muséale de l’islam en France
Ce que la politologue regrette dans le département des arts de l’islam du Louvre, « en plus du silence sur la colonisation, est sans doute le fait que les musulmans de France ne se reconnaissent pas dans ce qui est exposé » (AFP/Kenzo Tribouillard)
Ce que la politologue déplore dans le département des arts de l’islam du Louvre, « en plus du silence sur la colonisation, est sans doute le fait que les musulmans de France ne se reconnaissent pas dans ce qui est exposé » (AFP/Kenzo Tribouillard)

Au début des années 2000, la France décide, à l’initiative de l’ancien président de la République Jacques Chirac, de donner une plus large exposition à la production artistique et culturelle du monde musulman. Le choix du lieu se porte sur le Louvre, qui abrite ainsi depuis 2012 un département des arts de l’islam, avec une collection de 2 000 œuvres.

À l’Institut du monde arabe (IMA), inauguré en 1987 à Paris, l’art islamique est également valorisé dans une collection spécifique et à travers des expositions ponctuelles.

Mais que ce soit à l’IMA ou au Louvre, le traitement de l’islam interpelle Diletta Guidi, historienne de l’art, politiste et enseignante au département des sciences sociales de l’université de Fribourg, en Allemagne.

En janvier dernier, elle a publié un livre, intitulé L’Islam des musées, issu d’une thèse soutenue en 2019, qui interroge la place donnée à cette religion dans les politiques culturelles françaises.

Très critique, l’universitaire déplore l’existence d’une « laïcité muséale » poussée à l’extrême qui gomme l’identité religieuse de l’art islamique, en lui donnant un aspect davantage profane ou mystique.

Middle East Eye : D’où vient votre intérêt pour l’islam des musées en France. Pourquoi avoir choisi ce pays plutôt qu’un autre ? 

Diletta Guidi : J’ai réalisé l’essentiel de mon parcours académique en France et je m’intéresse aussi à la religion musulmane. Un de mes premiers travaux était centré sur l’art désinstitutionnalisé avec une étude sur les humoristes musulmans. À la suite des caricatures de Charlie Hebdo [sur le prophète Mohammed], je me suis rendu compte qu’il fallait absolument aller regarder du côté de l’art institutionnel pour voir comment l’islam était mis en scène.

Je me suis intéressée principalement à deux institutions importantes, le Louvre, qui est le musée le plus visité au monde, et l’Institut du monde arabe. Ces institutions comportent les deux grandes manières d’exposer l’islam en France.

Et puis, il y a toute l’histoire coloniale de la France, très pertinente lorsqu’il s’agit d’étudier la mise en scène culturelle de l’islam, même si cette dimension est presque complètement absente des réflexions muséales.

MEE : À quoi est due cette absence ? S’agit-il d’une forme de censure ?

DG : Les équipes muséales ont conscience du silence autour de la représentation de l’islam pendant la période coloniale. Mais elles sont confrontées à des institutions comme le Louvre qui mettent beaucoup de temps à évoluer, changer de paradigmes et de manières de faire. Les conservateurs et les conservatrices ont pour mission uniquement de conserver les œuvres.

La question de la colonisation dans les politiques culturelles reste un tabou en France […] Il faut savoir aussi que cette question est source de malaise car les musées eux-mêmes ont une part de responsabilité dans la mise en scène des peuples colonisés

La question de la colonisation dans les politiques culturelles reste quant à elle un tabou en France, contrairement à d’autres pays comme le Canada, le Royaume-Uni, la Hollande, où de grands progrès ont été réalisés.

Il faut savoir aussi que cette question est source de malaise car les musées eux-mêmes ont une part de responsabilité dans la mise en scène des peuples colonisés, à travers l’organisation, par le passé, de zoos humains et d’expositions universelles coloniales.

Par ailleurs, comme la colonisation fait partie de l’histoire contemporaine, le Louvre par exemple considère qu’elle ne le concerne pas.

MEE : Pourtant de nombreuses œuvres exposées au département des arts de l’islam du Louvre proviennent des territoires anciennement occupés par la France...

DG : Tout à fait. Même s’il ne s’agit pas d’œuvres pillées, celles-ci ont été récupérées pour la plupart pendant la période coloniale. Mais rien n’est dit sur leur provenance. Or qu’on le veuille ou non, ces œuvres sont associées à l’islam et en partie aux territoires colonisés par la France.

MEE : Qu’avez-vous remarqué en parcourant le département des arts islamiques du Louvre ?

DG : Le Louvre dispose d’un régime d’exposition universaliste qui décrit un islam expurgé de sa dimension religieuse. Ce qui est exposé est en lien avec une civilisation politique et culturelle.

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Le musée met surtout en avant le caractère profane des pièces. On gomme leur identité religieuse pour évoquer plutôt leur beauté en les décrivant comme des chefs-d’œuvre artistiques.

MEE : Et qu’en est-il de l’Institut du monde arabe ?

DG : À l’Institut du monde arabe, c’est presque l’inverse. Le religieux est très présent mais sous une forme caricaturale, un islam spirituel, amical…

MEE : L’interprétation quasi dogmatique de la laïcité en France explique-t-elle pourquoi la dimension artistique ou mystique est retenue exclusivement pour décrire les œuvres de l’art islamique ?

DG : Les historiens de l’art islamique ont toujours été très réticents à l’idée d’associer l’islam à l’art islamique. Ils voulaient montrer que cet art pouvait aussi être profane.

Les personnels de musées (gardiens, conservateurs…) que j’ai interviewés m’ont beaucoup parlé, de leur côté, d’une laïcité muséale qui leur interdit d’évoquer la religion. Nous sommes évidemment dans une conception très restrictive de la laïcité.

Le musée met surtout en avant le caractère profane des pièces. On gomme leur identité religieuse pour évoquer plutôt leur beauté en les décrivant comme des chefs-d’œuvre artistiques

Il faut savoir par ailleurs que l’exposition du Louvre sur l’art islamique a été construite pendant les années 2000, à un moment où les médias, à cause d’une série d’attentats [les attentats de 2001 aux États-Unis, de 2004 en Espagne, de 2005 au Royaume-Uni, etc.], étaient très focalisés sur le terrorisme et l’islamisme. En évitant de mentionner le religieux, les concepteurs du département de l’art islamique voulaient vraisemblablement le protéger des polémiques en cours à cette époque-là.

MEE : Y avait-il aussi une volonté des pouvoirs publics de donner une image plus édulcorée de l’islam pour trancher avec celle renvoyée par les attentats ?

DG : Tout à fait. Le département des arts islamiques procède d’une volonté d’État. Après les attentats du 11 septembre, le président de l’époque, Jacques Chirac, avait appelé le président du Louvre pour lui dire qu’il fallait absolument donner une place à part aux arts de l’islam et ce afin d’offrir au public une autre image de l’islam et apaiser toute la tension née des attentats.

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Avant la création d’un département spécifique, les arts de l’islam étaient très mal mis en valeur. Il a fallu par la suite ouvrir une cour du musée pour réunir au même endroit les pièces éparpillées. 

La création de l’Institut du monde arabe procède également d’une volonté d’État avec, d’un côté, la France sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing et, de l’autre, les pays de la Ligue arabe. Il a été construit après la guerre du Kippour [guerre israélo-arabe d’octobre 1973], à un moment où arabe voulait dire terroriste, et il devait, par conséquent, servir de moyen pour apaiser les relations entre la France et ses partenaires du monde arabe et musulman, dont elle a encore besoin aujourd’hui.

MEE : L’IMA et le Louvre ont-ils finalement permis d’améliorer la perception de l’islam par le public français ?

DG : L’ouverture d’un département spécialement dédié aux arts islamiques dans une institution aussi prestigieuse que le Louvre est très symbolique. Elle a certainement entraîné des changements d’image chez le public non musulman. Les musulmans de France, pour leur part, ont été particulièrement touchés par la nature du projet au moment de son lancement.

MEE : Y a-t-il des différences entre la mise en scène culturelle de l’islam en France et dans d’autres pays occidentaux ?

DG : Dans d’autres pays comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni, il est plus question d’intégrer les communautés locales musulmanes au récit muséal. Au British museum, une partie de l’exposition permanente est consacrée aux communautés pakistanaises par exemple.

Le musée Agha-Khan de Toronto dédie aussi une partie de ses pièces à la communauté iranienne. Ce que je regrette d’ailleurs dans le département des arts de l’islam du Louvre, en plus du silence sur la colonisation, est sans doute le fait que les musulmans de France ne se reconnaissent pas dans ce qui est exposé.

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